Outside : « Vous verrez, c’est bien »

Ce recueil d’articles intitulé Outside regroupe à peu près tout ce que l’écrivain a publié entre 1957 et 1980 dans la presse. C’est un heureux mélange « d’éclats d’écriture » sur différents sujets, « en deçà d’un ordre », inclassable et « échappant aux lois du genre et à toute règle » 808 , comme le caractérise Yann Andréa. Ces articles, de France-Observateur à Libération, en passant par Sorcières, les Nouvelles littéraires, le Matin, mais aussi par Vogue, pour des raisons expressément alimentaires, Marguerite Duras déclare les avoir pour la plupart oubliés. Elle n’a pas voulu les relire, mais les a confiés à Yann Andréa pour la lecture. Marguerite Duras préface son recueil d’articles par ces phrases:

‘« Vous voyez, quelquefois je faisais des articles pour les journaux. De temps en temps j’écrivais pour le dehors, quand le dehors me submergeait, quand il y avait des choses qui me rendaient folle, outside, dans la rue ou que je n’avais rien de mieux à faire. Ça arrivait… » 809

Ce livre est le dehors, la vie, le fracas des armes, les corps déchirés par les bombes, les âmes labourées par la haine et l’amour, les histoires des gens « pour de vrai », comme disent les enfants que Duras aime tellement et qu’elle interroge dans « Les enfants du spoutnik… » A côté, inside : les livres, la fiction, les visages du vice-consul, de Lol V. Stein, d’Aurélia Steiner ou de la lépreuse d’India Song. Dedans, dehors : rien de contradictoire entre ces deux réalités parallèles, dont le lien unique est l’écriture.

Outside n’est pas un livre qui attire spécialement l’attention de la critique. Peut-être parce que son contenu n’est pas complètement inconnu, du fait que les articles ont été lus au fur et à mesure qu’ils paraissaient dans la presse. Pourtant, ce livre ne passe pas inaperçu. L’accueil par la presse lui est favorable. L’écrivain même semble satisfaite de la parution de son livre. A l’automne 1982, avant de quitter l’Hôpital américain, l’écrivain offre ce recueil de textes à une dame, en lui disant : « Vous verrez, c’est bien » 810 . Les articles écrits dans la presse à ce sujet n’abondent pas, ni après la première édition en 1981 chez Albin Michel, ni après celle de 1984 chez P.O.L.. Est-ce le succès de L’Amant de 1984, qui éclipse Outside ? L’horizon d’attente des lecteurs est-il concentré plutôt vers ses romans ? Indignée devant les sarcasmes de la critique vis-à-vis de sa pièce La Musica (1985), Duras dit : « Le jugement critique est encore fondé sur de vieux critères de vraisemblance psychologique comme il y a quarante ans, de mal dire, de mal faire, critèresuniquement fondés sur le souci de leur réputation » 811 D’ailleurs, il ne faut pas oublier que L’Amant a été précédé de dix ans de silence de la part de la critique. Même Laure Adler, biographe de Duras, ne parle de la parution de Outside qu’au passage et en une seule phrase dans sa biographie de l’écrivain. En revanche, elle commente le journalisme durassien, d’une façon très vague, lorsqu’elle parle, ailleurs dans son livre, des articles que Duras écrit pour la presse.

Ce qui fascine la critique, dans la lecture de tous ces textes redonnés en vrac, c’est leur atemporalité : pas un ne date. « Ils n’ont pas d’âge », apprécie Le Matin de Paris. 812 Entre son premier article, « Les Fleurs de l’Algérien », paru en 1957 dans France-Observateur et les textes écrits pour Libération ou Sorcières, « il n’y a pas de différence de ton, mais bien toujours cette attention terrible aux êtres et ce sentiment paradoxal d’une actualité éternelle » 813 . Rien ne change : « Les Fleurs de l’Algérien » pourront à toute époque être jetées à terre par deux flics racistes et « Entretien avec un voyou sans repentir » aurait pu être enregistré hier dans n’importe quelle prison française. « Il n’y a pas de journaliste sans morale. Tout journaliste est un moraliste. C’est absolument inévitable », écrit Duras dans la préface. Mais est-elle journaliste ? La Nouvelle Revue Française salue ce livre plein d’ « empathie profonde et directe avec le contemporain » et dans lequel on ne sent jamais « la froideur d’un reportage, mais au contraire, l’investissement émotif d’une petite création : pas de corvée de plume, mais une ethnographie souriante » 814 .

