Duras entre adulation et phobie : le goût du sublime en question

Un an après le succès de l’Amant, en 1985, Marguerite Duras surprend, choque, divise, perturbe, révolte ses lecteurs par un article qu’elle écrit sur un crime. Après avoir décrit la « sauvagerie de l’amour, c’est désormais l’amour de la sauvagerie qui l’importe » 868 . Le 17 juillet 1985, dans Libération, elle déclenche un scandale avec un reportage sur l’affaire Villemin. Dans une transe divinatoire, dit-on, elle accuserait sans l’ombre d’une preuve Christine Villemin d’avoir tué son fils et admire cet infanticide comme la libération symbolique d’un esclave. « Dès que je vois la maison, je crie que le crime a existé. Je le crois au-delà de toute raison. » 869 Elle ajoute : « On l’a tué dans la douceur ou dans un amour devenu fou ». Provocation ? Dérapage ? Inconscience ? Pas du tout, écrit Jacques-Pierre Amette dans Le Point, qui la défend. « On reconnaît exactement les mots de ses romans, cette bouche d’ombre de la Passion appliquée ici à un fait divers qui passionne la France. » 870 Marguerite aurait fait entrer Christine V. dans son œuvre, à côté d’Anne Desbaresdes, d’Anne-Marie Stretter, de Lol V. Stein et d’Elisabeth Alione. Il faut remarquer ici les initiales. Duras aime raccourcir les noms de ses personnages, elle les fait ainsi entrer dans la littérature, les fictionalise et les soustrait ainsi à la réalité vécue. Est-ce le cas aussi pour Christine V., à l’exemple de Y. A. (Yann Andréa), de Lol V. Stein ou de M. D. ? Si la réponse est affirmative, alors c’est une raison de plus de croire que Duras offre à ses lecteurs un nouveau morceau de littérature dans l’article sur l’affaire Grégory.

Par ailleurs, dans son livre sur la réception, Jauss dit qu’il faut avoir reconnu l’horizon antécédent, avec ses normes et tout son système de valeurs littéraires, morales, etc. si l’on veut évaluer les effets de surprise, de scandale, ou, au contraire, constater la conformité de l’œuvre à l’attente du public 871 . Alors il faut peut-être commencer par dire qu’à l’origine de l’écriture durassienne se trouve le cri comme sentence irrévocable et intouchable prononcée par Duras devant une mère qui la décourage dans son devenir écrivain, mais aussi devant une réception qui ne lui est pas toujours favorable. Le cri de l’écrivain devant la maison vide de Christine V. est, paraît-t-il, une source généreuse d’interprétations aux yeux de la critique. Comme d’habitude, Duras préfère l’ambiguïté. Etonnement ? Défi ? Douleur ? Angoisse ? Peur ? Folie ? Amour ? Jaillissement de l’écriture ? Comme dans Le Ravissement de Lol V. Stein et Moderato Cantabile où le cri « traverse, poignant et poignardant, les romans de Marguerite Duras » 872 . Un bal. La fin du bal. Scène fabuleuse, qui se vide et vers laquelle tend l’œuvre durassienne. Autour de ce vide, l’œuvre s’organise, qu’il s’agisse des collines nues de « Sublime, forcément sublime » ou du bal dans Le Ravissement de Lol V. Stein. Ce bal irrémédiable où Lol V. Stein, exclue par la « dernière venue », Anne-Marie Stretter, demeure à jamais, à ce point culminant d’une histoire d’amour où trois êtres à la fois sont frappés. Lol, désormais acharnée à ressasser le bal, à ne pas se laisser distraire de ce lieu, de cet instant, dont elle devient la détentrice et qui, sans fin, la suppriment et la font exister. A partir du Ravissement de Lol V. Stein (1964), Duras, avec Lol, telle Lol, va reconstituer d’œuvre en œuvre l’instant où, stupéfaite, Lol V. Stein regarde partir son fiancé, attiré par l’autre femme. Pour toujours et c’est l’aube. Elle crie. De livre en livre, ce cri va se répercuter. Ce cri est entendu déjà dans Moderato Cantabile. Ce cri qui est forcément accompagné par la folie, comme état de non-souffrance, qui fait que la vie continue pour voir, pour les voir, dans le cas de Lol. La folie associée à la solitude ou au désespoir du manque d’amour, dans le cas de Claire Lannes de l’Amante anglaise 873 , puisque son mari « était de l’autre côté » 874 , c’est-à-dire qu’il la trompait, a pour résultat le crime. Le cri n’est pas présent ici, il est remplacé par le désir fou de casser les assiettes. Dans cette situation, il s’agit d’un crime spécial, terrifiant, prémédité, où cacher la tête de la victime pourrait être une manière de rester dans un « entretien infini » 875 avec le monde, puisque l’énigme ne sera jamais dévoilée. Quant à Christine V., le cri est supprimé par le silence de la femme tombée dans un état d’indifférence chronique à tout ce qui se passe autour d’elle, un état, comme le décrit Duras, de « docilité aveugle » tellement apprécié par l’homme :

