Débuts littéraires de Marguerite Duras. La parution du premier livre

‘« Maud ouvrit la fenêtre et la rumeur de la vallée emplit la chambre. Le soleil se couchait. Il laissait à sa suite de gros nuages qui s’aggloméraient et se précipitaient comme aveuglés vers un gouffre de clarté. Le « septième » où ils logeaient semblait être à une hauteur vertigineuse. On y découvrait un paysage sonore et profond qui se prolongeait jusqu’à la traînée sombre des collines de Sèvres. Entre cet horizon lointain, bourré d’usines, de faubourgs et l’appartement ouvert en plein ciel, l’air chargé d’une fine brume ressemblait, glauque et dense, à de l’eau. » (Les Impudents, 1943)’

Après le retour d’Indochine, en 1923, Marguerite Duras habite quelque temps avec sa famille 16 avenue Victor Hugo, à Vanves. C’est sur ce paysage de banlieue parisienne que s’ouvrira son premier roman, Les Impudents. 1002 En fait, le premier roman de Marguerite Duras, La Famille Taneran 1003 , lu avec intérêt par Raymond Queneau en février 1941, avait été refusé par les éditions Gallimard, mais publié par Plon en 1943 sous le titre Les Impudents. C’était le début littéraire de Marguerite Duras, car elle l’affirme fortement dans une lettre qu’elle adresse en 1941 à Gaston Gallimard : « Je désire débuter maintenant dans le roman. » 1004

Fin 1942. Les membres du Conseil National des Ecrivains se réunissent chez Gallimard dans le bureau de Paulhan. Aragon, que Marguerite Duras a contribué à faire éditer, côtoie Mauriac, Sartre, Guéhenno, Eluard, Camus, Raymond Queneau désormais voisin de bureau et ami indéfectible de Dionys Mascolo. Simone de Beauvoir décide de ne pas adhérer, même si elle soutient l’entreprise. Ce serait, dit-elle, « une exhibition indiscrète.» Lottman s’interroge sur l’efficacité même de cette « résistance intellectuelle.» 1005

Philipe Roques, le coauteur avec Marguerite Duras de L’Empire Français, lui, avait très tôt délaissé les mots pour s’engager dans la Résistance. Il fait partie de ces soldats de la liberté qui, par leur courage, leur détermination et leur lucidité politique, avaient contribué à former les premiers noyaux de combattants. Son itinéraire ne figure pas dans les anthologies comme tant d’autres. Il est mort très tôt. Robert Antelme, qui restera le vrai frère de Marguerite Duras après la mort de son petit frère, Paul, est bien sûr au courant de toutes les activités qui ont lieu dans leur groupe. Marguerite Duras présente Dionys Mascolo à Robert rue Saint-Benoît. Entre eux se crée une liaison étroite. Il devient vite un habitué qui, lui aussi, est invité aux thés du dimanche chez Betty et Ramon Fernandez. Queneau, ayant appris ses visites répétées chez son collègue collaborateur, lui conseille de prendre ses distances, au détour d’un couloir chez Gallimard. « On s’est politisé de plus en plus au fur et à mesure de l’Occupation » 1006 , dira Dionys Mascolo qui, même s’il refuse de s’inscrire dans un groupe, se revendique anarchiste. « Marguerite elle aussi, elle l’était » 1007 , affirme-t-il.

Marguerite Duras passe tout son temps libre à écrire et à tenter d’améliorer ce manuscrit qu’elle ne désespère pas de faire éditer. Elle y travaille toutes les nuits, reforme ses chapitres, raconte Dionys Mascolo. Elle donne ces nouvelles pages de Les Impudentsà lire d’abord à Robert qui les trouve formidables, puis à Dionys Mascolo qui se montre plus critique. « Ça me semblerait un peu facile. Elle n’était pas prétentieuse et elle a tenu compte de mes observations. Je venais d’entrer dans la direction littéraire de Gallimard et je découvrais le travail avec les jeunes auteurs. » 1008

