En 1980, au sortir d’une longue expérience cinématographique, Duras revient à l’écrit et aborde le registre de l’écriture « courante », proche du style journalistique. Au début de l’été, Serge July lui demande si elle peut assurer à Libération une chronique régulière. Elle hésite, car cette perspective l’effraie. Puis, elle se dit qu’elle peut toujours essayer. Ils se sont rencontrés. July lui dit ce qu’il souhaite : c’est une chronique qui ne traite pas de l’actualité politique ou autre, mais d’une sorte d’ « actualité parallèle » 845 à celle-ci, d’événements qui l’auraient intéressée et qui n’auraient pas forcément été retenus par l’information d’usage. Ce qu’il veut, c’est que pendant un an chaque jour elle écrive un article d’une longueur indéterminée. Duras négocie et lui dit qu’un an c’est impossible, mais trois mois, oui, la durée de l’été et une fois pas semaine. Comme elle « n’a rien à faire » cet été 1980, elle démarre dans cette aventure qui est un « égarement dans le réel », comme la caractérise Duras dans la préface du livre et au bout duquel l’écrivain parvient à une « cohérence provisoire », pour emprunter cette expression à Christiane Blot-Labarrère 846 . La fin de ce périple entre imaginaire et vie réelle est L’Eté 80, dédié à Yann Andréa. L’histoire de sa publication nous est relatée dans la préface par l’écrivain. C’est un nouvel épisode de son écriture :
‘« J’ai hésité à passer à ce stade de la publication de ces textes en livre, c’était difficile de résister à l’attrait de leur perte, de ne pas les laisser là où ils étaient édités, sur des papiers d’un jour, éparpillés dans des numéros de journaux voués à être jetés. Et puis j’ai décidé que non, que de les laisser dans cet état de textes introuvables aurait accusé davantage encore - mais alors avec une ostentation douteuse - le caractère même de l’Eté 80, à savoir, m’a-t-il semblé, celui d’un égarement dans le réel. Je me suis dit que ça suffisait comme ça avec mes films en loques, dispersés, sans contrat, perdus, que ce n’était pas la peine de faire carrière de négligence à ce point-là. » 847 ’Les étapes d’un tel travail, telles que Duras les présente dans la préface, prouvent bien le fait qu’on a affaire dans ce livre à quelque chose qui est apparenté au journalisme. Il s’agit de morceaux de vie mêlés aux fleurs de littérature enfantine. C’est du jamais vu. Comment une telle écriture peut-elle rendre la réalité ? Duras réussit d’ailleurs à merveille à répondre dans son entreprise aux attentes de son éditeur, puisque la réalité (l’écriture subjective, la fiction, l’imaginaire) fait partie du réel (la vie immédiate). Il lui faut un jour entier pour « entrer dans l’actualité des faits, c’est le jour le plus dur, au point souvent d’abandonner ». Il faut un deuxième jour pour oublier, se « sortir de l’obscurité de ces faits, de leur promiscuité, retrouver l’air autour ». Un troisième jour pour « effacer ce qui avait été écrit, écrire » 848 .
Le texte de L’Eté 80 parle de la mer, les vagues ahurissantes qui envahissent le monde. C’est aussi le rythme de la vie tellement rapide qui fait que le lecteur se sent accablé et se retrouve à bout du souffle. L’Eté 80 est l’image fidèle de la mer, une photographie où les vagues arrivent les unes après les autres, s’entremêlent, se dépassent, déferlent. Peut-on considérer que L’Eté 80 est du journalisme? C’est du journalisme essentiellement durassien, un exercice d’intertextualité parfaitement réussi, issu d’un geste simple, extrêmement simple, mais régulier, celui de regarder la mer et le monde pendant trois mois. Le résultat ? « Peu de gens ont écrit sur la mer comme je l’ai fait dans L’Eté 80. Voilà, c’est ça : la mer dans l’Eté 80, c’est ce que je n’ai pas vécu. C’est ce qui m’est arrivé et que je n’ai pas vécu, c’est ce que j’ai mis dans un livre parce que ça ne m’aurait pas été possible de le vivre. Toujours ce passage du temps dans toute ma vie. Dans toute l’étendue de ma vie » 849 . Ce livre est formé de dix séquences « venues d’ailleurs » 850 . Une femme à sa fenêtre. Une chambre en Normandie. Une plage mouillée de pluie. Les colonies de vacances sont de sortie. Sur la plage, un enfant en retrait : on lui raconte l’histoire du requin Ratekétaboum. Un cerf-volant s’envole. Et pendant ce temps, le film du monde défile : l’Afghanistan rayé de la carte ; Gdansk, mot-magique de la révolte et de l’espoir ; en Ouganda, les images de la faim ; Nixon assiste aux obsèques du shah ; en Iran, en URSS, les homosexuels sont condamnés ; le pétrodollar flambe. Ce pourrait être un été comme les autres. Mais le regard de l’écrivain est là. Il vibre, s’étonne, s’émeut, parle à la première personne.
