Histoire et esthétique du lecteur durassien

Dans un premier temps, quelques précisions d’ordre méthodologique et conceptuel s’imposent, ou sont à rappeler, avant de passer à l’étude de la réception des livres de Marguerite Duras. Ce terme, « réception », que nous avons déjà présenté dans l’introduction de notre recherche, est synonyme de « réaction », « accueil » (réservé à), « succès, résistance, insuccès ou rejet », et constitue une activité d’ « appropriation » 955 (volonté de s’emparer de quelque chose), comme le souligne Yves Chevrel dans une étude sur ce thème 956 . Dans notre analyse, nous allons considérer la réception sous ses deux aspects importants : esthétique et historique. D’une part, l’esthétique de la réception, telle qu’elle est conçue par l’Ecole de Constance, s’oriente vers l’appréciation de l’activité artistique comme activité de communication. D’ailleurs, l’œuvre littéraire est un processus de communication, non seulement de création ou d’expression, puisqu’elle implique l’auteur et son récepteur (le lecteur), puis un message (le texte littéraire). Devant une œuvre littéraire on ressent, comme le souligne Paul Van Tieghem, « une jouissance ponctuelle », prolongée ensuite de « manière confuse par les critiques (journaux, revues, conversation de salon) » 957 . Pour que la jouissance devienne permanente et durable, il faut faire appel à l’histoire littéraire et pourquoi pas à l’histoire de la réception, qui, telle que la conçoit Van Tieghem, c’est-à-dire comme critique « créatrice » au sens où elle « sympathise » ou non avec l’artiste, l’œuvre ou un courant, observe l’effet produit sur le public en même temps que l’effet produit sur moi : « ma jouissance s’enrichit alors des jouissances des autres » 958 . L’écrivain au seuil de la postérité n’est autre chose qu’une « synthèse vivante de tous ses moi créateurs, unité en perpétuel remaniement », écrit Martine Boyer-Weimann 959 .

L’accent est donc mis aussi sur l’objet artistique et sur ses capacités de production d’une expérience ou d’une jouissance esthétiques. Dans cette perspective, on vise les qualités de l’objet esthétique, comme, par exemple, la transgression des normes littéraires par Duras. En même temps, il faut préciser qu’auteur, œuvre et lecteur entrent dans ce jeu de réception mutuelle et changent de place. Ce processus pourrait produire des effets intéressants pour notre entreprise. D’autre part, l’histoire de la réception s’impose puisqu’elle fait intervenir la durée et replace les récepteurs dans une « histoire des mentalités » 960 . Le chercheur est amené à mettre en relation société (état de la société) et littérature, et à étudier ce qui détermine les récepteurs et leurs rapports aux objets littéraires qu’ils reçoivent. Nous nous proposons de déterminer les critères de type diachronique qui, dans chaque « série » 961 constituant le système (l’œuvre durassienne dans son ensemble), permettent d’identifier les moments de rupture possible au plan littéraire (évolution dans la langue, des sujets, des genres etc.), ainsi que les repères de type synchronique (analyse de l’objet esthétique pendant un laps de temps assez court) mettant en relation les « séries » littéraires, culturelles ou mentales. Le terme « série », emprunté à Yves Chevrel, nous paraît le plus approprié dans notre démarche, afin de constituer une histoire de la réception de Marguerite Duras.

Nous envisageons l’œuvre durassienne comme un processus créatif comprenant deux parties : le « Duras avant Duras », pour citer ici Claude Burgelin 962 , et ce qu’on appelle communément « du Duras ». Ces deux parties sont à leur tour conçues en séries. Pourquoi ce terme ? Le plus souvent, on s’y réfère de façon implicite : « l’ensemble des œuvres d’un auteur constitue la série par rapport à laquelle telle œuvre particulière est étudiée » 963 . La définition de ce concept, telle qu’on la peut lire dans Larousse, correspond à ce que nous attendons de ce terme dans la perspective de l’histoire de la réception : suite, succession, ensemble de choses de même nature ou présentant des caractères communs. Ou encore, en référence à la chorégraphie, ce terme parvient à rendre plus claire la vision sur l’exercice d’écriture durassienne : un enchaînement d’exercices identiques ou voisins dont la répétition permet d’obtenir une parfaite maîtrise d’exécution. Chez Duras, les thèmes répétitifs, les figures de ses personnages qui reviennent d’une série à l’autre sont autant de sujets à débattre par la critique qui n’a pas toujours apprécié cet exercice d’écriture durassienne. Cette idée de « continuité » dans l’œuvre littéraire qu’inspire la notion de « série » se retrouve aussi chez V. S. Naipaul, lorsqu’il affirme dans son discours de réception du Prix Nobel de littérature à Stockholm, le 7 décembre 2001 : « Je suis la somme de mes livres. Chacun d’eux, intuitivement senti et, dans le cas de la fiction, intuitivement élaboré, couronne les précédents et en procède. Il me semble qu’à n’importe quelle étape de ma carrière littéraire on aurait pu dire que le dernier ouvrage contenait tous les autres » 964 .