Par ailleurs, on va noter qu’avec ses articles, Duras se retrouve du côté du pathétique, nouvelle facette de l’écrivain mise en évidence par la critique. Elle veut impressionner, toucher, sensibiliser ses lecteurs de toute catégorie sociale, arriver au cœur du « sublime ». Elle redonne la parole, avec « tendresse » 815 , à des blessures sans voix, à des univers que cette entité abstraite, que « l’on nomme ignoblement “l’homme de la rue”, n’a jamais soupçonnés, à l’amour fou caché dans les faits divers » 816 . « Tendresse dans l’écriture, la vision, l’interlocution. Tendresse pour parler des êtres proches, tendresse aussi pour parler des êtres entrevus interrogés, découverts », souligne La Nouvelle Revue Française 817 pour mettre en exergue l’investissement émotif de l’auteur. Marguerite « invente » une forme de journalisme : « la plupart de ces articles racontent des histoires vécues. Ils émeuvent donc d’abord avant d’informer ou de faire réfléchir » 818 . En 1957, ce qui la rend folle, c’est l’Algérie qu’elle veut libre. En 1981, c’est la « solitude des immigrés dans une France saisie par la surenchère électoraliste » 819  qui la fait sortir d’elle : outside. Marguerite renoue en cela avec la tradition des grands écrivains-reporters du XIXe siècle 820 , écrit Laure Adler, mais pour elle le voyage s’arrête au bout de la rue. L’article écrit sur les fleurs de l’Algérien reste un modèle de concision, d’émotion. Ce n’est pourtant pas un article politique, mais il sonne encore aujourd’hui comme un texte engagé. Au quartier Saint-Germain-des-Prés, un jeune Algérien se voit renverser les fleurs qu’il vend par deux policiers. Duras sait trouver les mots pour émouvoir. On est en pleine guerre d’Algérie à laquelle elle s’oppose avec véhémence. « Eisenstein n’est pas là, ni aucun autre pour relever cette image de ces fleurs par terre, regardées par ce jeune homme algérien de vingt ans, encadré de part et d’autre par les représentants de l’ordre français. » 821 Les fleurs sont ramassées une à une par des passants anonymes qui les paient au jeune Algérien toujours encadré des deux policiers :

‘« Ces messieurs trépignent. Mais qu’y faire ? Ces fleurs sont à vendre et on ne peut empêcher qu’on désire les acheter. Une dame vient du marché. Elle regarde les fleurs et le jeune criminel qui les vendait. Sans un mot, elle se penche, ramasse des fleurs, s’avance vers le jeune Algérien et le paye. Après elle, une autre dame vient, ramasse et paye. […] Ça a duré dix minutes à peine. Il n’y a plus une fleur par terre. » 822

Ces pages écrites entre 1957 et 1980 sont perçues par une partie de la critique comme « des gifles, des cris, des analyses » 823 . Il y a, dans ce « fouillis », des pages d’une « incroyable intensité (« L’horreur d’un pareil amour ») et toujours d’une compassion infinie », comme on peut lire dans un article paru dans Le Figaro le 13 mars 1981.

Que peut-on apprendre encore sur la personnalité de Marguerite Duras en lisant ses articles écrits au sujet de quelques artistes et écrivains, comme Delphine Seyrig, Bardot, Callas, d’Alessio, Jeanne Moreau, Madeleine Renaud, Bataille, Sartre ? Duras fascine par la tendance à revenir sans cesse à la manière d’écrire ses livres. Phrases courtes, mots-clés toujours présents dans chacun de ses livres (solitude, regard, amour, passion), expressions qui n’appartiennent qu’à Duras (« douceur de soie », « solitude de la femme », « l’intelligence du regard »), remplacement permanent des noms par les pronoms (elle, lui) font, de l’article qu’elle consacre en 1965 824 à Jeanne Moreau, un fragment de sa littérature :

