Les tout premiers Duras

Le devenir écrivain est un processus qui commence inévitablement par la naissance. Qu’on ait honte 994 plus tard des débuts littéraires, qu’on les renie ou peut-être qu’on reste à les contempler avec nostalgie et les yeux en larmes, une chose est sûre : les premiers livres existent. Pour un écrivain de la taille de Duras, les débuts littéraires sont très importants, surtout lorsqu’on se propose une étude sur la réception de cet écrivain. « Il faut lire ou relire les tout premiers Duras. » 995 , note Claude Burgelin dans un article paru dans la revue Europe. Pourquoi cet impératif ? On peut très bien connaître Duras à partir de Moderato cantabile ou du Ravissement de Lol V. Stein, pour ne pas citer ici l’Amant. Mais l’expérience de la lecture des débuts littéraires devient encore plus passionnante lorsqu’on a la connaissance de l’œuvre entière. A l’inverse, on peut dire que l’œuvre entière ne peut pas être comprise sans les livres que Duras écrit entre 1943 et 1954. Il s’agit ici des Impudents (1943), de La Vie tranquille (1944), d’Un Barrage contre le Pacifique (1950), du Marin de Gibraltar (1952), des Petits chevaux de Tarquinia (1953) et des Journées entières dans les arbres (1954), tous parus chez Gallimard.

« Ces romans où elle n’a trouvé ni tout à fait sa voie ni toujours sa voix. Ils sont passionnants pour nous qui les lisons aujourd’hui avec la connaissance de l’œuvre entière. On voit Duras y chercher autant ses choix narratifs d’écrivain que son identité propre, à travers des scénarios où s’orchestre cettedramaturgie familiale qu’elle ne cessera de mettre en scène. […] Ils disent la difficile naissance de “Marguerite Duras” » 996 , écrit Claude Burgelin. Les Impudents, par exemple, tout comme d’ailleurs La Vie tranquille, contiennent déjà les éléments qui vont être à la base de la saga indochinoise, d’Un Barrage contre le Pacifique, à Amant : le drame de la mère en proie aux abus colonialistes ou bien l’histoire de la jeune fille vendue ou mariée pour sauver de la faillite la famille etc.

Le même accent sur la valeur des premières œuvres durassiennes est mis par Jacques Lassalle 997 pour qui Les Impudents et La Vie tranquille, autant qu’Un Barrage contre le Pacifique, introduisent le mieux à l’ « ensemble du continent durassien » 998 . Lassalle voit dans l’œuvre de Duras un jeu de retour à l’enfance indochinoise. Dans sa vision, ces livres posent les fondations de toute l’œuvre à venir, dont voici les éléments constitutifs:

‘« […] autour des figures obsédantes et hantées d’une chronique familiale dominée par la mère et les deux frères, l’ange et le démon, il [le jeu de retour] condense l’imaginaire géographique, colonial et mythique de toutes “nos ” Indochine ; enfin il affirme pour la première fois un dispositif d’écriture qui ne peut atteindre à la fiction que par le biographique, au vrai que par ses défaillances de mémoire-subies ? voulues ?- , ses interdits - l’inceste, la prostitution, le meurtre, la torture, la trahison, la tonte des femmes - , ses brusques envies d’ailleurs ou s’autrement, ses fuites, ses reprises obsessionnelles, ses torsions, entre-temps vécu, rêvé, retrouvé et à nouveau perdu, ses mensonges adornés plus vrais, plus authentiquement vécus, à la fin des fins, que la plus irréprochable restitution des faits. » 999

Etant donné cette reconnaissance actuelle de la valeur de ces livres, il est intéressant de voir comment ils ont été reçus à l’époque où ils ont été écrits et publiés et dans quelle mesure ils ont contribué à la construction de l’image d’ensemble de l’écrivain, ainsi que de son œuvre littéraire. Comment est accueillie Duras, jeune femme-écrivain, dans les années 40-50, en tant que débutante, par les lecteurs ainsi que par les éditeurs ?

En effet, il faut dire dès le début que les articles de presse datant de cette année 1943 n’abondent pas, ce qui fait penser à une certaine indifférence de la critique vis-à-vis de la nouvelle romancière, très prometteuse d’ailleurs. L’IMEC a conservé un petit dossier de presse sur Les Impudents (plus précisément, cinq feuillets imprimés), mais ne détient aucun document de presse sur La Vie tranquille et Un Barrage contre la Pacifique. Les archives Gallimard, quant à elles, ont perdu tous les articles de presse sur les premiers livres durassiens, suite à des inondations ; on y conserve juste les articles de presse à partir de 1953 (Les Petits chevaux de Tarquinia). Selon les documents de presse dont nous disposons au sujet des tout premiers Duras, on peut constater que les avis de la critique sont partagés entre des articles très élogieux et des points de vue neutres, voire hésitants, en passant, bien sûr par des blâmes, surtout à partir du moment où Duras devient connue du public. On commence ainsi à la critiquer, très peu, pour Le Marin de Gibraltar. La critique lui est d’ailleurs favorable surtout au sujet du troisième livre, Un Barrage contre le Pacifique, mais commence à entretenir avec elle des rapports tendus après la publication des Petits chevaux de Tarquinia. Désormais, on commence à lui reprocher les « bavardages interminables » 1000 des personnages, la fréquence des mêmes thèmes et, même si on apprécie dans Des journées entières dans les arbres « une réussite » 1001 , la critique ressent l’artificialité et l’effort que l’écrivain fait pour répondre aux attentes de la réception. Très confiante en elle-même, Duras veut devenir écrivain.

Notes
994.

Duras affirme dans l’introduction à La Douleur, journal de l’attente et du retour de Robert Antelme, que « la littérature m’a fait honte ». La Douleur, Paris, P.O.L., 1985

995.

« Duras avant Duras » par Claude Burgelin, Europe, 84e année, n° 921-922 janvier–février 2006, p. 23

996.

Ibid., p. 23

997.

Jacques Lassalle, dramaturge et metteur en scène français, fondateur en 1967 du Studio-Théâtre de Vitry. Il a mis en scène en 2004 Monsieur X dit Pierre Rabier de Marguerite Duras.

998.

« Duras, vous connaissez ? » par Jacques Lassalle, Europe, op. cit., p. 13

999.

Ibid.

1000.

« La voie au chapitres » par R. Ft., Le Canard enchaîné, 25 novembre 1953

1001.

Bulletin des Lettres, 15 février 1955