Le premier roman durassien et les livres à venir

Corps convulsé, sanglotant, Maud s’éveille aux désirs de l’amour dans le cadre bucolique du haut Quercy. Certes, Uderan n’est pas Duras, le Château d’Ostel datant du XIIIe siècle et celui de Duras du XVe. Le Haut Quercy n’est pas le Lot-la-Garonne, mais il ne s’agit que d’un simple déplacement géographique opéré par une romancière débutante qui ne veut pas - à l’époque ! - qu’on puisse l’accuser de confondre sa vie et le sujet de son roman. Pourquoi le détail géographique ? Parce qu’il y a toujours une « nécessité géographique » 1047 , disait-elle à Michèle Manceaux, sans laquelle on ne peut pas vivre, on ne peut pas écrire. On ne peut pas en faire abstraction.

La toute jeune Marguerite Duras décrit longuement des sensations, la froideur mortelle de l’eau de la rivière sur son corps, la blancheur effrayante de la lune l’été dans une allée, les tiges coupantes des blés après la moisson, les paysages brouillés par les pluies douces de la fin d’été qui vont gâter le cœur des prunes, ce halo de vapeur qui s’élève de la vallée dès les débuts de l’automne, des bains de sons, comme le cri des oiseaux au crépuscule au-dessus des étangs. La propriété ressemble à la maison du père et l’épisode se situe manifestement au moment où la mère de Marguerite fut tentée de s’installer définitivement dans la région, en confiant la ferme à son fils. 1048

Maud, comme la petite de l’Amant, se trouve déjà vendue en quelque sorte par la mère à un fils de paysans voisins, mais elle tombe amoureuse d’un intellectuel qu’elle guette, en secret, la nuit, comme les jeunes filles des romans attendent le prince charmant : « Elle respira le parfum de sa solitude retrouvée qui se confondait avec celui de, à vie, de la nuit. » 1049 La description du désir de l’homme qui bouscule l’héroïne place Les Impudents dans une catégorie qui n’est pas celle des romans roses :

‘« L’homme arrivait de partout, de tous les points de l’horizon, de tous les chemins emplis de nuit, et elle ne savait duquel au juste il fallait espérer. Quel tourment, cette approche multipliée, qui l’enfermait comme au centre d’un cercle de plus en plus étroit et menaçant. » 1050

Maud devient le « tiroir-caisse » 1051 de la famille et le fils aîné, relayé activement par la mère, entend bien le monnayer. Sont alors décrits les sombres trafics du couple infernal qui seront repris plus tard dans toute leur amplitude dans Un Barrage contre le Pacifique.

Le point culminant de ces tensions est évidemment constitué par les rapports entre Maud et Jacques. Ce dernier nom est présenté, vu par les yeux de sa sœur, comme un personnage profondément dangereux et malfaisant. Doué d’une beauté frappante, il est en même temps apparemment voué au mal. Maud ne peut pas lui pardonner d’entraîner toute la famille dans le dénuement et dans l’angoisse que suscitent périodiquement les traites impayées. On va rencontrer ce personnage dans autres récits aussi, sous le même nom dans Des journées entières dans les arbres, appelé Joseph dans Un Barrage contre le Pacifique ou Nicolas dans La Vie tranquille. Entre ces personnages il y a au premier abord plus que de l’hostilité, une véritable haine : « Il était difficile à Maud, écrit l’auteur, d’évoquer Jacques sans éprouver encore un sursaut d’horreur (…). Jusque-là, aucun prétexte ne leur avait paru justifier l’explosion d’une haine chaque jour plus vive. » 1052 Le thème obsessionnel de Marguerite Duras est déjà le trio : la fille, le fils, la mère, ce « groupe de pierre » comme les appelle Duras dans La Vie Tranquille 1053 .