‘« Elles ne font pas le jardin. Celles-là, elles ne plantent pas les fleurs de saison. Parfois elles s’asseyent devant la maison, exténuées par le vide du ciel, la dureté de la lumière. Et les enfants viennent autour d’elles et jouent avec leurs corps, grimpent dessus, le défont, le décoiffent, le battent, et rient d’elles, elles restent impassibles, elles laissent faire, et les enfants sont enchantés d’avoir une mère pour jouer et l’aimer » 876 .’

Le cri de l’écrivain au début de l’article annonce en fait deux choses différentes. Premièrement, Duras prévient le lecteur de l’existence d’un crime, avec une certitude qui intrigue des critiques et des lecteurs, puisque purement subjective. Deuxièmement, son cri invite s’instaurer le silence autour de l’auteur du crime, puisqu’il y a beaucoup de choses à dire pour la défense de Christine V., criminelle dont Duras ne conteste pas, comme on le lui reproche, le droit à la présomption d’innocence.

Son article est donc de la même nature littéraire que le reste de son œuvre, réalité peu acceptée par la critique 877 . Raison pour laquelle, on lit dans les journaux des réactions tranchantes, dures, contre cet article qui semble être « encore un clou, encore un coup, encore un peu plus d’horreur dans les relations entre les deux sexes » 878 . Duras est accusée de s’être placée « au-delà de la raison » pour fonder une conviction qui attente à la liberté et à la personne d’autrui. Elle se serait placée dans le discours socio-historique pour décréter l’acquittement de cette même personne, traitée comme objet. Elle aurait invoqué le jugement divin et la condition féminine. Elle aurait invoqué la condition féminine et « la conspiration de l’histoire, afin qu’elles restent telles qu’elles étaient avant…, dans un brassage déterministe universaliste, éternaliste et essentialiste, amas de poncifs dont on aurait cru qu’on nous ferait aujourd’hui grâce : l’impuissance des femmes, la folie des femmes et son rapport au sang ; la mère, la mère qui sait mieux, la mère qui tue et la mère qui sauve, la mère qu’il faut racheter de ses péchés pour nous sauver de l’avoir maudite ; les hommes nuls et mortifères. Eh quoi ? […]» 879 L’article de Duras peut-il être réduit, à un simple message anti-féministe, anti-social, anti-juridique etc. ? Manque-t-elle au devoir de réserve et au respect du droit à la présomption d’innocence, comme le lui reproche une lectrice par une lettre ouverte parue dans Esprit Juillet 1986 ?

