Ceux qui ont apprécié la sublimation durassienne ne sont pas nombreux. La première est Duras elle-même, écrivain sans scrupules, qui se définit simplement par une interrogation : « Ne suis-je pas scandaleuse de toujours oser ? » L’écrivain avoue en 1988 à la télévision, sur TF1, son étonnement vis-à-vis de la beauté de l’article sur Christine Villemin qui est « somptueux de vérité » 894 . Et, suprême luxe, elle manie la dérision à son encontre : « Ils vont tous faire du Duras, maintenant. Je vais devenir une plaie. » 895 Ça lui plaît, mais elle dénonce Libération, qui lui commande un article sur le meurtre de Grégory et « exploite le scandale », bien que ce soit le « plus bel article que j’ai fait » 896 . Duras ne dit pas que ce qu’elle écrit dans l’article est comparable à la réalité. En revanche, elle met l’accent sur le côté esthétique de ce qu’elle écrit. A son avis, la littérature est « scandaleuse parce qu’elle est rare et qu’elle rend les gens fous » 897 . Duras fait donc de la littérature en écrivant cet article. Malgré son autodéfense, l’article en question est mal perçu par la grande majorité des lecteurs. Une dizaine d’années plus tard, L’Express ridiculise encore Duras et place cet article au premier rang des gaffes de l’écrivain : « Enquêteuse émérite, Marguerite résout l’affaire Villemin en moins d’une journée » 898 .
On aime croire que si Libération avait encadré cet article dans la rubrique « culture » ou « « littérature », le scandale n’aurait peut-être pas eu lieu du tout. Mais, ce n’est sans doute pas par erreur que le journal a publié l’article dans la rubrique « Evénement ». En effet, quel est l’événement annoncé ? S’agit-il uniquement de tenir au courant les lecteurs de la suite d’un procès de meurtre ? Pourquoi avoir demandé à un écrivain, déjà célèbre et assez controversée, d’écrire sur un fait divers ?
Certes, le journal a tiré profit de l’ « exploitation du scandale », dont parle Duras, mais il a aussi délibérément mis en danger l’image de l’écrivain. S’agi-il d’un essai de diffamation de Duras ? En proposant à ses lecteurs l’exclusivité de quelques pages toutes fraîches de Duras, le journal compte bien sur une augmentation du nombre de ses lecteurs, mais il place l’écrivain en situation de cible. Certes, les lecteurs attaquent Duras pour ses propos scandaleux, voire impudiques, mais son image n’est pourtant pas mise à mort. Par sa destruction apparente, elle se construit encore plus solidement. On s’interroge, par exemple, sur le point suivant : pourquoi L’Evénement du jeudi du juillet 1985 demande-t-il l’avis uniquement à des femmes romancières de l’époque et pourquoi toutes n’ont-elles qu’un avis défavorable à son égard ? Pire encore, on lui adresse des blâmes publics. Si au moins le débat avait eu lieu sur un plateau de télévision, Duras aurait pu répondre ! Son succès mondial gêne ? Est-elle devenue tellement insupportable et enviable ? Mais ce qui est encore plus impressionnant, c’est le fait que Duras n’a pas été comprise par les femmes en général. L’on constate même dans son article que Duras parle beaucoup au nom des femmes, de leur « secret commun » 899 , elle défend la cause des femmes dans la presse, en tant que féministe non déclarée, mais convaincue et appliquée. En réponse, elle reçoit leur refus, leur mépris comme si l’on désirait l’exclusion définitive de Duras du champ de bataille féministe.
L’Express du 24 juin 1988, p. 132, « Quand Duras effeuille Marguerite », par Marylène Dagouat
Ibid.
« Duras à la Perrot », in Libération du 25 juin 1988
Ibid.
L’Express du 7 mars 1996, « Les éclats de Marguerite » par Olivier Le Naire, pp. 91-94
« Sublime, forcément sublime. Christine V. », par Marguerite Duras, in Les Cahiers de L’Herne, sous la direction de Laurence Tacou, Paris, Editions de L’Herne, 2005, pp. 69-73