Quelques voix à la défense

A part Serge July ou Benoît Jacquot, d’autres voix se sont érigées en défenseurs de Duras. Ce sont des gens qui l’ont très bien connue et qui ont collaboré avec elle, à l’image de François Mitterrand ou Jacques Lassale, mais aussi des voix de la critique contemporaine dont les articles ont paru dans des numéraux spéciaux de revues ou publications récentes, telles Europe, Cahiers de l’Herne, Lire Duras. Dans cette même perspective, il faut mentionner aussi le livre tout récent de Jean-Pierre Martin, Le Livre des hontes, qui consacre un chapitre entier à l’analyse de l’im-pudeur durassienne. Toutes ces voix de la critique s’accordent à défendre non pas l’innocence de Duras par rapport aux accusations reçues, mais ce côté fantasmatique de l’écriture qui est à l’origine de l’œuvre.

Dans un article paru dans le numéro spécial « Marguerite Duras » de la revue Europe 916 , Jacques Lassale parle d’une incorrigible façon de l’écrivain de transmuter la réalité vécue en fiction romanesque qu’il appelle les « mentir vrais » durassiens. Lui-même reconnaît qu’entre le droit à la divination de l’écrivain et la transgression éthique autant que juridique de la chroniqueuse, il avait choisi à l’époque de condamner la chroniqueuse. Mais en 2000 déjà, dit-il, « les acteurs de Médée et moi, nous étions devenus plus circonspects » 917 . Cette reconnaissance posthume de la valeur de son œuvre est, bien sûr, la bienvenue, mais elle suscite une interrogation : pourquoi la réception contemporaine de Duras n’a-t-elle pas apprécié ces écrits ?

Peut-être parce qu’elle vit trop de ses fantasmes, plus que de la réalité. Ou du moins, c’est ce que nous laisse comprendre Ami Flammer, violoniste et Juif, qui connaît personnellement Duras et collabore avec elle pour la musique de son cinéma 918 . Il parle de Duras comme de quelqu’un qui a une force de sensibilité et d’imaginaire au-dessus de la norme. Pour ceux qui comprennent cet aspect, ses dits et non-dits fascinent 919 . Ami Flammer argumente ses propos par le penchant de Duras pour le judaïsme. En effet, il dit qu’il y a chez Duras une volonté permanente de se référer au judaïsme, de faire penser qu’elle a une relation privilégiée avec le monde de la Bible, alors qu’en réalité il y en a chez elle une « assez grande méconnaissance et finalement une pensée assez brouillée ». « Une grande confusion, et en conséquence beaucoup de fantasmes. Si ce que Marguerite écrivait était si fort, c’est parce qu’elle était à la limite du réel. » 920 Dans Le Vice-Consul, par exemple, Duras ne parle pas directement d’un amour vécu, puisqu’il ne se produit pas, mais d’un cri d’amour. Si Duras fait de Yann Andréaun personnage juif, dans Yann Andréa Steiner, en 1992, c’est une façon de le rendre mythique, mais en même temps de lui dire : « Tu n’existes pas ». Qu’une identité juive soit à l’origine de l’amour, c’est ramener cet amour à quelque chose qui a existé dans le passé, qui sous-tend toute l’humanité, mais qui n’existe pas en tant que tel. Puisque pour Duras, tout ce qui renvoie à la judaïté tient à la mystique, à la présence-absence divine, à l’imaginaire. Duras aime fantasmer. Dans La Maladie de la mort, il ne reste que la trace d’un corps sur le drap. Tout est en creux. Tout n’est que trace. La trace de l’amour, mais pas l’amour. La trace de la musique, mais pas la musique. Et, pourquoi pas, dans « Sublime, forcément sublime », la trace du crime, puisque l’enfant n’est plus, mais pas le crime de Christine V. Pourtant, Duras invente un crime dont elle « accuse » cette femme, toutes les femmes, celui fait sur l’amour, au nom de l’amour. Ce pourrait être ce que la critique appelle une « esthétisation du crime absolu » 921 .