Marguerite lui fait connaître Audiberti avec qui ils se lient amicalement et littérairement, mais Queneau demeure le maître incontesté, son véritable guide en littérature, celui qui a su trouver les mots pour qu’elle ne renonce pas à sa vocation d’écrivain. Dionys confirme : « Queneau fut déterminant. C’est lui qui a aidé Marguerite quand elle doutait. Il avait refusé son premier manuscrit, mais il l’a encouragée à continuer.» 1009

Bien plus tard, dans « Les Yeux Verts », elle lui rend hommage et publie un entretien où elle l’interroge sur son rôle de lecteur de manuscrits, de détecteur de talents. « Comment décider d’un texte s’il est publiable ? » se demande Marguerite Duras. Queneau lui répond: « S’agit-il d’un futur écrivain ou bien de quelqu’un qui est tout à fait en dehors du coup ? On ne juge pas tellement qu’un manuscrit est bon ou mauvais, c’est toujours très subjectif. Mais on peut voir si l’auteur d’un manuscrit appartient à la catégorie des écrivains, de futurs écrivains ou bien si c’est simplement un amateur. » 1010 Queneau a fait comprendre à Marguerite qu’elle était un futur écrivain. Marguerite l’a cru. Désormais elle ne serait qu’un écrivain. Sur la page de garde de l’exemplaire de Les Impudents qu’elle donne à Dionys Mascolo figure cette dédicace : « 21.4.43 A Dionys qui m’a appris à mépriser ce livre. » 1011

Quelle est l’image de Duras avec laquelle on fait connaissance dans les années 40-50 ? Il s’agit d’une image assez fragile d’un écrivain débutant, un peu angoissée à l’idée que ses livres peuvent à tout moment être rejetés par les éditeurs, faute d’originalité littéraire. Dans les années 40, Duras vit pourtant sa naissance. Les yeux de la réception sont attirés en permanence par les influences que l’œuvre durassienne subit lors de ce processus d’affirmation de Duras dans le paysage de la littérature française de l’époque.

Notes
1002.

Cf. Duras, Romans, cinéma théâtre, un parcours 1943-1993, Quarto Gallimard, 1997, p. 8

1003.

En réalité, le premier livre de Duras, signé encore Donnadieu, est L’Empire Français, écrit en collaboration avec Philipe Roques, mais il ne présente aucun intérêt littéraire.

1004.

Duras . Romans, cinéma, théâtre, un parcours 1943-1993, Quarto Gallimard, 1997, p.12

1005.

Laure Adler, Marguerite Duras, Gallimard, 1998, p.246

1006.

Entretien d’Aliette Armel avec Dionys Mascolo,24 mars 1996, cité par Laure Adler dans Marguerite Duras,Gallimard,1998,p .247

1007.

Entretien d’Aliette Armel avec Dionys Mascolo,,12 mars 1996, cité par Laure Adler, op. cit., p .248

1008.

Entetien d’Aliette Armel avec Dionys Mascolo, 7 mai 1996, op. cit. , p.247

1009.

Ibid., p.248

1010.

Marguerite Duras, « Les Yeux Verts », Cahiers du cinéma, 1987, p.148

1011.

Le lendemain elle ajoute : « 22.4.43 Nous y avons mis le nez hier soir et nous avons vu qu’il aurait pu être pire. Ce serait peu si tu ne m’avais appris que ça. Aussi et surtout de savoir que j’étais bien intelligente et l’orgueil de le savoir tout à fait. Ce livre est tombé de moi : l’effroi et le désir du mauvais, d’une enfance sans doute pas facile. Maintenant on est mieux. C’est bien idiot de te faire une dédicace, mais tu y tiens : voyons un peu si elle saura me dire ce que j’attends. Ceci me plaît et aussi surtout ne me l’abîme pas. Tu vois comment tu es, tout à la fois dupe et pas dupe, en même temps. Hier nous avons compté les Mois : six. Je sais que tu as eu un peu peur et moi aussi, je n’aime pas ça d’être surprise. A partir d’aujourd’hui, il faudra compter les semaines et les jours avec calme. » (Archives IMEC)