Les Impudents - « la vérité-fiction d’une inconnue » 1012

C’était un mélodrame rural signé Duras, le roman d’une débutante, publié en 1943 et oublié depuis longtemps. En 1992, le 27 février, à l’occasion de la réédition du livre par Gallimard, Libérationpublie un article sur Les Impudents 1013 . « C’est un huis clos familial aux allures de roman policier », car, « comment a-t-on soutiré l’argent aux Pécresse ? Comment est morte la servante d’auberge, maîtresse des uns et des autres, et qu’on retrouve noyée ? » 1014 . C’est encore un mélodrame étrange et qui ne ressemble à rien, dans un paysage d’enfance, qui est aussi la « vérité-fiction d’une inconnue renonçant à son nom de Donnadieu pour signer son premier roman Marguerite Duras. » 1015

Sentiments excessifs ou anesthésiés, mélange de respect grammatical et de dévergondage, d’application et de distraction ? Libération considère qu’on est loin de la maîtrise de la Vie tranquille que publie Gallimard un an plus tard et qui reprend les mêmes éléments dans le même paysage. Il est loin aussi d’Un Barrage contre le Pacifique qui distribue pour la première fois la donne légendaire de l’Indochine et de l’amant chinois.

C’est un « livre chrysalide », écrit Libération, « plein de surprises, où, un demi-siècle plus tard le lecteur cherche Duras » 1016 . « Ce n’est pas elle, non », rassure Marianne Alphant. Mais soudain, au détour d’une phrase, dans « la grâce adorable de ses abandons », dans « la très belle laideur », il n’y a pas à se tromper, « la voici ». 1017 Pourquoi la critique parle-t-elle d’un livre chrysalide ? D’abord parce que Duras accepte de faire sortir de l’obscurité ce livre oublié et renié, par la republication de 1992. Ensuite, en revenant en 1943, ce livre est une étape intermédiaire dans le devenir écrivain de Duras.

En essayant de faire parler Marguerite Duras sur sa vie privée, sa maison du pays de Duras, M. Alphant qui l’interviewe, se fait surprendre par une contre question venue de la part de Marguerite Duras : « Mais vous êtes là pour qu’on parle de ma vie ou pour qu’on parle du livre ? » 1018 Deux choses bien différentes : la vie et l’œuvre. Cette question est plus que révélatrice. Duras veut qu’on fasse cette différence. Elle ne veut pas que sa vie privée soit confondue avec son écriture. « Pourtant, c’est très littéral, oui, Les Impudents » 1019 , souligne Duras. « Sauf les noms. Les Pecresse, c’étaient les Bousquet, des voisins qui guignaient la propriété ». Pourquoi a-t-elle raconté tout cela ? Parce qu’elle croyait que c’était le lieu de sa vie qui resterait le plus terrible, le plus douloureux, nous dévoile M. Alphant. L’écriture de Duras vient de ces « terres énormes et vides ».

Questionnée sur les modèles littéraires de ce roman, Duras dit que les grandes vagues qui l’avaient transportée vers l’écriture, c’était la lecture des pièces de Shakespeare, pas le théâtre. Racine aussi, jusqu’aux larmes, Bérénice. « Je ne savais que c’était de la littérature que je lisais et non pas des histoires » 1020 dit Duras. Il y avait aussi des folies de l’écriture humaine. Moby Dick qui ne l’a jamais quittée complètement. « Dès que je suis sur la mer, j’entends ce troupeau de baleines blanches et la baleine blessée comme la Brune de la Dordogne qui crie, qui perd tout son sang et qui rend la mer blanche comme du lait » 1021 , témoigne Duras, puis elle rajoute : « Tout Conrad aussi. Stendhal, beaucoup moins ». 1022

Un peu surprenant est le fait que Duras n’a aucun souvenir du moment où Plon fait paraître son livre. Plon avait pris son livre, tandis que Gallimard l’avait refusé en attendant un deuxième. « Aucun souvenir. Non. Rien. Partout j’étais seule » 1023 , se lamente l’écrivain. Dès la publication, l’écrivain n’est pas sûre de ce livre. Elle le désavouera ensuite, l’omettant volontairement de son œuvre jusqu’en 1992 où, grâce à l’insistance d’Isabelle Gallimard, qui renégocie les droits en vue d’un gros volume Biblos regroupant ses œuvres de jeunesse, elle consent à le remettre en circulation. En mars 1963, dans Réalités, Duras confie que c’est sa première tentative de roman de bout en bout :

‘« C’était très mauvais mais, enfin, il était là ce roman. Je ne l’ai jamais relu. Ce qui est écrit est fait. Je ne relis jamais. Personne n’avait voulu de mon roman. Chez Denoël, on m’a dit : “ Vous avez beau faire, vous ne serez jamais un écrivain ”. » 1024

D’ailleurs, Duras rejette ce livre dès 1956 quand, dans le journal Demain, elle confie à André Calas :

‘« Je suis née en Indochine où j’ai vécu mon enfance et mon adolescence à Saigon. A 17 ans, je suis venue en France pour faire une licence de mathématiques. Et puis, j’ai écrit. Mon premier livre, Les Impudents, était très mauvais. Mes vrais débuts datent de 1945 où j’ai publié La Vie tranquille. » 1025