‘« Elle n’est pas grande. Elle est très mince 825 . Quarante-cinq kilos. En toutes saisons de l’année elle a la peau dorée, d’une finesse extraordinaire. La bouche ressemble à un quartier d’orange. Les yeux sont mordorés. Ils ont la douceur d’une soie. Le regard est d’une intelligence qui ne connaît pas de répit. Intelligente comme avant la gloire, toujours elle le sera. Elle, elle ose parler de tout sans hypocrisie aucune. […] Où est le critère de la solitude ? Peut-être est-il minuscule ? […] Et dans le même temps qu’elle le dit, elle est dans cette solitude qu’elle dénonce. La solitude à deux du couple, souvent angoissante mais de laquelle on prend une habitude irremplaçable. Jeanne l’a connue. […] » 826

L’article intitulé « Madeleine Renaud a du génie », écrit en 1966, montre l’écrivain à la recherche du sens d’un mot : génie, terme qu’on emploie rarement à propos de quelqu’un.. Madeleine Renaud, qui joue admirablement le rôle de la mère dans la pièce Des Journées entières dans les arbres, a du génie et Duras tient à le lui dire. Elle le dira aussi d’elle-même, des années plus tard, au risque de passer pour impudique. Ce qui intéresse l’écrivain, c’est l’effet que ce mot peut produire en celui qui le possède. A partir de là, Duras écrit un article entier pour louer les qualités exceptionnelles de la comédienne. Elle le fait avec des phrases qui renvoient indubitablement à « du Duras », où le « regard » confère à la « journaliste » le pouvoir de voyance (« je vois… »), dont elle use aussi pour écrire l’article sur l’affaire Villemin. Cette subjectivité déconcertante situe ses articles de presse à la frontière entre littérature et journalisme :

‘« Un autre jour je lui ai demandé quel effet ça lui fait quand on lui dit qu’elle a du génie. […] Elle me raconte : le génie commence par la douleur. Le temps qui s’écoule entre le moment où le personnage entre dans l’acteur et celui où l’acteur le projette est un temps terrifiant. […] ’ ‘J’ai toujours la même question à poser : comment fais-tu ?’ ‘Je ne la pose plus. C’est inutile, elle ne peut pas y répondre. Elle ne sait pas. Elle se tient innocente devant elle-même. Je préfère la regarder, l’écouter parler d’autre chose qui est encore du théâtre, de ce que l’on dit du théâtre.’ ‘Je la regarde bien, je l’écoute. Je vois qu’elle est gentille, que le sourire célèbre est beau, en effet, que le regard est clair, lumineux même. Mais je vois aussi – quels sont ceux qui ont travaillé avec elle et qui ne l’ont pas vu ? – je vois que la grande sauvagerie règne sur Madeleine et qu’elle se tient prête à obéir aux grandes injonctions primitives avec une docilité exemplaire si besoin est. […] Voici qu’elle parle. Elle s’est mise à parler depuis quelques années – lorsque le soir s’est annoncé. Voici que, dans le soleil couchant de la jeunesse, elle sort et crie. » 827

Que dire aussi de l’article écrit sur « la reine Bardot » ou sur celui consacré à Melina ? La générosité durassienne en matière de mots élogieux rejoint la même générosité de l’écrivain à dispenser les mots-clés de son écriture :

‘« La reine Bardot éveille la tentation de l’amour adultère, d’aubaine. Elle donne à croire que tout un chacun peut rencontrer sa reine Bardot. Elle n’a pas la beauté fatale, mais aimable. Elle est belle comme une femme, mais préhensible comme une enfant. Elle a le regard simple, droit. Elle s’adresse, chez l’homme, avant tout, à l’amour narcissique de lui-même. » 828 ’ ‘« Elle [Melina] est belle comme le serait aussi un jeune athlète. Sans doute dans sa perfection, la forme est-elle androgyne. La discrimination ne se fait qu’au stade humain. […] Elle est belle sans frontière, comme toute forme vivante peut l’être, à la mode d’un cheval, d’un arbre, d’une femme.’ ‘Blonde. Sous la crinière les yeux jaunes vous regardent, admirables. La bouche est grande et c’est juste. […] Le rire de la joie est dans les yeux de Melina, sourire infiniment tendre. […] Les fous rires de Melina explosent sans considération aucune, ni du lieu ni de l’assemblée présente. Partout et devant n’importe qui, les rires de Melina emporteront Melina et elle ne peut pas s’y soustraire du tout. » 829