Chez Duras, et surtout dans « Sublime, forcément sublime…Christine V. », il n’y a pas de déclaration nette. La vérité est cachée derrière un non-savoir affirmé, une ignorance complète de tout acte criminel ou d’écriture : « … Christine V. innocente qui peut-être a tué sans savoir comme moi j’écris sans savoir…» 922 . Michäel Lonsdale, acteur et bon connaisseur de l’écrivain, dans un entretien avec Aliette Armel, dit que Marguerite n’aurait jamais pris parti en disant je crois ou je ne crois pas. Il explique ensuite qu’entre ce que les gens disent et ce qu’ils vivent intérieurement, il y a toujours une espèce de « zone où on ne sait pas » qui fait que « la lucidité déclare une chose et puis le cœur en vit une autre » 923 . Dans l’œuvre de Duras, la place du vide est bien privilégiée. Duras fait une œuvre de l’absence d’êtres qui sont restés dans « l’état d’être partis ». On écrit sur le corps mort de l’amour et du monde, dit Duras. Ce qu’elle fait dans l’article sur l’affaire Grégory n’est pas différent. Lonsdale confirme que Duras écrit un article sur l’amour et l’absence de l’amour, un article qui a affaire à l’inconscient (fantasme) et qui est « troublant, c’est fou » 924 . D’ailleurs, Duras lui répétait toujours : « Je suis un écrivain qui fait du cinéma. Je ne suis pas un cinéaste » 925 . Cette formule fait penser à une autre, par analogie. Qu’est-ce qui pourrait empêcher le lecteur d’imaginer Duras dire : « Je suis un écrivain qui écrit pour la presse. Je ne suis pas chroniqueuse » ? A en croire Enrique Vila-Matas, disciple de Duras, « le seul moyen de dire la vérité est de la dire dans le langage de la littérature » 926 .

Pour sa part, François Mitterrand, qui connaît Duras de très près, ne contredit en rien ces voix qui défendent l’écrivain. Au moment où Le Nouvel Observateur demande son avis d’avocat sur l’accusation de Christine V. par Duras, le président estime que c’est « énorme de dire ça ». Il oriente la critique vers le côté littéraire de l’article en rappelant que l’écrivain a beaucoup de droits :

‘« Sur quoi est fondée son appréciation ? Je ne comprends pas ce que ça veut dire. Il s’agit de son intuition à elle. Je n’avais pas celle-là. C’est énorme de dire ça. Mais l’écrivain a beaucoup de droits. Je n’aurais pas le courage de lui fixer des limites. J’ai ce sentiment-là qu’on ne peut pas brider le besoin qu’a un artiste de s’exprimer comme il le ressent. Dans ses actes, c’est différent, quoique…écrire est un acte ; donc les frontières sont difficiles à tracer. J’ai beaucoup de considération pour Marguerite. »’

Notes
916.

« Duras, vous connaissez ? », par Jacques Lassale in Europe, janvier-février 2006, pp. 6-20

917.

Ibid., p. 16

918.

« Le fantasme, pas la connaissance. Entretien avec Ami Flammer », propos recueillis par Emmanuelle Touati in Europe, janvier-février 2006, pp. 175-180

919.

Ibid., p. 176

920.

Ibid.

921.

« La robe blanche de la réalité » par Georges- Arthur Goldschmidt, in Europe, janvier-février 2006, p. 182

922.

« Sublime, forcément sublime Christine V. », par Marguerite Duras in Les Cahiers de l’Herne, Editionsde l’Herne, 2005, p. 70

923.

Entretien d’Aliette Armel avec Michael Lonsdale, Paris, le 2 février 1997, in Duras . Dieu et l’écrit, Editions du Rocher, Monaco, 1998, p. 31

924.

Ibid., p. 39

925.

« Marguerite Duras, personnage d’Enrique Vila-Matas », par Aliette Armel, in Europe, janvier-février 2006, p. 206

926.

Ibid., p. 213