« C’est ce que je vois » ou l’imbattable voyeuse

L’article de presse écrit sur l’affaire Grégory n’a été repris dans aucun livre de Marguerite Duras. Pourtant, il reste dans la mémoire de l’écrivain qui en parle souvent, dans des interviews ou dans ses livres 906 et ce qu’on peut lire à travers ses propos ultérieurs c’est la tristesse profonde d’un écrivain qui se voit mal compris et mal jugé par le public. En 1987, dans La Vie matérielle, Duras ne renonce toujours pas à admirer Christine Villemin et à louer ses vertus de femme dont la violence reste « insondable », et dont la « conduite instinctive qu’on peut rendre au silence » est commune à toutes les femmes, comme le prouve l’expérience relatée par Duras dans l’article « Le Coupeur d’eau » 907 . La femme sans nom de cet article, qui pousse sa famille et elle-même au suicide, comme unique sortie d’un désespoir provoqué par les autres, peut être aussi bien Christine V., que l’auteur même. Le message durassien est sa grande compassion pour la femme en général et elle s’avère une fois de plus une militante pour le changement de la condition féminine dans la société. Le cas de Christine V. est similaire à celui de la femme de l’article mentionné ci-dessus. Toutes les deux se sentent « abandonnées par tous, par toute la société et il ne leur reste qu’une chose à faire, c’est de mourir ». 908 Duras lance un cri au nom de toutes les femmes, mais personne, semble-t-il, ne l’entend. Ce sont des histoires qui « rendent fou » 909 , dit Duras, sans accuser du tout lesdites criminelles. « Tu ne peux pas imaginer la vie que j’endure depuis des années », ce sont les mots de Christine V. dont la vie ressemble à l’identique à celle de Claire Lannes de l’Amante anglaise.

Duras n’a jamais vu Christine V. en face, mais elle l’aperçoit à travers les regards des autres. Ainsi, la voit-elle intelligente, finie, spirituelle par les yeux du juge 910 . Elle parle aussi d’un joli visage où l’on peut lire une « légère absence, une inexpressivité légère qui vitrifie le regard ». Cette femme a passé sa vie « sur le sommet d’une colline nue, dans un chalet vosgien. Tout autour, des collines vides, des chemins déserts, en bas, les sapinières très sombres…Entre les sapinières, la rivière. » 911 Pourquoi ces détails ? Duras essaie-t-elle, par ses descriptions, de préparer la défense de cette femme ? Pourquoi crie-t-elle quand elle voit la maison ?

Le scénario du crime que Duras imagine ensuite est choquant. Les mots sont froids, cruels, fous, comme le tueur. Mais elle ne donne pas de nom. « L’enfant a dû être tué à l’intérieur de la maison. Ensuite il a dû être noyé. C’est ce que je vois. C’est au-delà de la raison. …» Les mots-clés de son article sont ici, dans ce fragment : « C’est ce que je vois ». C’est par ces mots que Duras projette tout et se projette elle-même dans son univers fictionnel. Malheureusement, ces nuances n’ont pas été prises en compte par lacritique. Tout ce qui suit cette affirmation est d « du Duras ». On retrouve dans cet article une volonté extraordinaire de l’écrivain sinon de se mettre à la place de ladite criminelle, ainsi que de toutes les femmes, du moins de comprendre leur solitude, leur innocence, les raisons qui auraient pu mener au crime, tels la désaffection, la sexualité obligée par l’homme de la part de la femme, les gifles, la folie, la monstruosité de l’innocence… « La vie qu’on mène réellement dans cette maison de la colline ou ailleurs, dans des maisons équivalentes, personne ne la connaît, même pas le juge », écrit Duras. L’emploi même du conditionnel ou de l’adverbe « peut-être » atteste le fait que l’écrivain n’a pas l’intention d’accuser : « Il se pourrait que Christine V. ait vécu avec un homme difficile à supporter » ; « Pourtant cette femme des collines nues, dit-on, aurait trouvé comment défaire en une fois, en une minute, la totalité du bâtiment de sa vie. On le dit. Ce n’est pas sûr. On peut imaginer la chose dans son principe. Dans son fait, on ne peut pas, c’est rigoureusement impossible. » ; « une nuit qui descendrait sur elle Christine V. innocente qui peut-être a tué sans savoir comme moi j’écris sans savoir, les yeux contre la vitre à essayer de voir clair dans le noir grandissant du soir de ce jour d’octobre » 912 .

Duras n’accuse pas. Elle vit en elle-même le mouvement de l’intelligence qui défait l’ordre judiciaire. Duras détient le secret qui est commun à Christine V., ainsi qu’à toutes les femmes. Le dévoile-t-elle finalement ? Non, elle le revêt d’une aura d’ambiguïté et d’ombre justement pour pouvoir confectionner de l’histoire de Christine V. l’histoire mythique de la Femme. Elle est encore seule dans la solitude, « là où sont encore les femmes du fond de la terre, du noir, afin qu’elles restent telles qu’elles étaient avant, reléguées dans la matérialité de la matière. Christine V. est sublime, forcément sublime. […] Et cela me regarde. » 913

Il est important de dire que cet article très controversé que Duras écrit sur l’affaire Grégory laisse des tâches indélébiles sur l’image de l’écrivain. Désormais, il devient presque une habitude pour les journaux ou pour les critiques de rappeler ce geste durassien, les uns pour défendre l’écrivain, les autres pour la montrer du doigt. Ces pages durassienne sur la condition féminine dans la société fait aussi l’objet de quelques articles universitaires récents 914 , qui posent le problème du journalisme subjectif de Marguerite Duras, source de l’ « impudeur » de l’écrivain. Aujourd’hui presque tout le monde est d’accord sur le fait que Duras dépasse dans son article la frontière entre le fictif et la réalité. Les mots du titre de l’article (« sublime, forcément sublime ») sont souvent repris par diverses instances de la critique d’aujourd’hui pour renvoyer au nom de Duras. Bien plus, on constate que ces mots sont même utilisés dans la publicité 915 , certes, sans aucun rapport à l’écrivain, mais en raison de l’effet sensoriel et psychologique que cette association de mots produit sur le lecteur.

Notes
906.

Marguerite Duras, La Vie matérielle, P.O.L., 1987, p. 118

907.

Ibid., pp. 115-120

908.

Ibid., p. 119

909.

Ibid., p. 116

910.

« Sublime, forcément sublime Christine V. », par Marguerite Duras in Les Cahiers de l’Herne, Editionsde l’Herne, 2005, p. 69

911.

Ibid.

912.

Ibid., pp. 70-71

913.

Ibid., p. 73

914.

Voir dans cette perspective « L’impudeur : les interventions publiques de Marguerite Duras » par Alain Arnaud, in Lire Duras, présenté par Claude Burgelin et Pierre Gaulmyn, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2000, Collection « LIRE » dirigée par Serge Gaubert, p. 569 ou l’article « La sublimation du crime » par Philippe Vilain, paru dans Le Magazine Littéraire n° 452, avril 2006, n° spécial Duras, Marguerite duras : visages d’un mythe, dossier coordonné par Aliette Armel, p. 54

915.

Voir par exemple une publicité pour Jaguar XKR, sur www. lexpansion.com : automobile, du 7 juillet 2007