Les articles que Duras réserve aux hommes, artistes ou écrivains, suivent une mécanique d’écriture différente, sans doute marquée par la qualité de la relation qui existe entre eux et Duras. A Sartre, par exemple, qui publie en 1958 le Séquestré de Venise, Duras dédie un article au sujet de l’acharnement sartrien sur le conditionnement historique de la peinture de Jacopo Robusti 830 , dit Tintoret. Il faut remarquer par ailleurs que Duras ose déjà glisser dans son article critique des propos ironiques à l’adresse de l’écriture de Sartre. Elle insiste sur l’engloutissement de cet écrivain dans l’Histoire, aspect que Duras évoquera à nouveau trente ans plus tard, à Apostrophes, lorsqu’elle nie la qualité d’écrivain de Sartre 831 . Peut-on prendre cet article comme une réplique au refus de Sartre de publier Duras dans Les Temps Modernes ? Dans l’article qu’elle lui consacre en 1958 elle ne peut pas cacher son désaccord avec « l’affabulation de ce roman », voire son énervement devant le talent de Sartre à faire l’historien. Bref, Duras n’aime pas Sartre et elle le dit à travers son article :

‘« Il est sans doute trop tôt pour parler de ce texte dont Les Temps Modernes nous donnent un extrait. Cependant, il est impossible de ne pas en parler déjà. « Rien », commence Sartre. “Cette vie s’est engloutie. Quelques dates, quelques faits, et puis le caquetage des vieux auteurs.” Et Sartre. Avec ses muscles de fer, Sartre soulève l’Histoire, fait miracle, fait resurgir des eaux la République de Venise, traverse quatre cents ans à rebours, se fait vénitien, porte sa ville à bout de bras, franchit les canaux, les ruelles obscures. […] Evidemment, pendant cinquante pages, Sartre ne parle pas une seule fois de la peinture du peintre le Tintoret ? En parlera-t-il plus avant ? Sans doute. Pour le moment, dans l’extrait choisi, il n’aborde pas la question. Parce que là n’est pas la question encore, probablement. On a le temps. La peinture du Tintoret a reçu sa pleine justification, sa pleine consécration au cours des temps. Ce n’est pas sans doute tellement urgent d’y revenir. […] Voici tout à coup Sartre qui souffre parce que le Tintoret a souffert. Halluciné, mais halluciné lyrique, Sartre nous présente le roman dialectique de la création artistique. Alors, même si on n’est pas d’accord avec l’affabulation de ce roman (on peut discuter de celle-ci à perte de vue) on ne peut pas, à moins de manquer de sensibilité – de sensibilité au lyrisme de l’histoire – ne pas être bouleversé par l’emportement lyrique historique de Sartre. Par sa prise en charge d’une destinée, la puissance récurrente de ses nerfs qui, acrobatiquement, recommence tout, comme si toute sa vie il avait fait l’historien. […] » 832

Le ton de son écriture journalistique change complètement lorsque Duras écrit au sujet de Carlos d’Alessio. On découvre ainsi une écriture journalistique empreinte d’amour, d’admiration, de rêverie, qui emporte le lecteur dans un vertige de mots. En effet, l’article, écrit sur une page, est formé de deux phrases énormes, deux périodes, séparées entre elle par une petite phrase. Il s’agit d’une manière d’écrire assez rare chez Duras. Visiblement, l’écrivain se laisse emporter par la musique que Carlos d’Alessio fait pour elle. Cette musique l’envahit et la traverse. Bien plus, elle l’inspire :

‘« A vrai dire je ne sais pas très bien d’où il vient Carlos d’Alessio, on dit du pays argentin, mais lorsque j’ai entendu sa musique pour la première fois, j’ai vu qu’il venait du pays de partout […] Et de cette façon la chose s’est faite, nous avons fait complètement ensemble lui et moi ce film au titre India Song et le film a été terminé et il est en train de parcourir le monde contenant à jamais dans son être les éclats douloureux arrachés de notre corps, et nous laissant toujours privés de lui car de lui nous serons toujours privés, et de même toujours privés de nous-même ensemble le faisant, nous laissant là, à faire d’autres musiques, d’autres films, d’autres chansons, et à toujours nous aimer aussi fort, tellement, si vous saviez. » 833