Une nouvelle occasion pour les thuriféraires et les durassophobes de s’affronter publiquement. L’affaire Grégory se politise même. On considère Duras comme le porte-parole de la gauche qui déclare Christine Villemin plutôt coupable. En réaction, depuis le début de ce drame, les intérêts de l’accusée sont pris en charge par l’organisation d’extrême droite Légitime défense, qui risque de perdre dans l’aventure ce qui lui reste de crédibilité 880 . Mais si elle se politise, l’affaire s’intellectualise aussi. Ce n’est pas nouveau : de tout temps, philosophes, moralistes, romanciers ont été fascinés par les faits divers. Surtout quand ceux-ci ressemblent fort aux scénarios de leurs propres romans. Duras se fait enquêtrice pour Libération. Elle se rend sur les lieux du crime et, d’emblée, à la vue de la maison du couple Villemin, l’évidence lui a sauté aux yeux : « c’est bien Christine V. qui a tué son fils Grégory ! » Ce qui pour les enquêteurs est hypothèse est devenu pour Duras quasi-certitude. Il faut peut-être préciser : ce sont les mots du journal et non pas ceux de l’écrivain. A une analyse minutieuse de l’article, on ne retrouve nulle part une culpabilisation directe de Christine Villemin faite par Duras. Au contraire, l’écrivain utilise beaucoup le conditionnel présent et l’adverbe « peut-être ». En outre, si Duras se rend sur les lieux, ce n’est pas pour mener une enquête, mais pour trouver un nouveau lieu d’écriture. Elle va à la découverte des « collines nues » des Vosges, sans autre précision toponymique, comme si elle allait à la découverte de la jungle pendant son enfance, avec son petit frère, pour écrire Un Barrage contre le Pacifique ou bien au bord de la mer, à Trouville, pour écrire L’Amant ou L’Eté 80. Duras écrit comme elle parle : la parole ou l’écriture sont induites par la vue. C’est le dispositif visuel qu’elle cherche avant d’écrire. Elle entretient un rapport très spécial à l’ordinaire, à la « matérialité de la matière ». Mais peu de ses lecteurs ont compris cela. « Les réponses ignominieuses » à cet article, publié par Libération, Duras dit ne les avoir « jamais, jamais tout à fait comprises » 881 . Duras est-elle déçue ?

Par ailleurs, ce meurtre n’est pas un crime ordinaire : « c’est une transcendance de crime, un acte d’abnégation sublimé », signale L’événement du jeudi. « Un chef-d’œuvre en quelque sorte, par lequel la criminelle sanctionne un monde qu’elle refuse et se sacrifie elle-même en le sanctionnant. Un roman de Duras, en somme ! », peut-on lire dans la même publication. En revanche, des femmes-écrivains de l’époque, à l’image de Françoise Sagan, Françoise Mallet-Joris, Régine Deforges, Benoîte Groult et Michèle Perrein, interrogées par l’Evénement du jeudi, se déclarent « indignées » par le récit qu’a donné Marguerite Duras de l’affaire Grégory dans Libération et réagissent violemment. Seule Edmonde Charles-Roux applaudit et qualifie l’article de « magistral », mais s’empresse d’ajouter : « Je regrette une chose : le titre, où les mots sublime, forcément sublime mettent sur une fausse voie le lecteur ordinaire, celui qui ne connaît ni Duras ni l’affaire Villemin. Ce lecteur-là peut croire qu’il s’agit d’un éloge pur et simple de l’accusée, et il est donc en droit de ressentir un certain agacement. » 882

Pendant plusieurs jours suivant la parution de l’article, pas un dîner en ville où il n’ait été question de l’article de Duras. Rarement le petit monde de l’intelligentsia française n’avait connu pareille ébullition 883 . Le grand public également, alerté par Dominique Souchier, l’homme de la « Revue de presse » de France-Inter, s’est ému. Des lettres sont arrivées par paquets à Libération. La majorité d’entre elles sont hostiles aux sublimations de Duras. Cet écrivain ose écrire à contre-courant.

Qu’est-ce qui fait que ce scandale se déploie telle une tornade, emportant plusieurs catégories de public ? En effet, paru sur trois pages, le long texte itinérant et « parfois splendide » de Marguerite Duras a gêné beaucoup de ses lecteurs. D’abord, « Votre notoriété madame, vous rend inexcusable… », lui écrit Nelcya Delanoë dans sa lettre publiée par Esprit Juillet en 1986. Duras parle contre toute attente et chante dans les colonnes de Libération la « sublime, forcément sublime Christine V. » sans penser à la déception de ses lecteurs des Etats-Unis, par exemple, qui ont tant aimé L’Amant, qui le désirent dans leur bibliothèque et sur leur table de nuit 884 et qui se déclarent contrariés par cet article. En France, en 1985, elle est la vedette numéro un des librairies, des salles de théâtre et de cinéma depuis que le prix Goncourt a récompensé L’Amant à l’automne 1984.

