« La femme aux mille scandales »

Que dire de l’image de Marguerite Duras en tant que journaliste ? Ce côté de l’écrivain, moins exploité par la critique, s’ajoute à son grand plaisir d’apparaître en public (à la télévision ou à la radio) pour former ce qu’on peut appeler la tridimensionnelle exhibition de soi ou mise en scène de Marguerite Duras par elle-même. On constate dans notre étude que la Duras chroniqueuse, interviewée ou intervieweuse est la même que celle qui écrit des livres ou qui parle à la télévision. Comment Duras est-elle reçue par le public au moment où paraissent ses articles de presse ? On est heureux, agacé, révolté, content, surpris de retrouver dans son journalisme la même « écriture courante » qui « court sur la crête des mots pour ne pas les perdre ». On constate aussi que dans la politique, dans le journalisme et dans la littérature, Duras s’est construit l’image d’une femme qui lutte pour la liberté d’expression et contre les injustices sociales, tout en restant fidèle à elle-même uniquement, à l’amour et à son parlécrit.

Qu’est-ce que le journalisme pour Duras ? C’est une écriture « éphémère », proche d’une certaine négligence ou désordre d’idées, inspirée souvent par l’univers de la criminalité, comme l’article écrit sur l’affaire Villemin. Duras est une grande consommatrice de faits divers. Le journalisme est aussi un égarement dans le réel, comme dans L’Eté 80, qui offre au lecteur un heureux mélange d’écriture d’information et de conte. Le journalisme durassien choque, comme d’ailleurs certains de ses livres, par la récurrence de thèmes tabous, tels l’inceste, le crime, le désespoir dans le manque d’amour ou l’homosexualité. Mais aussi, la manière dont Duras est perçue, à l’époque où ces articles et livres passées pour indécents paraissent, peut choquer le lecteur contemporain. Comment réagir autrement aujourd’hui devant tant d’incompréhension et d’étroitesse de raisonnement critique? C’est ici peut-être le mérite de ce grand écrivain, à grande ouverture d’esprit, qui consiste à oser renouveler le jugement critique de l’époque.

On revient toujours à notre question principale : Qui est Marguerite Duras ? Que lit-on sur sa personnalité à travers son journalisme ? En prenant la « grande autoroute de la parole » dans ses interviews, accordées ou réalisées par elle-même, Duras se dévoile comme une personne d’une douceur apparente, bienveillante et volontaire à répondre aux questions des journalistes, jamais hésitante lorsqu’il s’agit d’exprimer ses colères. Elle fait des affirmations choquantes - se déclare solidaire avec les criminels -, crie contre les tentatives de mise à mort que la critique littéraire entreprend à son égard, s’explore, se contredit, se glorifie, se déteste, se critique, se retrouve, s’admire au point de passer devant certains journalistes comme insupportable. Elle n’oublie jamais de parler de son écriture et d’expliquer ce que représente pour elle « du Duras » ou l’ « écriture d’urgence ».

Mais surtout, nous pouvons découvrir le « désordre bavard » des Parleuses dont le principal but est de montrer que la littérature sert à dire les révoltes (féminines) jusque-là tues. C’est un livre de la transgression où la typographie garde les silences et provoque la critique qui ne se prononce que très peu à son sujet. C’est « du Duras », comme d’ailleurs ce que nous offre la rencontre mythifiée de Duras avec Mitterrand. Leurs discussions poursuivent la manière durassienne de raconter des histoires. L’écrivain ramène tout à elle, transforme le débat politique en récit, au risque de le compromettre. L’impact que ces entretiens réalisés par Marguerite Duras a sur le public est visible dans les deux pièces de théâtre créées à partir de ces discussions, deux effets de lecture qui s’insurgent contre le narcissisme durassien et rient de la légendaire naïveté de l’écrivain.

Bref, par le journalisme subjectif qu’elle pratique, Duras s’expose plutôt aux gifles de la critique et d’un lectorat qui ne l’a pas toujours comprise. Bien plus, au regard personnel que l’écrivain porte sur le monde s’ajoute une écriture journalistique qui transgresse les lois du genre. Duras se situe volontairement dans ses articles de presse à la frontière entre la littérature et le journalisme. Ses articles de presse sont sans âge et d’une actualité éternelle. On découvre à travers eux une femme qui fascine, émeut, attire le lecteur, mais aussi un écrivain engagé, avec une capacité extraordinaire de transformer le réel par la plume, d’exprimer ses révoltes au nom de tous, au risque des ironies et des malentendus auxquels souvent elle se confronte. La notoriété de Marguerite Duras des années 80 la rend « inexcusable » pour ses « erreurs » d’écriture, surtout au sujet de l’affaire Villemin et met en question son image d’écrivain. Duras est devenue ainsi la « femme aux mille scandales » et une figure emblématique de l’écrivain qui possède le don de diviser la critique. Des voix pour et contre s’élèvent dans la presse pour la défendre ou pour la dénoncer. La critique ne reste jamais indifférente à l’égard de Marguerite Duras, quoique parfois silencieuse, comme le prouve l’analyse des articles de presse écrits à son sujet au fil du temps, et que nous proposons dans les pages qui suivent. Eloges, ironies, hommages et mépris, rien de neuf, car dès les années 50 et jusqu’à la fin de la vie, la critique littéraire et la presse tantôt l’adulent et tantôt la giflent. Pourquoi Duras est-elle reçue d’une manière tellement controversée ? Est-ce que c’est l’écrivain elle-même qui cherche délibérément à provoquer la critique ou bien cette division est-elle indépendante de sa volonté ?