Pourquoi Les Impudents ? Il est significatif que le titre des deux premiers romans signale une opposition entre « une façon impudente » d’être et un idéal de « vie tranquille », note Yvonne Guers-Villate. 1026 Les Impudents semble référer à la manière dont les personnages cèdent à leurs désirs. Le mot « impudence » y est employé dans le sens de « naturel, d’instinctif et d’authentique.» 1027 Le manque de fausse honte des protagonistes, leur comportement à l’encontre de la moralité conventionnelle contraste avec leur milieu bourgeois, il est le surgissement spontané du désir. Cette « impudence » rend toute vie « tranquille » et donc tout bonheur inaccessible : « Ils vivaient dans le désordre et leurs passions donnaient aux événements les plus ordinaires un tour à part, tragique et qui vous enlevait toujours davantage l’espoir de posséder jamais le bonheur. » 1028

Leurs passions, en dramatisant le quotidien, créent une vie désordonnée qui rend le bonheur impossible. L’intrigue du roman durassien résulte d’une dramatisation similaire de l’ordinaire et confirme la disproportion notée par certains critiques dans la production romanesque entre « les moyens mis en œuvre et les effets obtenus », 1029 entre la trivialité des causes et la violence émotive des conséquences ou entre la banalité du fond et le lyrisme de la forme. La passion, créatrice de désordre psychique, change aussi la vie des héroïnes à partir d’incidents sans importance apparente.

Marguerite Duras a-t-elle eu raison de renier ce livre si longtemps ? Laure Adler parle des maladresses de style qui abondent dès le premier chapitre 1030  : les paysages sont sonores, les horizons lointains, les journées molles, la méfiance méprisante, les dialogues, pourtant nombreux, expéditifs et brutaux. Les répétitions sont fréquentes et le mot dégoût revient très souvent. Ce mot résume d’ailleurs le climat dans lequel baigne ce roman familial où les armoires regardent les personnages. Duras n’a pas osé transcrire les émois de son adolescence dans son pays natal et de ce pays d’adoption, dont elle va tirer son nom. Elle ne sait alors puiser qu’impressions, sensations, lumières dans un style « maladroit » : « L’après-midi était comme la moelle du jour. » 1031

Le livre n’a pas eu d’échos auprès des lecteurs, mais il a été salué par un grand article de Ramon Fernandez dans Panorama et par une critique élogieuse d’Albert-Marie Schmidt dans Comoedia 1032 . Elle ne s’en étonne pas. L’important était accompli : être allée jusqu’au bout, avoir su terminer un roman. On salue avec ce roman l’œuvre d’une « jeune romancière qui témoigne dès l’abord d’un des dons essentiels de son art : celui de remuer de nombreux personnages, de les grouper, de les tenir en main et de les débrider soudain, et de suivre chacun d’eux au milieu de tous les autres sans être obligée de les distinguer sans cesse par des traits trop appuyés. Assurément, Madame Marguerite Duras doit plus ou moins rêver ses héros, se laisser obséder par eux. » 1033 , écrit Ramon Fernandez dans Panorama, qui tient tout de même à souligner que le style de l’écrivain est encore faible. Il l’encourage à raffermir son style qui « parfois bronche », car « la phrase parfois semble se distraire d’elle-même ». Lorsqu’elle aura fait cette chose, « elle aura tout à fait mis au point son incontestable talent. » 1034

Et pourtant, en 1992, Duras confie à Marianne Alphant que ce qui l’ « épate » dans son tout premier roman, c’est qu’il n’y a pas une faute de syntaxe. « Les verbes sont bien traités. Je ne savais pas que je pouvais écrire comme ça », avoue-t-elle. 1035

Notes
1012.

« La Brune de la Dordogne » par Marianne Alphant, in Libération du 27 février 1992

1013.

Duras, Marguerite, Les Impudents, Paris, Plon, 1943, Gallimard, 1992, 250 pp.

1014.

Libération du 27 février 1992

1015.

Ibid.

1016.

Ibid.

1017.

Ibid.

1018.

Ibid.

1019.

Ibid.

1020.

Ibid.

1021.

Un jour, raconte Duras, elle gardait les vaches, « le plus beau souvenir de son enfance ». Le train est arrivé sans siffler. Il a tué une vache, la Brune. Elle parle dans son livre de cette peur, de cette vache. « J’ai encore dans la tête ses cris. J’ai un souvenir très violent de l’innocence des vaches, de la solitude de cet endroit. Ce sont de grands souvenirs parce que c’était avec la mort que j’étais une jeune vache, une jeune fille, qui n’a pas cessé d’appeler. C’est ça que ça veut dire, l’écriture ».Cf. ibid.

1022.

Ibid.

1023.

Ibid.

1024.

Archives IMEC.

1025.

« Marguerite Duras : Du théâtre malgré moi », par André Calas, Demain, 20 septembre 1956

1026.

Yvonne Guers-Villate, Continuité. Discontinuité dans l’œuvre durassienne, Ed. de l’Université de Bruxelles,1985,p.52.

1027.

Ibid.,p.52.

1028.

Marguerite Duras, Les Impudents, Gallimard, 1992, p.180.

1029.

Cf. Louis Bajon, « Marguerite Duras et ses personnages », Etudes, Paris, v. 324, p.813.

1030.

Laure Adler, Marguerite Duras, Gallimard, 1998, p. 254

1031.

Marguerite Duras, Les Impudents, Gallimard, 1992, p. 34

1032.

Articles cités par Laure Adler, op. cit. En effet, la biographe rend entièrement l’article de Ramon Fernandez, mais elle ne rend pas public l’article de Comoedia.

1033.

Ramon Fernandez, in Panorama, « Hebdomadaire européen » (dirigé par Pietro Solari et R. Cardinne Petit), n° 15, 27 mai 1943, cité par Laure Adler, op. cit., p. 903

1034.

Ibid.

1035.

« La Brune de la Dordogne » par Marianne Alphant, in Libération du 27 février 1992