Duras omniprésente, adorée par les uns, détestée par les autres. Duras « sublime, forcément sublime » ? se demande L’Evénement du jeudi des 25-31 juillet 1985 qui considère que l’événement médiatique est aussi ce que dit, ce qu’écrit Marguerite Duras qui, « fidèle à sa technique de reportages subjectifs, confesse aimer le crime et décide, parce qu’elle est femme, parce qu’elle est aussi romancière, d’arracher Christine Villemin des mains de la machine judiciaire pour la restituer à la grande solitude des collines nues, pour la reléguer dans la matérialité de la matière » 885 .

Même la rédaction de Libération fait une introduction défavorable à cet article. Serge July, dans un encadrement, ne parle-t-il du « texte scandaleux » de Duras ? Dans la rue, dans les dîners ce sont les mêmes interrogations qui reviennent, tel un leitmotiv : Marguerite Duras avait-elle le droit d’entrer, avec tout le poids de sa notoriété, dans cette ronde infernale de juges, de policiers, de gendarmes, de témoins, de journalistes qui tournent, depuis des mois, autour d’un enfant mort ? Avait-elle le droit de dire, fût-ce pour la disculper « moralement », que Christine V. était la criminelle ? Pis encore, se demande L’Evénement du jeudi, « peut-on jouer avec les acteurs d’une pièce bien réelle comme avec les mots ? » 886 Bref, la littérature a-t-elle tous les pouvoirs ?

Quand on connaît Marguerite Duras, rien ne surprend dans ses propos, car elle dit les choses à sa manière, à sa pensée, pour mettre expressément en difficulté le raisonnement du lecteur non averti. Pourquoi emploie-t-elle le mot « sublime » alors qu’il s’agit d’un crime odieux ? Ou peut-être que dans la « langue Duras » ce mot a une connotation spéciale ? Avant de répondre à cette question, il paraît nécessaire de préciser, comme le fait aussi Bernard Alazet, que le sublime chez Duras appelle à « l’absence de ce dont il témoigne » 887 . C’est-à-dire, il faut saisir le silence des mots, leur absence parlante, dans toute l’œuvre durassienne. On peut constater ainsi que le « grandiose y réside plus dans le mot que dans la chose », explique Bernard Alazet. C’est ce qu’on peut appeler aussi la tentation du langage. Ecrire sur Lol ne signifie pas tout savoir sur elle, mais la connaître. Bien plus, ne rien savoir sur Lol, était la connaître déjà. Mais aussi, ne rien savoir sur le crime était en connaître déjà la vérité. Duras écrit sur le crime car elle n’en connaît pas la vérité. C’est sa nouvelle morale qui ressemble bien au fait d’écrire sur l’amour faute de le vivre.

Par ailleurs, certains critiques considèrent l’article de Marguerite Duras comme une dissection du cas Villemin menée de main de maître, avec à la fois de la tendresse et de la cruauté, avec une intelligence impitoyable et un désir sincère de s’identifier à la famille, au paysage environnant, à la mère coupable. On dit que Marguerite Duras croit Christine V. coupable et qu’elle cherche à trouver les causes profondes du crime. Et l’on considère que dès ce moment, le lecteur est appelé à partager l’avis de Duras. Mais, attention, avertit à ce titre Simone Signoret, à la confusion dangereuse entre la littérature et le reportage. Quand Duras parle de « la femme des collines nues », dit Simone Signoret, elle utilise une expression qui laisserait presque à penser que Christine V. n’a pas, n’avait pas, son petit confort personnel, voiture, frigo, disques etc. « En réalité, constate la comédienne, Marguerite Duras a recréé un personnage sorti de ses propres romans et mâtiné de bovarysme provincial. La Christine V. de l’article de Libération, c’est un mélange ambigu d’univers du XIXe siècle et de littérature moderne. Elle n’existe pas. » 888 Françoise Mallet-Joris, qui tout en reconnaissant avoir « beaucoup d’admiration pour l’écrivain Duras » se déclare très « indignée » par son article 889 . « Ce n’est vraiment pas le moment de faire de la littérature alors que se joue, sur le terrain, un drame humain ». Sévère, Françoise Mallet-Joris l’est aussi pour le contenu du texte : « En résumé, la thèse de Marguerite Duras est la suivante : si Christine Villemin a tué son enfant, elle est sublime, sinon, c’est une pauvre conne » 890 . Et l’attaque ne s’arrête pas là : « Il est inacceptable de faire de la littérature affectée, sophistiquée en diable, sans tenir compte du drame personnel de cette femme. Cela un journaliste ne l’aurait pas fait. Il aurait pourtant, lui, des excuses ! L’écrivain n’en a pas ! »