Duras dit qu’elle aurait pu continuer après L’Eté 80. Ne faire que ça, malgré le grand désespoir d’une partie de la réception qui ne voit dans ce livre qu’un simple recueil d’articles qui « oriente et transfigure la réalité…les nouvelles du jour, météo comprise, se bornant simplement à relater sans la commenter » 851 . Une fois de plus Duras se retrouve en dehors des attentes d’une partie de son lectorat. Qu’est-ce qu’on attend au juste de cette chronique ? D’ailleurs, il faut préciser que l’écrivain part dès le début du principe qu’elle ne fait pas de journalisme cet été de l’été 80. Elle veut faire un journal, « le seul journal de ma vie », avoue-t-elle dans La Vie matérielle. Elle revient sur ce livre six ans après sa publication pour corriger cette image déformée de la critique et pour dévoiler ce qui s’est caché derrière sa décision d’écrire. Ce discours que Duras tient sur son livre peut être considéré comme une excellente défense contre le malentendu réducteur qu’une partie de la réception lui réserve. C’est le « journal de la mer et du temps, celui de la pluie, des marées, du vent, de celui brutal qui emporte les parasols, les toiles, et de celui qui se tapit autour des corps d’enfants dans les creux des plages, derrière les murs des hôtels. Avec devant moi le temps arrêté, la grande barrière du froid, l’hiver polaire. L’Eté 80 est devenu maintenant le seul journal de ma vie. Celui de ma perdition près de la mer dans le mauvais été de 1980 » 852 .
Réduire ce livre à un simple bulletin météo accompagné des nouvelles du jour prouve à nouveau que Duras n’est pas suffisamment connue par ses contemporains, qui ont « toujours un peu envie de se moquer d’elle » et à juste titre, écrit Le Nouvel Observateur, puisque « cette dame se prend tellement au sérieux qu’elle devient sa propre caricature » 853 . On a affaire à un article plein d’ironie et d’une touche de ridicule au sujet du don que Duras a d’écrire « sans lever la plume ». Ses livres se comptent ainsi par dizaines depuis Les Impudents (1943), ou plus exactement depuis 1940, année où elle publie L’Empire français. « Inflation ? Pas exactement.», écrit Le Nouvel Observateur qui, au lieu de juger le message de ses quatre derniers livres, en décompte les pages. Conclusion ? « Mis à part Outside, le tout n’excède pas dans sa totalité deux cents pages 854 puisque aussi bien L’Homme assis dans le couloir en contient trente six, L’Eté 80 cent deux et Agatha soixante huit. » Autrement dit, la grande fréquence de la parution des nouveaux livres de Duras est due au nombre restreint des pages que contient chaque livre et au fait que « Marguerite Duras est une personne de bon sens et d’économie. Pas de gaspillage, elle fait de nouvelles robes avec ses anciennes et sait à merveille accommoder les restes. C’est dire que le plus simple de ses écrits devient dans une même foulée, scénario et pièce de théâtre comme d’ailleurs ses films peuvent se métamorphoser en roman ou en dramatique radiophonique » 855 . Vu ces affirmations de la critique, on ressent pourtant une forte envie de s’interroger sur la pertinence de ces réflexions.
Cependant, il y a des voix de la critique qui pénètrent au cœur du livre et qui y retrouvent« du Duras » élevant les choses au rang de sublime. Que peut-on remarquer en premier lors de la lecture du livre, sinon ce passage brusque, brouillé, du réel au conte, dont voici un exemple : « Il est dans la logique du fascisme de punir les homos et les femmes. La mer est d’un bleu laiteux, il n’y a pas de vent qui emporte l’histoire de la jeune monitrice. » 856 Cette association inattendue d’idées sans aucun rapport entre elles crée le charme du texte qui embrasse le sublime, puisque Duras sait élever au plus haut niveau sa « capacité fantastique de fabulation » dont parle Claire Deluca 857 .
