Sources de l’impudeur durassienne

La double vue de Marguerite Duras est un don 927 . Louer soi-même son génie en public est une audace. Ecrire sur la mort est un talent chez Duras. Etre « au-dessus des convenances » 928 gêne et c’est une impudeur, du fait de ne pas écrire comme tout le monde le veut ou le pense. Bien plus, le courage même d’écrire, de s’affirmer et de publiciser son talent, elle, une femme, est déjà une transgression à son époque. Comme le dit Marcelle Marini, « pour Duras, écrire, c’est transgresser. Tout part de l’indécence d’écrire quand on est une femme » 929 . Et, faut-il ajouter, quand le style est hors de tout cliché. Duras méprise les livres anodins, qui ne disent rien, ni ne produisent pas de chocs sur le lecteur. Elle aime provoquer. C’est pourquoi il lui faut maintenir l’écriture comme un crime. Le désir d’écrire sur le désir, le plaisir de raconter la mort et la mise à mort de l’écriture la consacrent comme « hérétique » de la féminité et de la littérature 930 . Ceci surtout après que Virginia Woolf invite les femmes à la difficile conquête de la liberté : « Ecrivez ce que vous désirez écrire ». Duras lui répond dans les Lieux :

‘« En somme, on part avec une méfiance de soi, avec une culpabilité, on part pour écrire avec des petits bagages de quatre sous, que les autres ont ficelés pour vous, on ne part pas dans la liberté. Il faut se faire confiance. Vous faites bien confiance aux autres… vous faites confiance à l’amour…vous faites confiance au désir… et puis, vis-à-vis de vous, vous êtes pleine de méfiance, pourquoi ? Ce n’est pas juste. Moi, je me fais confiance comme à une autre. Je me fais complètement confiance. » 931

C’est en particulier ce qu’on constate à partir de 1969, quand Détruire, dit-elle marque un grand tournant dans son écriture. C’est aussi le moment où Duras intervient sur la scène publique pour expliquer sa vie et pour interpréter son œuvre. Elle est et reste dans la tradition française, comme le dit Marcelle Marini, la seule femme écrivain à oser se présenter en monstre sacré, dans l’alliance du grotesque et du sublime 932 . Cette suraffirmation devient bientôt synonyme de transgression des règles et des limites imposées. « Le crime suprême n’est-il pas enfin de s’arroger la puissance d’écrire, pouvoir absolu sur le langage et par le langage sur autrui et le monde, pouvoir de détruire comme de créer, de détruire pour recréer, pouvoir en somme de vie et de mort ? », se demande Marcelle Marini 933 . Reconnaître la loi et l’enfreindre, connaître la tradition et la transgresser, tel est le sens de l’impudeur durassienne.

Qu’est-ce que la critique reproche-t-elle encore à Duras ? Quelle est la « signification de son impudeur que l’on peut constater à la première lecture comme à la première écoute » ? 934 Dans son article sur l’impudeur durassienne, Alain Arnaud trouve quelques registres qui constituent l’essentiel du sujet et qui feraient de ses énoncés des objets de scandale. Ce peut être l’exposition de la sexualité, plus particulièrement féminine, dont le meilleur exemple est son livre L’Homme assis dans le couloir. C’est le motif qui trace conjointement sa vie et son œuvre et qui se traduit par l’exposition de la passion dans des « termes crus, explorant les méandres de la sexualité féminine » 935 . La thématique omniprésente de l’inceste s’ajoute à cette liste. Ce thème, qui traverse de part en part non seulement l’œuvre mais aussi la parole publique, constitue l’un des signifiants majeurs du dispositif d’énonciation de Duras. L’inceste est présent aussi dans la presse écrite de Duras, comme le prouve l’interview réalisée par l’écrivain au sujet de Nadine d’Orange, publiée dans le Nouvel Observateur, puis repris dans Outside ou même les chroniques réunies sous le titre de l’Eté 80, où l’on peut lire l’amitié, sinon l’amour impossible, entre la jeune monitrice et l’enfant aux yeux gris.