Ce qui révolte chez Duras, c’est sa propension à transformer tout en littérature. On dit que Duras parle de Christine Villemin comme si c’était Médée. « Mais Médée, explique Françoise Sagan, a tué parce qu’elle aimait Jason ! Christine, elle, si elle est coupable, a commis le pire sans amour. Jean-Marie Villemin, comme Jason, est fidèle. Tandis que Christine ne l’aimait pas : c’est elle qui a laissé accuser Laroche, c’est elle qui a fait de cet homme un homme traqué, aux abois. Dans toute cette histoire, il n’y a pas un moment d’humanité, ni de tendresse, de la part de Christine. Elle semble même privée de vie, mais elle se ranime devant sa propre glace pour y voir son visage car, en vérité, le seul être qu’elle soit capable d’aimer, c’est elle ! » 891 Qu’est-ce que Françoise Sagan  reproche-t-elle plus précisément à Marguerite Duras ? De ne pas avoir vu Christine Villemin avant de faire l’article. Ses propos sont assez acides : « C’est très beau de défendre la supposée coupable et d’affirmer que la loi n’a rien à voir avec les êtres jugés, c’est même un réflexe généreux […] Il n’y a rien de sublime là-dedans. C’est raté, un point c’est tout. Mais Duras a réussi assez de choses pour que, cette fois, on lui pardonne ».

A son tour, Benoîte Groult, auteur de Ainsi soit-elle, n’est pas moins sévère lorsqu’elle se déclare scandalisée par le fait que Duras fait de la poésie avec un fait divers aussi atroce et encore tout cru, tout vif… C’est dangereux, à son avis. « Il y a quelques pages très belles, mais que je n’avais pas envie de lire maintenant », déclare-t-elle. On a le droit alors de se demander comment quelqu’un peut-il se prononcer a priori sur le message d’un article de presse sans l’avoir lu ?

A en croire Jérôme Garcin, réalisateur de l’article de LEvénement du jeudi, rarement un écrivain de la notoriété de Duras a reçu tant de coups de la part de ses contemporains. Ces réactions, note le même journaliste, vont en effet à l’encontre de l’argument utilisé par Serge July 892  : « Marguerite Duras dit tout haut ce que nous pensons tous, plus ou moins bas ». A ces romancières, choquées pour la plupart, Marguerite Duras dirait simplement tout haut ce que « nous ne pouvons pas » penser tout bas. Autrement dit, ce que les autres n’osent pas penser ? Duras se sent-elle peut-être trop libre par rapport aux autres femmes-écrivains de son époque ? Cette liberté fait-elle l’objet des désirs des confrères de l’écrivain ?

Le comble de la critique négative nous est présenté vers la fin de l’article de L’Evénement du jeudi, avec les propos de Régine Deforges qui dit avoir senti à la lecture du papier de Duras un terrible malaise, une gêne, et il faut bien le dire, du dégoût. Elle voit dans l’article durassien une « forme inconsciente de délation et de complaisance impudique » dans le malheur des autres. Comme si, secrètement, croit-elle, Duras souhaitait que Christine Villemin fût coupable pour mieux la transformer en héroïne de tragédie grecque. Le fait qu’elle exorcise cette culpabilité en la sublimant n’y change rien, à son avis. « C’est peut-être un bon texte, conclut Deforges, mais c’est une mauvaise action. » 893