Comment appeler cette autre facette de l’écrivain qui tourne autour de la fabulation et du mélange d’idées de la réalité immédiate ? C’est « du Duras ». Selon Bernard Alazet, ce qui relèverait du sublime, comme horizon d’écriture, dans L’Eté 80, c’est cette tension dont procède la phrase, « tension vers “ce qui arrive”, c’est-à-dire ce qui désempare, ce qui surprend tout à la fois la pensée et le langage, ce qui n’était en somme pas prévu » 858 . Pureté de style, pureté des mots sur la plage : « L’Eté 80 ne s’écrit pas seulement avec des titres à la “Une”, mais aussi avec des fragments d’autobiographie », écrivent Les Nouvelles Littéraires 859 .« La clarté de la nuit est presque aussi intense que là-bas où je suis née et, du côté du Havre, les quais vides sont encore les chemins de douane des postes-frontières du Siam » 860 . Celle qui fut résistante, militante, membre du PCF, voit en Gdansk « le phare qui éclairerait la grande recharge du socialisme européen ». C’est elle aussi qui énonce : « Le crime politique est toujours fasciste…Lorsque la gauche tue, elle dialogue avec le fascisme », dénonçant les terrorismes. « Mais le regard, brouillé de pluie, va plus loin que la simple actualité immédiate », apprécient Les Nouvelles Littéraires, qui voient dans L’Eté 80 un véritable « poème en prose ». « Tout à coup, cet affaissement de la durée, ces couloirs d’air, cette étrangeté qui filtre, impalpable, à travers les sables, la surface de la mer, le flux de la marée montante. » 861 Le va-et-vient entre Gdansk et un enfant qui marche au-devant de la mer, les plages rendues « aux rafales joueuses du vent », rythmant « les signes avant-coureurs d’un nouveau bonheur », renvoient très vite, sur un tempo lancinant, à la marche de l’événement. Au loin, la file des cargos bloque le cap d’Antifer. Un écrivain qu’ « on a très souvent réduit à l’axe du “Nouveau Roman”, qui a trop souffert du soupçon d’illisibilité, nous écrit du plus clair d’elle-même » 862 . Et c’est vrai, puisque Duras dit la fin de l’été et la montée des marées de septembre, la solitude face au monde et à elle-même : « J’ai ouvert les yeux sur le noir de la chambre. Vous êtes près de moi », dit-elle. Le lecteur ainsi interpellé croit découvrir une nouvelle Marguerite Duras avec qui la conversation sur le monde et soi se poursuit à l’infini.
On constate que l’accueil de ce livre dans la presse, comme d’ailleurs de toute écriture journalistique de Duras, est partagé entre deux réactions contradictoires. Mais ces deux visions différentes, l’une critique, voire réductrice, l’autre élogieuse, forment « l’expérience du lecteur ordinaire », selon l’esthétique de la réception jaussienne 863 , destinataire réel du texte. Duras n’écrit pas pour des spécialistes. Ses textes sont goûtés par divers lecteurs qui ont le droit de « discriminer » (fonction critique fondamentale, qui consiste à retenir ou à rejeter 864 ) et pourquoi pas de « produire », par imitation ou par réinterprétation, le texte lu. A en croire H. R. Jauss, le simple fait qu’il y a un accueil à un livre prouve que ce livre est bien vivant 865 . Bien plus, n’oublions pas que la valeur d’un texte est donnée par l’existence du lecteur, par l’effet produit, par l’influence exercée, ainsi que par la valeur reconnue par la postérité 866 . Le fait que vingt ans après la parution de Outside et de L’Eté 80 on en parle encore dans la critique littéraire, atteste bien la capacité de ces textes journalistiques de survivre grâce à l’accueil qu’on leur fait 867 .
Marguerite Duras, L’Eté 80, Minuit, 1980, p. 7
« Dieu, un “mot” chez Marguerite Duras ? », par Christiane Blot-Labarrère, in Duras. Dieu et l’écrit, Editions du Rocher, Monaco, 1998, p. 180
Marguerite Duras, L’Eté 80, Minuit, 1980, p. 8
Ibid.
Marguerite Duras, La Vie matérielle, (P.O.L., 1987), Gallimard, 1999, coll. « Folio », p.13
« Quand Marguerite Duras parle à la première personne », par G. P., Les Nouvelles Littéraires, 15-22 janvier 1981
Le Nouvel Observateur, le 13 avril 1981, « Les bijoux de Marguerite », par Jean-François Josselin
Marguerite Duras, La Vie matérielle, (P.O.L., 1987), Gallimard, 1999, coll. « Folio », p.13
Le Nouvel Observateur, le 13 avril 1981, « Les bijoux de Marguerite », par Jean-François Josselin
En parlant des livres parus la même année que L’Eté 80 et à peu près dans la même période : Agatha, L’Homme assis dans le couloir et Outside
Le Nouvel Observateur, le 13 avril 1981, « Les bijoux de Marguerite », par Jean-François Josselin
Marguerite Duras, L’Eté 80, Minuit, 1980, p. 26
« Jouer, c’est enfreindre l’œuvre de Dieu », par Claire Deluca in Duras . Dieu et l’écrit, Editions du Rocher, Monaco, 1998, p. 152
« La tentation du sublime » par Bernard Alazet, in Duras . Dieu et l’écrit, Editions du Rocher, Monaco, 1998, p. 91
« Quand Marguerite Duras parle à la première personne », par G. P., Les Nouvelles Littéraires, 15-22 janvier 1981
Marguerite Duras, L’Eté 80, Minuit, 1980, p. 52
Ibid., p. 91
« Quand Marguerite Duras parle à la première personne », par G. P., Les Nouvelles Littéraires, 15-22 janvier 1981
Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Gallimard, 2002, p. 15
Jean Starobinski, « Préface » à Pour une esthétique de la réception, Hans Robert Jauss, Gallimard, 2002, p. 13
Ibid., p. 18
Hans Robert Jauss, op. cit., p. 26
Nous signalons par exemple l’article « Les méditations physiques : Outside » par Olivier Chazaud, in Lire Duras, présenté par Claude Burgelin et Pierre Gaulmyn, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2000, Collection « LIRE » dirigée par Serge Gaubert, pp. 38-40