Les premiers gestes critiques

« Les illusions perdues d’une jeune fille qui croyait à l’amour, tel aurait pu être le sous-titre de Les Impudents, livre mal bâti, mais psychologiquement passionnant » 1036 , écrit Laure Adler dans sa biographie de l’écrivain. Duras vit la sortie de ce premier roman « comme une seconde naissance » 1037 . Non sans encombre, elle dépasse les obstacles et se découvre un parrain en la personne de Queneau. En outre, l’écrivain inaugure son nom de plume : Duras. Elle écrit ce livre pour se libérer des souffrances et des obsessions liées à son enfance et pour se débarrasser du nom de sa famille qu’elle prend en horreur.

Marguerite Duras sait transmettre la lucidité désespérée qu’éprouve une jeune femme découvrant le monde des hommes : un frère méprisable, menteur, cruel et pervers et un amant qui, une fois l’émotion de la conquête retombée, s’enlise chaque nuit dans une somnolence nauséeuse. L’impudence de l’amour fait vivre la terrible culpabilité pour la haine qu’on éprouve. Peur permanente, saleté des échanges, impureté du monde. Tout est déjà là. La volonté de dire, d’expulser, de cracher le goût pour accéder au désir. Mais le style reste contourné, l’écriture scolaire, soigneuse jusqu’à la caricature. Les phrases lourdes et longues attestent que la jeune romancière veut montrer qu’elle a du vocabulaire, dit ironiquement Laure Adler. Les adjectifs sont trop choisis et la construction du récit reste tout au long mal maîtrisée.

« Ce premier roman comporte évidemment quelques maladresses », trouve Jean Pierrot 1038 , le premier biographe de Marguerite Duras. Il considère que l’organisation des épisodes, le découpage des différentes séquences narratives, en l’absence de véritables chapitres, paraissent hésitants. De plus, l’entrée en la matière du récit est fort abrupte, et par moments gauche : ainsi en est-il de la manière curieusement allusive dont nous apprenons un événement pourtant essentiel, la mort de Muriel. De même le dénouement, avec son aspect de happy end et les retrouvailles de Georges et de Maud, est trop brutalement introduit, affirme Jean Pierrot. Contrairement à une règle de la narration classique, nous restons dans l’ignorance du sort qui attend le reste de la famille, tient à préciser le même critique. Comme l’a surtout remarqué une autre voix critique, « nous demeurons souvent sur notre faim en ce qui concerne la motivation des personnages, en particulier au cours de l’épisode de la liaison entre Maud et Georges ». 1039 Jean Pierrot écrit :

‘« Malgré les indications psychologiques données par l’auteur, nous n’arrivons pas à vraiment percevoir les raisons du malentendu qui ne cesse de s’épaissir entre les deux partenaires, ni pourquoi la jeune femme s’impose une sorte de séquestration volontaire de plus en plus rigoureuse, devenant ainsi une émule de la Thérèse Desqueyroux de Mauriac, sans avoir pourtant, à la différence de cette dernière, d’autre crime à se reprocher que son abandon amoureux » 1040 .’

Pourtant Les Impudents révèle déjà, sans aucun doute une personnalité originale, un tempérament d’écrivain, et d’évidentes qualités, celles-là mêmes auxquelles Queneau fut sensible lorsqu’il prit connaissance du manuscrit. La première de ces qualités réside dans la conviction avec laquelle l’auteur sait nous présenter et nous imposer le décor géographique et le milieu social qui environne le drame. Marguerite Duras restitue avec bonheur ce paysage du Haut Quercy que de toute évidence elle connaît bien, et dont elle demeure imprégnée. De même le milieu humain est décrit avec pittoresque, en particulier à la faveur de deux épisodes du roman, le repas offert par la mère peu après son arrivée, et la messe du dimanche au Pardal. L’auteur campe un certain nombre de portraits individuels qui sont vivement dessinés, qu’il s’agisse du Pharmacien du Pardal, « un gros homme dont les mains paraissaient pâles, à côté des mains roussies des paysans » 1041 , de la sœur de l’instituteur, qui est restée une paysanne :

‘« Presque aveugle, elle marchait d’un pas lourd, et en plein jour ses vêtements apparaissaient d’une saleté repoussante. Dans chaque ride de son vieux visage dormait un fin sillon noir qui la faisait paraître profonde. » 1042

Le portrait assez fouillé de Louise Rivière, une ancienne camarade de Maud, demeurée dans le pays et secrètement amoureuse de Jacques, qui se ronge de dépit et de jalousie, est plein de vérité aussi.

L’intérêt essentiel de l’œuvre, son originalité principale, réside cependant dans l’étude psychologique du protagoniste féminin et des problèmes qui se posent à elle, souligne Jean Pierrot. 1043 Le premier de ceux-ci concerne ses relations avec le milieu familial. Ce dernier nous est en effet présenté comme suscitant et juxtaposant, de la part de ses composantes, des sentiments étrangement contradictoires. D’une part, entre la mère et ses trois enfants existe ce que l’auteur appelle « une solidarité secrète » 1044 une vie relationnelle intense. Apparemment ils ne peuvent pas se quitter : c’est ainsi que Jacques, même après son mariage, ne s’est jamais vraiment éloigné de l’orbite maternelle. Mais en même temps ils ne cessent de se disputer, sont déchirés par des conflits qui atteignent parfois à la plus extrême violence.

Dès l’origine, la conduite de Jacques, ses dettes accumulées, sa façon incessante de quémander de l’argent auprès des uns et des autres sont la cause de fréquentes disputes. Plus tard, lorsqu’ils sont installés à Uderan, ces disputes ne cessent pas, se nourrissent du moindre aliment. Cette existence familiale est ainsi marquée par une alternance incessante de ruptures violentes et de réconciliations :

‘« Ils vivaient dans le désordre et leurs passions donnaient aux événements les plus ordinaires un tour à part, tragique, et qui vous enlevait toujours davantage l’espoir de posséder jamais le bonheur. (…) Mais, lorsqu’on vous avait faits trop souffrir, ensuite on vous recherchait et on vous ramenait de gré et de force. Seul cet ultime remord prouvait qu’on tenait à vous d’une certaine façon 1045 et que, sans vous, quelqu’un eût manqué à la maison. » 1046

L’expression « d’une certaine façon » a un rôle spécial dans l’écriture de Duras, car on peut remarquer qu’elle écrit d’une « certaine » manière, pas comme tout le monde, elle aime et fait aimer ses personnages d’une « certaine façon », indéfinie, mais pas comme tout le monde. L’amour de Duras est différent de l’amour commun, il est spécial.

Notes
1036.

Laure Adler, Marguerite Duras, Gallimard, 1998, p.254.

1037.

Laure Adler, p. 255

1038.

Jean Pierrot, Marguerite Duras, Ed. Corti, 1986, p.24

1039.

Cismaru, Marguerite Duras, cité par Jean Pierrot, Marguerite Duras, Ed. Corti, 1986, p.24

1040.

Jean Pierrot, op. cit.

1041.

Marguerite Duras, op. cit., p.57

1042.

Ibid., p.119

1043.

Jean Pierrot, op. cit., p.25

1044.

Marguerite Duras, op. cit., p.172

1045.

C’est nous qui soulignons.

1046.

Marguerite Duras, op. cit., p.180