Diviser les œuvres de Duras en deux parties : les œuvres des débuts littéraires de l’écrivain et les œuvres qu’on désigne comme « du Duras », caractérisées par une écriture restée à jamais « difficile » 942 aux yeux d’une partie du lectorat et « prédestinée à la déception » 943 , et dire que la critique est en permanence divisée entre deux pôles, l’un du dithyrambe, l’autre de l’exécration, pourrait paraître une manière simpliste de caractériser le rapport de Duras à ses lecteurs. Nous adoptons cependant cette perspective dans un premier temps, avant, dans un second temps, de tenter de la modifier.
En effet, l’enjeu de notre étude est de voir qui jette le gant dans ce duel où sont entraînés inévitablement l’auteur et la réception. S’agit-il entre eux d’un défi ? Peut-on parler d’une interdépendance et d’une évolution de l’un et de l’autre suite à l’interaction entre l’écrivain et le lecteur (le grand public ou la critique) ? Quel est le rapport de forces ? Duras se laisse-t-elle influencer par la critique dans ce corps à corps avec elle-même qu’est l’écriture? La réception des œuvres de l’écrivain varie-t-elle en fonction de la femme qui s’auto-intitule « celle qui fait la littérature » 944 ? Voilà quelques questions qui nous préoccupent lorsqu’il s’agit de parler de la réception de Marguerite Duras.
En même temps, pour étudier la réception des livres d’un écrivain au fil du temps, nous considérons qu’il est temps d’éviter l’herméneutique traditionnelle. Dans cette perspective, on s’appuie sur ce que Wolfgang Iser note dans son étude de l’acte de lecture en disant que l’horizon d’attente des lecteurs se borne le plus souvent à une analyse de l’intention de l’auteur, de la signification ou du message de l’œuvre, ainsi que de la « valeur esthétique en tant que configuration harmonieuse de figures de tropes et de couches de l’œuvre. » 945 L’herméneutique traditionnelle est visible pourtant dans l’approche des livres durassiens par divers critiques, ainsi que le montrent les articles de presse.
Pourquoi ne pas changer de perspective et se fixer de nouvelles cibles ? Pourquoi ne pas se tourner vers la figure du lecteur pour parler de l’œuvre ? En écho aux nouvelles directions adoptées par l’œuvre durassienne, on constate que sa réception critique subit, elle aussi, de profonds changements. A l’inverse, on va essayer de déterminer les grands tournants dans l’écriture durassienne selon les différentes réactions desa réception, le cas échéant. Qui influe sur qui dans ce rapport ? Une chose est sûre, selon Bernard Gicquel 946 : l’œuvre se réalise toujours différemment dans la conscience qui l’accueille. Le mot réception employé seul signifie plutôt une cérémonie où l’on reçoit des invités. En effet, il faut faire une distinction entre trois significations différentes : ce que l’œuvre signifie pour son auteur, le sens dont elle est dépositaire en soi (et qui déjà en tant que réalisé altère le sens seulement visé) et le sens qu’elle prend pour celui qui la reçoit. Quelles que soient les perspectives d’analyse adoptées, le dernier mot est accordé au lecteur.
La vie de l’œuvre est inconcevable sans la participation active du lecteur. C’est son intervention qui fait entrer l’œuvre dans la « continuité mouvante » de l’expérience littéraire, apprécie Jauss, où l’horizon ne cesse de changer, où s’opère en permanence le passage de la « réception passive à la réception active, de la simple lecture à la compréhension critique, de la norme esthétique admise à son dépassement par une production nouvelle » 947 . Parallèlement, on va rappeler que l’horizon d’attente, tel que le conçoit Jauss, résulte de trois facteurs dont nous allons tenir compte dans l’analyse de la réception de l’œuvre littéraire durassienne : l’expérience préalable que le public a du genre dont elle relève ; la forme et la thématique d’œuvres antérieures ; l’opposition entre langage poétique et langage pratique, monde imaginaire et réalité quotidienne 948 . Sans oublier que la notion d’horizon d’attente peut être remplacée parfois par celle d’ « esprit du temps », suggérée toujours par Jauss.
Cf. Wolfgang Leiner, dans l’Avant-propos éditorial de Œuvres et critiques, XXVIII, 2 (2003), n° spécial consacré à la réception de Marguerite Duras, conduit par Catherine Buthors-Paillart, Ed. Günter Narr, Tübingen, 2003
Cf. Catherine Buthors-Paillart, « Il n’y a pas de lecture forcée », in Oeuvres et critiques, XXVIII, 2 (2003), n° spécial consacré à la réception de Marguerite Duras, conduit par Catherine Buthors-Paillart, Ed. Günter Narr, Tübingen, 2003, p. 5
Marguerite Duras, C’est tout, réalisé par Yann Andréa, P.O.L., 1999, p. 21
W. Iser, L’acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, traduit de l’allemand par Evelyne Sznycer, Eds. Pierre Mardaga, 1985, p. 6
Bernard Gicquel, « La conscience du récepteur », dans Œuvres et Critiques. Méthodologie des études de réception : perspectives comparatistes, XI, 2 (textes réunis et présentés par Yves Chevrel), Günter Narr Verlag, Tubingen, Jean-Michel Place, Paris, 1986, p. 219
H.-R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, (traduit de l’allemand par Claude Maillard, préface de Jean Starobinski), Gallimard, 1978, p. 49
Ibid., p. 54