Est-il nécessaire de mentionner encore Michèle Perrein qui dit que Duras écrit un article comme une voyante qui se laisserait guider par ses fantasmes. C’est son droit privé de fantasmer, reconnaît-elle. Mais s’emparer publiquement de la mort d’un enfant pour nous assener comme vérité absolue sa certitude que la mère est bien la meurtrière, tout en l’absolvant de ce crime pour de raisons sublimées qui, elles aussi, naissent du fantasme, relève de la diffamation, à son avis, et gêne. « Personne n’a le droit de s’offrir une jouissance aussi perverse sur la peau d’une présumée innocente ! »

Querelle publique de gens de lettres ? A travers l’intervention de l’auteur de l’Amant, ce sont le rôle, le pouvoir et le statut de l’écrivain dans la cité qui sont violemment reconsidérés, estime le journaliste Jérôme Garcin. En quittant l’univers clos de la littérature pour les « collines nues », Marguerite Duras devait s’attendre à être soumise aux règles de la démocratie, c’est-à-dire du désaccord public. Et si c’était son désir, celui de choquer, de mettre un peu le désordre là où la justice essaie le contraire ?

Notes
868.

Le Point, n° 1008, 11 janvier 1992, « Duras, la reine Margot », par Jacques-Pierre Amette

869.

«Marguerite Duras : Sublime, forcément sublime Christine V. », in Libération du 17 juillet 1985

870.

Le Point, n° 1008, 11 janvier 1992, « Duras, la reine Margot », par Jacques-Pierre Amette

871.

Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Gallimard, 2002, p. 15

872.

« Voir. Etre vue » par Viviane Forrester in Magazine littéraire, mars 1980, dossier 11

873.

Marguerite Duras, L’Amante anglaise, Gallimard, 1967

874.

Ibid., p.177

875.

« Interprétation d’un crime », par Michèle Ruty in Europe, janvier-février 2006, p.123

876.

« Sublime, forcément sublime. Christine V. », par Marguerite Duras, in Les Cahiers de L’Herne, sous la direction de Laurence Tacou, Paris, Editions de L’Herne, 2005, pp. 71

877.

Voir en ce sens l’article de Philippe Vilain, “La sublimation du crime”, Le Magazine littéraire, n° 452, avril 2006, numéro consacré à Marguerite Duras, dossier réalisé par Aliette Armel. Philippe Vilain dit de l’article écrit pas Duras sur l’affaire Villemin, qu’ “il est surtout pour la romancière un prétexte pour pratiquer la littérature autrement, sans se plier aux contraintes informatives imposées par l’exercice journalistique”.

878.

Esprit Juillet, 1986, « Ascenseur pour l’échafaud », par Nelcya Delanoë

879.

Ibid.

880.

« Quand Marguerite Duras scandalise ses consoeurs » par Jérôme Garcin, in L’Evénement du jeudi, les 25-31 juillet 1985

881.

« Duras à la Perrot », in Libération du 25 juin 1988

882.

« Quand Marguerite Duras scandalise ses consoeurs » par Jérôme Garcin, in L’Evénement du jeudi, les 25-31 juillet 1985

883.

« Les intellos dans la tourmente » par Serge Maury, in L’Evénement du jeudi, les 25-31 juillet 1985

884.

Esprit Juillet, 1986, « Ascenseur pour l’échafaud », par Nelcya Delanoë

885.

« Quand Marguerite Duras scandalise ses consoeurs » par Jérôme Garcin, in L’Evénement du jeudi, les 25-31 juillet 1985

886.

Ibid.

887.

« La tentation du sublime » par Bernard Alazet, in Duras . Dieu et l’écrit, Editions du Rocher, Monaco, 1998, p. 96

888.

Ibid.

889.

« Les intellos dans la tourmente » par Serge Maury, in L’Evénement du jeudi, les 25-31 juillet 1985

890.

« Quand Marguerite Duras scandalise ses consoeurs » par Jérôme Garcin, in L’Evénement du jeudi, les 25-31 juillet 1985

891.

Ibid.

892.

«Marguerite Duras : Sublime, forcément sublime Christine V. », in Libération du 17 juillet 1985

893.

« Quand Marguerite Duras scandalise ses consoeurs » par Jérôme Garcin, in L’Evénement du jeudi, les 25-31 juillet 1985