Le véritable fantasmatique de Duras 

Il est temps de se demander maintenant si Duras a vraiment besoin d’une tribune pour se défendre. Quelle est donc l’erreur tant décriée ? Quoique annoncé comme scandaleux par Serge July, l’article au sujet de l’affaire Grégory n’a plus besoin d’autre introduction que celle faite par la rédaction du journal Libération. Serge July connaît très bien Marguerite Duras et la comprend parfaitement. C’est pourquoi on accepte son article, non sans quelques commentaires jugés nécessaires, pour prévenir le lecteur de la possibilité d’un malentendu. « La littérature et la justice font rarement bon ménage » 900 , écrit-il, car l’une dérègle quand l’autre règle, l’une transgresse quand l’autre est censée protéger, rendre théoriquement des individus réels plus intouchables encore. Christine Villemin est une intouchable, à son avis, car elle appartient au monde de la douleur qui est, à son tour, le monde du silence. Le texte de Duras est scandaleux : « elle ose rêver publiquement de la douleur de cette femme, transgressant son propre malaise et le nôtre, pour affoler le jeu de miroirs qu’offre à chacun de nous toute grande affaire criminelle. » 901 Serge July va encore plus loin dans sa présentation de l’article de Duras et voit en Christine Villemin une future héroïne d’un possible roman durassien dont il invente déjà le titre : Le Crime.

Serge July s’avère aussi un fidèle connaisseur de l’écrivain par les précisions qu’il fait au sujet de l’enquête menée par Duras. En effet, il dit que ce n’est pas un travail de journaliste, d’enquêteur à la recherche de la vérité. Mais celui d’un écrivain en plein travail, fantasmant la réalité en quête d’une « vérité qui n’est sans doute pas la vérité, mais une vérité quand même, à savoir celle du texte écrit ». Il dit que ce n’est de toute évidence pas la vérité de Christine Villemin, ni vraiment celle de Marguerite Duras, mais celle d’une femme « sublime, forcément sublime » flottant entre deux langages, celui de l’écrivain, d’une part, et celui bien réel, en grande partie non-dit, de Christine Villemin 902 .

Que veut affirmer Serge July ? Faut-il comprendre qu’il y a une dualité de la personnalité de l’écrivain devant l’acte d’écriture ? Son œuvre est construite sur deux grands piliers : l’un est de l’ordre de l’imaginaire et du fantasmatique (la fiction), l’autre est de l’ordre du matériel (la réalité immédiate). Or ces deux piliers devraient rester à jamais parallèles lorsqu’il s’agit de l’écriture d’information, pour que la construction de l’image de l’écrivain reste en place. L’effondrement de l’image de l’écrivain est souhaité (par une partie de la critique) au moment où Duras ne correspond plus à l’horizon d’attente de ses lecteurs et brouille la frontière entre le réel ou le monde matériel et l’imagination, comme dans l’affaire Grégory, pour fabuler sur un fait divers assez dramatique. C’est ce qui gêne ses lecteurs.

Dans une vidéo de Michelle Porte réalisée au moment de la mise en scène de Savannah Bay, Duras explique comment elle voit le célèbre couple vrai/véritable. En effet, elle met l’accent sur la capacité personnelle de voir et de penser les choses, tout en faisant référence à chaque individu qui est libre d’avoir sa propre conviction. Ce dernier mot, conviction, est très important surtout dans le théâtre où, explique l’écrivain, il n’y a pas d’autre possibilité de dire la passion que de la montrer. Bien plus, dit-elle, « ceux qui essayent de la raconter et de la dire se cassent les dents, c’est impossible… » 903 Lorsqu’on sort de la pièce, on ne saura pas si c’est une légende ou une histoire vraie, véritable. Mais cela n’a aucune importance, à son avis, l’essentiel c’est la conviction de la comédienne qui la raconte. La vérité est alors là, du moment que la comédienne le dit, l’histoire est vraie. « Et je dis aux comédiennes très souvent que ce qu’il y a dans les livres est plus vrai et plus véritable plutôt que l’auteur qui les écrit » 904 . On s’interroge dans cette perspective si ce que Duras affirme ici au sujet du théâtre est bien valable pour l’écriture d’information. Certainement, car Duras reste invariablement inchangée dans n’importe quelle forme d’écriture et pour tout destinataire du texte. Ce qui est vrai correspond à l’écriture d’information et trouve l’origine dans la réalité immédiate et objective, alors que le véritable est le travail du vrai grâce au talent de l’écrivain à fabuler, à inventer. Le véritable est de l’ordre du subjectif.

Ainsi peut-on affirmer sans crainte que Duras fait de la littérature dans « Sublime, forcément sublime. Christine V. ». Dans cette situation la conviction de l’écrivain sur l’existence du crime est essentielle. Tout le monde est d’accord sur le fait que le crime a existé, mais personne n’en connaît l’auteur, faute de témoins. Lorsqu’elle va regarder les lieux du crime, Duras est convaincue de l’existence du meurtre, sans avancer de nom. Pourquoi alors est-elle accusée ? Elle transforme le vrai en véritable. Ce qu’elle essaie de prouver par la suite, ce n’est en aucun cas la culpabilité de Christine Villemin, mais le fait qu’à nouveau, la vue d’une certaine géographie l’inspire à écrire sur des choses vraies, plus véritables encore que l’auteur du crime. Peu importe donc que l’histoire ou les hypothèses concernant la mort d’un enfant soient vraies ou fausses, ce qui importe ce n’est pas la vérité de l’événement, c’est la conviction que l’écrivain a de la nécessité d’écrire, qui est une pulsion interne. La réception a critiqué l’attitude de Duras d’un point de vue éthique parce qu’elle met en jeu une personne, une famille et, dit-on, la présomption d’innocence de Christine V. Mais Duras accuse-t-elle Christine Villemin ?

Si l’écrivain choisit de parler de cette affaire, elle y voit une bonne occasion d’exprimer, comme le dit aussi Alain Arnaud, « une nécessité profonde » d’ordre politique plutôt qu’éthique. « L’impudeur de Duras dans ses énoncés publics ne renvoie ni à une volonté de provocation ni à une transgression, mais au contraire chez elle à une nécessité profonde » 905 . Politiquement parlant, cette nécessité renvoie à une prise en compte de l’ « espace commun » ou public. Duras met la littérature à sa place, c’est-à-dire dans l’espace commun. L’écrivain ne transgresse ni les lois sociales ni l’éthique, mais elle se permet de transgresser les lois de l’écriture (transgression des genres) et celles de la politique (elle reste « communiste », mais elle déteste le fonctionnement et les lois imposées par les communistes).

Notes
900.

« La transgression de l’écriture », par Serge July, in Libération du17 juillet 1985

901.

Ibid.

902.

Ibid.

903.

« L’impudeur : les interventions publiques de Marguerite Duras » par Alain Arnaud, in Lire Duras, présenté par Claude Burgelin et Pierre Gaulmyn, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2000, Collection « LIRE » dirigée par Serge Gaubert, p. 573

904.

Ibid.

905.

Alain Arnaud, op. cit., p. 579