Pour écrire sur Georges Bataille, Duras n’est ni ironique, ni sous l’emprise de la rêverie artistique, ni généreuse en compliments. Elle devient d’un coup très sobre, lucide, intelligente. Elle n’est pas de la catégorie des « gens qui continuent à vivre dans l’illusion qu’ils pourront un jour parler de Bataille, d’affronter ce taureau. » 834 Elle a la force et le courage de parler de Georges Bataille, plus précisément du Bleu du ciel, et ceci représente pour elle une grande audace et l’orgueil d’avoir dépassé la critique de son temps. Les propos durassiens visant l’écriture de Bataille trahissent l’angoisse devant l’épreuve d’un exercice difficile, mais aussi, ils laissent entrevoir une certaine facilité à manipuler le jargon de la critique littéraire. Parler de l’écriture d’un autre, c’est rare chez Duras, car en général elle n’aime parler que d’elle, elle ne désire pencher son genou que devant son œuvre. Si elle parle de Bataille, elle le fait parce qu’elle admire cet écrivain, mais surtout parce qu’elle veut oser ce que les autres craignent :

‘« On peut donc dire de Georges Bataille qu’il n’écrit pas du tout puisqu’il écrit contre le langage. Il invente comment on peut ne pas écrire tout en écrivant. Il nous désapprend la littérature. L’absence de style du Bleu du ciel est un ravissement. C’est comme si l’auteur n’avait derrière lui aucune mémoire littéraire : la critique là n’a aucun répondant. Comment peut-on ne pas écrire à ce point ? Le mot désespère de remplir sa fonction, il perd la magie propre, il ne véhicule plus rien que son sens possible. On a l’impression de le lire à l’envers d’abord et de le retrouver ensuite, émancipé, guéri de ses mauvaises fréquentations ultérieures.’ ‘Il faudrait peut-être dire aussi une fois, parallèlement à ceci, que la monnaie courante de l’intelligence, non plus, ne trouve plus son compte dans les livres de Bataille. Qu’à elle seule, elle n’y parvient plus et qu’il faut s’adjoindre des qualités du corps pour y retrouver son compte et s’adjoindre aussi, comme plaies nécessaires, les inconnues de ce corps et d’elle-même.’ ‘Lorsque Edwarda apparaît sur la scène de l’un des plus grands textes de la littérature contemporaine elle tire la langue et elle est nue. […] Edwarda et Dirty sont Dieu. Bataille nous le dit. […] » 835

Parallèlement, l’écriture journalistique de Duras émeut par son art d’écouter des personnes qui généralement n’ont jamais le droit à la parole : des enfants, des ouvrières illettrées, des voyous, des criminels. Mais surtout elle surprend par une stratégie d’écriture journalistique moins repérée par la critique. Olivier Chazaud, dans un article intitulé « Les Méditations physiques : Outside » 836 souligne un aspect important du journalisme durassien qui vient démolir en quelque sorte l’opinion générale de la réception à ce sujet : Duras élude le journalisme subjectif par le dialogue. En effet, Marguerite Duras ne parle pas de l’illettrisme mais converse avec une illettrée, « ce qui donne une parole plus vraie qu’un discours sur la difficulté de la parole » 837 . Elle ne parle pas de la délinquance, mais discute avec un délinquant, « ce qui restitue les malentendus, les impasses du dialogue, mais aussi les fulgurances ». Elle ne parle pas de discrimination dans le monde de l’édition, elle, qui aime tellement promouvoir de nouveaux talents, mais elle fait parler Raymond Queneau sur ce sujet. Les reproches faits à l’écrivain de ne s’être pas rendue chez Christine Villemin pour l’interroger sont liés à cette pratique du dialogue chez Duras. Peut-être qu’un dialogue écrit à ce sujet aurait été mieux reçu que son analyse subjective et littéraire du cas.