En fait, toute « la vie matérielle » est très familière à l’écrivain. Elle s’y intéresse en permanence, car le réel est le prétexte de l’écriture. Pourtant, elle a une capacité anormale à manipuler, transformer, métamorphoser le réel. Benoît Jacquot la décrit ainsi : « Duras n’était pas du côté de la connaissance, mais elle avait un savoir extraordinaire de tout » 936 . Un peu « médium », un peu « sorcière », elle voit derrière les apparences, élabore de façon complètement différente la matière du quotidien, le monde matériel. On a parlé à son égard d’un certain pouvoir de voyance, qui la « contraint à une recomposition hallucinée d’éléments souvent aléatoires du réel et qui, fonctionnant comme une prophétie rétrograde, la renvoie à elle-même. » 937 Dans cette perspective, la critique situe l’impudeur durassienne du côté de la transgression d’un tabou qui est plus fort encore que celui de la sexualité : l’association de la femme à la violence meurtrière. Peut-être que la réaction dure des lectrices vis-à-vis de l’article écrit par Duras sur l’affaire Grégory vient de cette transgression qui est perçue comme une trahison de la féminité par l’écrivain. « Duras brouille les rôles codés des deux sexes, et, par là, renouvelle la question de l’illégitimité et de la légitimité du crime. Mais, cet impératif, le reconnaît-elle simplement ou appelle-t-elle à le réinventer, voir à l’inventer ? » 938

En outre, l’impudeur de Duras se caractériserait à la fois par la transgression des limites qui dessinent les genres fiction et journalisme, comme dans l’Eté 80, et par l’introduction de la subjectivité dans la sphère de l’information, dont il est question dans le scandale produit par l’article écrit sur l’affaire Villemin. L’irrespect à l’égard des conventions qui circonscrivent les genres journalistique, artistique, littéraire, critique, politique est d’ailleurs la marque de son impudeur. 939 Ces frontières ne sont pas pertinentes pour Duras. Le fait divers, comme on a pu le constater, stimule et inspire l’écriture de fiction. On se souvient des événements réels à l’origine d’Anne Marie Stretter, mais aussi du fait que l’Amante anglaise a pour point de départ un fait divers.

Cet irrespect n’est pas de la confusion, souligne Alain Arnaud, il répond à une nécessité très forte : « Duras remet sur son socle le discours informatif : l’information est d’abord un récit qui affirme le médiateur contrairement à son déni dans les mass média » 940 . D’ailleurs, Duras précise dans La Vie matérielle 

‘« Une information véritable c’est à la fois subjectif et tangible, c’est une image donnée écrite ou orale, toujours indirecte…Personne ne parle à la télévision…C’est-à-dire à partir de n’importe quoi, un chien écrasé, remettre en route l’imaginaire de l’homme, sa lecture créatrice de l’univers, cet étrange génie si répandu, cela à partir d’un chien qui a été écrasé. » 941

Ce qu’il faut peut-être garder de tout ce scandale autour de l’article écrit sur l’affaire Grégory c’est le fait que Duras trouve dans cette histoire réelle un prétexte pour écrire un texte sublime, comme elle l’a fait maintes fois avant, en écrivant pour les journaux.

Notes
927.

Cf. « La double vue de Marguerite Duras », par Marie-Claude Schapira in Lire Duras, présenté par Claude Burgelin et Pierre Gaulmyn, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2000, Collection « LIRE » dirigée par Serge Gaubert, p. 535

928.

« Lettre à Marguerite Duras », par Xavière Gauthier, in Cahiers de l’Herne, Editions de l’Herne, 2005, p. 82

929.

« Transgressions » par Marcelle Marini, in Duras . Dieu et l’écrit, Editions du Rocher, Monaco, 1998, p. 74

930.

Ibid., p. 77

931.

Marguerite Duras et Michelle Porte, Les Lieux de Marguerite Duras, Minuit, 1977, p. 32, repris par Marcelle Marini, op. cit., p. 77

932.

En parlant de l’alliance du sublime et du grotesque dans l’oeuvre de Duras, Marcelle Marini fait référence au mélange des genres chez cet écrivain. Dans cette perspective, l’article de Duras sur l’affaire Villemin est une forme d’écriture qui combine la pure imagination à la réalité. C’est pourquoi le résultat, qui touche à la sensibilité de certains lecteurs, est perçu comme une bizarrerie, une exagération de l’écrivain.

933.

Marcelle Marini, op. cit., p. 78

934.

« L’impudeur : les interventions publiques de Marguerite Duras » par Alain Arnaud, in Lire Duras, présenté par Claude Burgelin et Pierre Gaulmyn, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2000, Collection « LIRE » dirigée par Serge Gaubert, p. 570

935.

Alain Arnaud, op. cit. , p. 571

936.

Cahiers Cinéma, avril 1996, « Lève-toi et marche ! », entretien de Caroline Champetier avec Benoît Jacquot, réalisé par Serge Toubiand le 9 mars 1996

937.

Marie-Claude Schapira, op. cit., p. 356

938.

Marcelle Marini, op. cit., p. 82

939.

Ibid., p. 572

940.

Alain Arnaud, op. cit., p. 573

941.

Voir Marguerite Duras, La Vie matérielle, P.O.L., 1987, p. 126