L’histoire de la réception de l’oeuvre durassienne se réalise en diachronie, alors que la perspective de réception centrée sur le lecteur, pour en établir éventuellement une typologie et en déduire une esthétique, est envisageable en séries synchroniques. En diachronie, on a une image d’ensemble sur les « tournants » 965 ou les « virages » dans l’œuvre de Duras, ainsi que dans la réception de l’écrivain. En synchronie, on pourra faire une analyse synthétique des courbes de succès de l’œuvre durassienne, des réactions du public, des silences significatifs de la réception ou dans l’écriture et l’on tâchera de dresser des typologies de récepteurs tout en reconstituant la toile de fond politique et culturelle. Cette dernière démarche renvoie à la notion de « recontextualisation » de l’œuvre à étudier, dont Martine Boyer-Weimann parle dans son livre sur la biographie 966 , et à laquelle nous faisons appel dans nos recherches pour replacer les livres dans l’horizon d’attente de la réception, en étudiant à chaque fois un corpus de discours de presse constitué par diverses publications journalistiques sur des périodes de temps variables d’un livre à l’autre. L’étude de la réception de l’œuvre durassienne par séries synchronique nous permet de découvrir les différentes facettes du lecteur, ainsi que l’apparition de nouveaux canons dans l’interprétation ou de nouveaux critères d’évaluation par la critique. Tous ces repères critiques et journalistiques participent pleinement à la construction de l’image de l’écrivain.

Notes
955.

Yves Chevrel note que ce terme caractérise précisément le remplacement du droit germanique par le droit romain dans les pays allemands ; adoption d’une norme

956.

Cf. Yves Chevrel dans « Champs des études comparatistes de réception. Etat des recherches» dans Œuvres et Critiques. Méthodologie des études de réception : perspectives comparatistes, XI, 2 (textes réunis et présentés par Yves Chevrel), Günter Narr Verlag, Tübingen, Jean-Michel Place, Paris, 1986, p. 133

957.

Paul Van Tieghem, La Littérature comparée, Paris, 1931, rééd. A. Colin, 1961, p. 68, cité par Daniel Mortier, « Réception n’est pas raison ou les objectifs des études de réception en littérature comparée », dans Œuvres et Critiques. Méthodologie des études de réception : perspectives comparatistes, XI, 2 (textes réunis et présentés par Yves Chevrel), Günter Narr Verlag, Tübingen, Jean-Michel Place, Paris, 1986, p. 135

958.

Ibid.

959.

Martine Boyer-Weimann, La relation biographique, Ed. Champ Vallon, 2005, p. 37

960.

Yves Chevrel, op. cit., p. 147

961.

Ibid., p. 150

962.

Claude Burgelin, « Duras avant Duras » dans Europe, revue littéraire mensuelle, 84e année, n° 921-922 janvier-février 2006 consacré à Marguerite Duras, p. 21

963.

Yves Chevrel, op. cit., p. 150

964.

Le Monde, des 9-10 décembre 2001, cité par Martine Boyer-Weimann, op. cit., p. 37

965.

“Tournant” a à l’origine le terme allemand « Epochenschwelle », dû à H. Blumenberg, repris par H.-R. Jauss et que C. Maillard traduit par « tournant historique » ou « délimitation des époques ». Cf. Yves Chevrel dans « Champs des études comparatistes de réception. Etat des recherches » à Œuvres et Critiques. Méthodologie des études de réception : perspectives comparatistes, XI, 2 (textes réunis et présentés par Yves Chevrel), Günter Narr Verlag, Tübingen, Jean-Michel Place, Paris, 1986, p. 151

966.

Martine Boyer-Weimann, La relation biographique, Ed. Champ Vallon, 2005, p. 56