Par ailleurs, l’article « Poubelle et La Planche vont mourir » est un cri douloureux poussé par l’écrivain contre ledit nettoyage social dont la société et la justice se félicitent. Elle enquête dans les écoles, fait un reportage admirable sur la Villette. Pour tout rendre dans ses articles, elle utilise un style télégraphique, une écriture rapide. La technique du dialogue, qu’elle maîtrise parfaitement grâce à ses romans, lui permet d’ « inventer une sorte de langue mi-parlée, mi-écrite, comme une ritournelle, une rengaine de chanson populaire » 838 . Le journalisme est pour elle l’art de l’éphémère. Ecrire pour les journaux, c’est écrire tout de suite des papiers d’un jour. Il ne faut pas attendre, au risque de tomber dans une « négligence de l’écrit » qui ne lui déplaît pas, comme elle le note dans la préface du livre Outside.

D’où vient cette idée de mettre ensemble tant de textes sans aucun lien apparent ? Quels rapports entre toutes ces « pensées en situation » 839  , sinon le fait qu’elles ont le même sujet énonciateur, extérieur à l’action, complice ou directement concerné par les faits? Ce n’est pourtant pas un exemple singulier chez Duras. Si l’on pense au recueil de récits Des Journées entières dans les arbres, dont le titre est suivi par l’appellation générique « roman », et qui regroupe quatre récits toujours sans aucun lien apparent, on peut dire sans se tromper que ce type d’écriture fascine tout d’abord l’écrivain. Sauf que l’écriture du recueil Des Journées entières dan les arbres est dictée par une logique venant de l’inside, de l’intérieur, de l’intime non pas uniquement de l’écrivain, mais de l’humanité en général. Outside est dicté par l’extérieur, auquel Lacan invente un synonyme inédit : « l’extimité » 840 . L’écriture est pour Duras une forme de révolte, une forme privilégiée de résistance, un mouvement. L’écrivain dit :

‘« L’écriture m’a portée, comme vous, comme tous, vers la tentation de dénoncer l’intolérable d’une injustice de quelque ordre qu’elle soit, subie par un peuple tout entier ou par un seul individu, et qui m’a portée aussi encore vers l’amour quand il devient fou, quand il quitte la prudence et qu’il se perd où il se trouve, vers le crime ; le déshonneur, l’indignité et quand l’imbécillité judiciaire et la société se permettent de juger de ça, de la nature comme ils jugeraient l’orage, le feu. » 841

Outside reste un livre inclassable, inédit par l’originalité de l’idée de Jean-Luc Henning, directeur de la collection « Illustrations » chez Albin Michel, de regrouper une bonne partie des articles durassiens en un seul livre par crainte de les perdre ou, comme le dit Duras, pour vaincre la pudeur de publier ce qu’on a écrit hier : « Je me suis dit pourquoi pas ? Pourquoi cette pudeur tout à coup ? Si on ne publiait que ce qu’on écrit aujourd’hui et pas hier, il n’y aurait pas d’écrivains, si on n’aimait que l’objet d’aujourd’hui et non pas encore celui d’hier, il n’y aurait rien que la stérilité du présent, ce leurre aussi, le présent » 842 . Ce glissement d’une identité à l’autre, du statut de journaliste à celui d’écrivain, définit clairement la tendance permanente de Duras vers la fiction. Elle écrit inspirée par le dehors, mais le résultat est finalement de la littérature. Sinon, comment peut-elle affirmer : « Je me suis pas mal trompée » à la fin de la préface à Outside ? On peut donc conclure que le journalisme subjectif qu’elle crée fait corps commun avec son œuvre entière. Il n’est d’ailleurs pas rare que des personnages sur lesquels elle fait des articles soient ou deviennent personnages de son écriture. Telle est Madeleine Renaud à laquelle Duras dédie un article dans Outside (« Madeleine Renaud a du génie) et pour laquelle l’écrivain conçoit la pièce de théâtre L’Eden cinéma, en 1977, pour incarner sa mère. Ou bien, de l’univers de la criminalité, elle tire des épisodes et des personnages pour écrire L’Amante anglaise.

