Une écriture à la manière de Mauriac, Faulkner…

« On l’aura la vie tranquille » 1060 dans un bain existantialiste

‘« Mon premier livre, Les Impudents, était très mauvais. Mes vrais débuts datent de 1945 où j’ai publié La Vie Tranquille ». 1061

En février-mars 1944, la jeune romancière soumet à Queneau le manuscrit d’un nouveau livre qui, comme le précédent, a pour cadre la région de Périgord, dont son père était originaire, ce pays de Duras auquel elle emprunte son pseudonyme. Le manuscrit de La Vie Tranquille sera immédiatement accepté. « Nous savons déjà que Marguerite Duras est un écrivain », dit Queneau, qui, dans un article des Cahiers Renauld-Barrault 1062 note la référence à l’Etranger de Camus, paru en 1942, et « l’usage systématique du passé indéfini, tic de cette époque dont d’ailleurs l’auteur n’abusait pas. » Le livre paraîtra en 1944, sous la couverture blanche de la NRF. Le roman a été repris en janvier 1982, sans modifications, dans la collection « Folio ».

« Certains écrivains sont épouvantés. Ils ont peur d’écrire. Ce qui a joué dans mon cas, c’est peut-être que je n’ai jamais eu peur de cette peur-là », dit Marguerite Duras. « J’ai fait des livres incompréhensibles et ils ont été lus. Il y en a un que j’ai lu récemment, que je n’avais pas relu depuis trente ans, et que je trouve magnifique. Il a pour titre : La Vie Tranquille. De celui-là j’avais tout oublié sauf la dernière phrase : “Personne n’avait vu l’homme se noyer que moi. ” » 1063 C’est un livre fait d’une traite, dans la logique banale et très sombre d’un meurtre. Dans ce livre-là on peut aller plus loin que le livre lui-même, que le meurtre du livre. On va on ne sait pas où, vers l’adoration de la sœur sans doute, l’histoire de la sœur et du frère, dit Duras, celle pour l’éternité d’un amour éblouissant, inconsidéré, puni.

Le roman paraît chez Gallimard au même moment que Lettres à un ami allemand, de Camus et De l’armistice à l’insurrection nationale de Raymond Aron. 1064 Marguerite se plaint pourtant de l’absence de soutien de la part de la maison lors du lancement de son livre. Le tirage de 5500 exemplaires sera épuisé au début de l’été. 1065 Pour que le livre soit publié, Marguerite Duras a dû se battre. Après s’être plainte du manque de soutien de la maison Gallimard, après avoir constaté que son livre était épuisé chez les libraires, Marguerite lance un cri d’alarme sur le sort et la condition faite aux jeunes auteurs à la fin de la guerre.

Dans cette manière exacerbée de se faire connaître et reconnaître, qu’elle réutilise plusieurs fois, on peut déchiffrer la certitude qu’elle a déjà d’être un écrivain à part entière et la crainte qu’elle ressent de rester à jamais inconnue : 

‘« Michel Gallimard, que j’ai vu il y a de cela trois mois, m’a dit que la réimpression de mon livre n’était pas à envisager pour le moment, que des auteurs comme Aragon et Eluard attendaient eux aussi. Je ne suis pas d’accord. Aragon et Eluard peuvent attendre. (…)Ensuite on ne les oubliera pas. Moi j’ai besoin d’argent et on m’oubliera. » 1066

Dominique Arban dit pourtant dans un article que Duras « est un écrivain sans esprit du commerce ». 1067 Cependant, Marguerite Duras a eu raison de se battre. Le 11 juillet Gaston Gallimard lui envoie une lettre de trois pages de justifications. Il explique les difficultés d’approvisionnement en papier, le montant des frais de fabrication, l’amortissement difficile des romans des jeunes auteurs. Courtois et avisé, il la rassure sur son talent : « J’ai beaucoup aimé votre livre. Je sais quelle place vous devez occuper et je ne doute pas que vous ne l’occupiez. » 1068

D’abord intitulé La fin de l’été, 1069 La Vie Tranquille est un roman proche du précédent. Comme lui, il est dominé par le personnage féminin, Francine Veyranattes, dite Françou, qui est aussi la narratrice de ce récit écrit à la première personne. L’action se déroule essentiellement dans le Périgord, dans le domaine des Bugues, ruiné et déshonoré par les malversations de Jérôme. Comme dans Les Impudents, les relations entre les personnages sont complexes, fondées sur les contradictions et les non-dits. Après avoir été confrontée à trois morts tragiques (celle de Jérôme, le suicide de son frère Nicolas, la noyade d’un inconnu à laquelle elle assiste passivement), après avoir douté de l’amour qui s’est ébauché entre elle et un ami de son frère, Tiène, après avoir douté de sa propre existence, l’héroïne, à la fin du roman, se réconcilie avec elle-même et adhère à la vie qu’elle se construit en épousant Tiène.