Entre le frère et sa sœur, pourtant, les choses ne sont pas aussi simples que ces remarques conduiraient à le penser. L’un des mérites de l’auteur, trouve Jean Pierrot, est certainement d’avoir su nous suggérer à ce propos une impression de profonde ambivalence. En effet, l’attitude de Maud envers Jacques « est faite moins de répulsion que d’une secrète fascination ». 1054 Le contentieux qu’en son cœur elle ne cesse d’entretenir à son égard, les griefs qu’elle accumule contre lui, se nourrissent d’un incessant débat intérieur au cours duquel elle trouve aussi, consciemment ou non, des armes pour le défendre. Elle devine que son impudence, cette forfanterie de vice qu’il affiche ne sont en grande partie qu’un masque. Elle admet parfois à sa décharge qu’il pourrait être la victime d’une fatalité mauvaise : 

‘« Nous l’aimions tous, avoue-t-elle, si extraordinaire que cela puisse paraître, même Taneran, sa première victime. S’il rend les gens malheureux, il lui arrive quelques fois d’en souffrir et de regretter de ne pas être meilleur. (…) Sa mère disait toujours de son fils que, du moment qu’il était franc, il n’était pas si mauvais qu’on le prétendait. » 1055

Parfois même elle imagine que cette tendance au mal qui l’habite n’est que le contrecoup d’une nostalgie d’un impossible bien, souligne Jean Pierrot. 1056 En fait tout est conditionné par le rapport des enfants à la mère. L’indulgence de Madame Taneran à l’égard de son fils n’est probablement que le contrecoup de la dépendance dans laquelle elle a toujours cherché à les maintenir. Ainsi les violences de Jacques, ses exigences financières, les scènes qu’il fait à sa mère pour lui extorquer de l’argent, sont les manifestations à la fois d’une grande faiblesse de caractère et de ses efforts impuissants de se libérer d’un lieu de dépendance dans lequel il se sent enfermé. Ainsi Les Impudents esquisse l’analyse d’une situation dont quelques années plus tard Des Journées entières dans les arbres développera toutes les implications et éclaire a posteriori une partie de la signification de ce premier roman.

Ces personnages, unis par cette étrange complicité qui les lie par-delà le bien et le mal, la petite seule étant exclue définitivement de l’amour de sa mère. « Maud n’en voulait pas à sa mère; c’était vers son frère aîné que sa pensée revenait sans cesse, lui qui entourait, qui aurait voulu pouvoir étouffer de loin sa haine. » 1057 Maud attend un enfant et l’avoue à sa mère qui ne la retient pas. Elle s’aperçoit alors qu’elle ne gagnera jamais contre son frère. Elle décide de lui laisser la place. La mère encourage ce départ pour vivre tranquillement un amour impudique avec son fils. Elle envoie donc sa fille comme un paquet à l’homme qui l’a déshonorée. Dans la valise de Maud elle ajoute une lettre de recommandation à l’usage de celui qui va enfin hériter de sa fille. La vie mode d’emploi version maternelle :

‘« Je crains que vous vous mépreniez sur mes sentiments. A vos yeux, je ne réponds pas, sans doute, comme je le devrais, à l’amour d’un enfant qui m’adore. Détrompez-vous, je l’aime au contraire d’une tendresse si forte et si poignante que je n’ose aborder ce sujet. Il existe des amours sans issue, même entre une mère et son enfant, des amours que l’on devrait vivre exclusivement. » 1058

Des amours sans issue ? Des amours impossibles ? Peut-être que la mère a raison, car Duras elle-même l’aurait affirmé une fois : « Les amours impossibles sont les seuls amours possibles ». 1059

Notes
1047.

Michèle Manceaux, L’Amie. Des journées entières avec Marguerite Duras, Ed. Albin Michel, 1997, p.13

1048.

Cf. Aliette Armel, reprise par Laure Adler, op. cit., p.252

1049.

Marguerite Duras, Les Impudents, Gallimard, 1992, p.97

1050.

Ibid., p.87

1051.

Cf. Aliette Armel, op. cit., p. 252

1052.

Marguerite Duras, op. cit., p.173-174

1053.

Marguerite Duras, La Vie Tranquille, Gallimard, 1997, p.93

1054.

Jean Pierrot, op. cit., p.27

1055.

Marguerite Duras, Les Impudents, Gallimard, 1992, p.106

1056.

Cf. Jean Pierrot, op. cit., p.26.

1057.

Marguerite Duras, Les Impudents, Gallimard, 1997, p.98

1058.

Ibid., p.244

1059.

Cf. Michèle Manceaux, L’Amie, Ed. Albin Michel, 1997, p.77