La lecture et son importance

Avant toute démarche de réalisation d’une histoire de la réception de l’œuvre durassienne, réfléchissons quelques instants au concept de lecture et au rapport de Duras à son lectorat. Nous en verrons l’utilité pendant l’étude des différents types de lecteurs durassiens. Qu’est-ce qui doit précéder la réception d’une œuvre et qui garantit un point de vue critique personnel bien fondé ? Bien sûr, c’est la lecture au sens littéral du terme. Il s’agit d’un acte simple, qui en cache derrière un autre, celui de volonté. Volonté de lire, donc, motivée par le désir de connaître, de nier, d’anéantir, de contester, d’apprécier… La lecture est essentielle pour un éventuel point de vue judicieux sur l’œuvre. « Un texte littéraire ne peut agir tant qu’il n’a pas été lu », écrit Wolfgang Iser, et en même temps, « il est impossible d’en décrire l’effet sans analyser le processus de sa lecture ». 949 La source d’un accueil défavorable d’un livre peut être retrouvée dans une lecture partielle de l’œuvre, pour ne pas dire absente ou défectueuse, le lecteur se contentant de lire une recension, un article critique dans la presse ou de regarder une émission télévisée où, dans le plus heureux des cas, l’écrivain même est présent. Duras craint l’arbitraire et l’incompréhension de la réception, l’aveuglement, le discrédit, la méprise ou la déception 950 . Sinon, pourquoi, deux ans après le triomphe de L’Amant, l’auteur ne juge-t-il pas superflu d’éclairer les futurs lecteurs de son nouveau livre, Les yeux bleus, cheveux noirs 951 ? Ainsi, Le Matin du 14 novembre 1986 rend public le message que Duras écrit au lecteur dans la prière d’insérer du livre :

‘« C’est l’histoire d’un amour, le plus grand et le plus terrifiant qu’il m’a été donné d’écrire. Je le sais. On le sait pour soi. Il s’agit d’un amour qui n’est pas nommé dans les romans et qui n’est pas nommé non plus par ceux qui le vivent. D’un sentiment qui en quelque sorte n’aurait pas encore son vocabulaire, ses mœurs, ses rites. Il s’agit d’un amour perdu. Perdu comme perdition. ’ ‘Lisez le livre. Dans tous les cas, même dans celui d’une détestation de principe, lisez-le. Nous n’avons plus rien à perdre, ni moi de vous, ni vous de moi. Lisez tout. Lisez toutes les distances que je vous indique, celles des couloirs scéniques qui entourent l’histoire et la calment et vous en libèrent le temps de les parcourir.’ ‘Continuez à lire et tout à coup l’histoire elle-même vous l’aurez traversée, ses rires, son agonie, ses déserts.’ ‘Marguerite Duras » 952

Bien plus, le fait que Duras soit préoccupée par la lecture insuffisante de son œuvre par la réception est aussi clairement exprimé dans Le Monde extérieur. Elle y écrit qu’il y a des gens « qui ne lisent que des critiques littéraires, qui ne lisent jamais les livres dont il est question dans ces critiques. Ils croient avoir lu le livre. Ils en parlent. Ils restent contents d’eux-mêmes. Que faire pour ces gens-là ? » 953 Malgré la certitude de son génie et la notoriété dont elle jouit en 1993, Duras continue à craindre d’être insuffisamment lue, « comme s’il était plus insupportable de ne pas être lue que de ne pas être aimée. » 954 La lecture a donc la priorité dans le processus de réception d’une œuvre.

Notes
949.

W. Iser, L’acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, traduit de l’allemand par Evelyne Sznycer, Ed. Pierre Mardaga, 1985, p. 13

950.

Cf. Christiane Blot-Labarrère, « Marguerite Duras, Les yeux bleus, cheveux noirs et la presse » in Oeuvres et critiques, XXVIII, 2 (2003), n° spécial consacré à la réception de Marguerite Duras, conduit par Catherine Buthors-Paillart, Ed. Günter Narr, Tübingen, 2003, pp. 9-26

951.

Marguerite Duras, Les yeux bleus, cheveux noirs, Minuit, 1986

952.

Le Matin, le 14 novembre 1986

953.

Marguerite Duras, Le monde extérieur, P.O.L., 1993, p. 139

954.

Elle, le 8 décembre 1986, entretien de Anne Sinclair avec Marguerite Duras