Outside est un non-livre, facile à lire même aujourd’hui, mais qui reçoit sinon des reproches au moment de sa réédition en 1984, du moins un propos un peu acide, imprégné d’une légère ironie de la part du Matin. On considère ainsi qu’il faut « interdire ce livre aux journalistes » car ils risquent de perdre le goût d’écrire et de travailler, « tant Duras survole la mêlée, donne des leçons dans le moindre mot » 843 . En fin de compte, « Que faire maintenant de Marguerite Duras ? De notre enthousiasme persistant pour son œuvre ?» 844 se demande Le Gai Pied qui qualifie de ridicules et douteux certains articles de ce recueil (à l’exemple de la préface que Duras écrit « au mauvais livre de Jean-Pierre Ceton », un « inconnu à présenter »). Que faire de cet auteur qui demande le droit à l’erreur, comme pour annoncer le scandale de 1985 ? Rien d’autre que de se résigner, en acceptant comme Le Gai Pied que cette « faiblesse », de demander le droit à l’erreur au lieu de la reconnaître, constitue en fait l’énergie de l’auteur.

Notes
808.

Marguerite Duras, Outside, Gallimard, 1986, pp. 11-12

809.

Ibid., pp. 7-8

810.

Cf. Laure Adler, Marguerite Duras, Gallimard, 1998, p. 764

811.

Archives IMEC, cité par Laure Adler, op. cit., p 795

812.

Le Matin de Paris, le 3 mars 1981, « Outside de Marguerite Duras. L’actualité saisie par l’écriture » par Bernard Loupias

813.

Ibid.

814.

La Nouvelle Revue Française, n° 340, 1er mai 1981

815.

Ibid.

816.

Le Matin de Paris, le 3 mars 1981, « Outside de Marguerite Duras. L’actualité saisie par l’écriture » par Bernard Loupias

817.

La Nouvelle Revue Française, n° 340, 1er mai 1981

818.

Cf. Laure Adler, Marguerite Duras, Gallimard, 1998, p. 498

819.

Ibid.

820.

Ibid.

821.

Marguerite Duras, Outside, Gallimard, 1986, p. 14

822.

Ibid.

823.

Le Figaro, le 13 mars 1981

824.

« Jeanne Moreau », par Marguerite Duras, Vogue, 1965, repris dans Outside, op. cit., p. 258

825.

Ecrit dans les années 60, cet article sur Jeanne Moreau annonce l’écriture des années 80. La ressemblance avec des fragments d’écriture de L’Amant est frappante : « Quinze ans et demi. Le corps est mince, presque chétif… » ou encore : « La peau est d’une somptueuse douceur. Le corps. Le corps est maigre, sans force, sans muscles… » (L’Amant, éditions de Minuit, 1984, pp. 29 et 49)

826.

« Jeanne Moreau », par Marguerite Duras, op. cit.

827.

« Madeleine Renaud a du génie », Vogue, 1966, repris dans Outside, op. cit., pp. 285-291

828.

« La reine Bardot », France-Observateur, 1958, repris dans Outside, op. cit., p. 311

829.

« Mélina », Vogue, 1966, repris dans Outside, op. cit., p. 292

830.

L’un des peintres les plus fameux de la fin de l’âge classique italien

831.

En effet, elle dit à Bernard Pivot que Sartre n’est pas un écrivain, car « il n’a jamais ressenti l’urgence de l’écriture ». Il est trop accroché à l’Histoire.

832.

« Le Séquestré de Venise : Sartre », France-Observateur, 1958, repris dans Outside, op. cit., pp. 230-233

833.

« Carlos d’Alessio », texte de présentation de disque, non daté, repris dans Outside, op. cit., p. 328

834.

« A propos de Georges Bataille », La Ciguë, 1958, repris dans Outside, op. cit., p. 34

835.

Ibid.

836.

« Les méditations physiques : Outside » par Olivier Chazaud, in Lire Duras, présenté par Claude Burgelin et Pierre Gaulmyn, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2000, Collection « LIRE » dirigée par Serge Gaubert, pp. 38-40

837.

Ibid.

838.

Laure Adler, op. cit., p. 500

839.

Olivier Chazaud, op. cit., pp. 39

840.

Ibid., p. 35

841.

Ibid., p. 8

842.

Ibid., p. 10

843.

Le Matin, le 27 novembre 1984, « Duras journaliste. Outside »

844.

Le Gai Pied, n° 27, juin 1981, pp. 14-15 Dans un premier temps, cette publication n’hésite pas à exprimer sa déception vis-à-vis de l’arrogance et l’orgueil durassiens.