Mauriac, Faulkner, Camus…A l’hétérogénéité des influences que les contemporains se sont plu à déceler dans ces deux premières œuvres, s’ajoute l’hétérogénéité des techniques romanesques utilisées, affirme Joëlle Pagès-Pindon. 1070 Dans ces textes on relève de longues descriptions lyriques, d’une nature omniprésente ; des scènes où rien ne perce de l’intériorité opaque des personnages, sous un regard purement extérieur ; des ruptures brutales entre une sèche narration à la troisième personne et des monologues intérieurs étrangement étirés.

Pourtant La Vie Tranquille, comme Les Impudents d’ailleurs, n’est pas sans relation avec l’œuvre à venir. On y décèle, à l’évidence l’esquisse des figures qui structureront l’univers durassien (la sœur, la mère, les frères, l’amant) ; l’émergence des thèmes récurrents, tels la fascination pour la mort, les liens entre crime et passion, la quête de l’identité féminine au mépris des contraintes sociales et morales. Enfin, La Vie Tranquille annonce une écriture qui sera systématisée dans la deuxième période de l’œuvre durassienne, comme le constate la critique, 1071 à partir du Square (1955), et qui se caractérise par l’expansion donnée au monologue intérieur, qui va jusqu’à occuper tout un chapitre de la troisième partie du livre, faisant surgir une parole qui suit les soubresauts d’une conscience dérivante, à travers une syntaxe souvent nominale, redondante, répétitive, irrégulière : « On l’aura la vie tranquille. J’ai fait le tour de ma tête. C’est la plus lourde. Personne ne le sait. Je suis la plus à plaindre, la moins à plaindre. On l’aura la vie tranquille, on l’aura. » 1072

Jean Pierrot fait remarquer que par ce roman Duras révèle déjà de nombreux ferments de changements concernant l’écriture : la volonté, qui dominera bientôt, de porter le problème de la libération de la femme au sein même du couple, de dessiner du même coup les normes d’une nouvelle morale de l’amour, la capacité de s’enrichir des exemples fournis, après le roman américain, par le courant existentialiste, et particulièrement par L’Etranger de Camus. C’est un Etranger raconté cette fois-ci au féminin 1073 , et dont l’auteur s’est certainement aussi inspiré dans sa recherche d’une écriture volontairement plus sèche et plus froide. Dans une interview avec Pierre Hahn, Marguerite Duras reconnaît avoir subi différentes influences en ce qui concerne son écriture :

‘« Pierre Hahn : Mis à part Hemingway, d’autres écrivains ont-ils exercé sur vous une certaine influence ?’ ‘Marguerite Duras : Oui : Rolland Dorgelès et Pierre Loti. Vous savez, toutes mes lectures ont joué un rôle dans ma formation de romancière. Et il en va de même pour les écrivains authentiques. » 1074

Dans la même interview, Duras parle aussi des influences philosophiques qu’elle a eues en répondant à la question de Pierre Hahn à ce sujet : « C’est certain, dit-elle . J’ai vécu dans le bain existentiel. J’ai respiré de cette philosophie. Tous les écrivains, âgés de moins de cinquante ans, ont été nettoyés par cette école. Et il en va de même pour le surréalisme. Si l’on disait le contraire, on ne serait pas sincère. » 1075

C’est surtout la deuxième partie du roman qui renvoie à l’existentialisme sartrien. Cette partie est destinée à nous éclairer sur la personnalité et sur les motivations de l’héroïne. La sauvageonne de vingt-cinq ans qui précisait elle-même n’avoir pas fait d’études se révèle soudain comme une familière de cette philosophie de l’absurde qui commençait à être à la mode dans les milieux intellectuels de l’époque. Par cette seconde partie, que Queneau avait à juste titre décelé, 1076 La Vie Tranquille nous fait songer à l’Etranger de Camus paru deux ans auparavant. Comme Meursault, Francine n’arrive pas à se sentir responsable de la mort qu’elle a provoquée (c’est vrai, moins directement que le héros de Camus) et refuse en tout cas de s’abandonner aux remords. Comme lui aussi, elle découvre la contingence de la réalité, mais aussi l’urgence qu’il y a à tirer parti de chaque moment du temps qui nous est accordé. Pareil à Meursault d’avant la prison, elle s’abandonne au bonheur du corps, de la sensation, et à l’extase d’une fusion avec les grandes forces de la nature, elle jouit intensément de l’ivresse du bain. Elle en sera accusée d’insensibilité : le récit de l’enterrement de Jérôme est à mettre en parallèle avec celui sur lequel s’ouvre l’Etranger. La stupeur et le dégoût que Francine suscite chez les estivants à la suite de l’épisode de la noyade répondent en écho aux réactions du public lors du procès de Meursault. 1077

De toute évidence, Duras a voulu renouveler dans La Vie Tranquille la chronique provinciale déjà présente dans son premier roman en y ajoutant l’éclairage particulier apporté par ces analyses philosophiques. Dans sa volonté d’émancipation hors de la prison familiale, l’héroïne durassienne trouve désormais, au-delà de sa réaction instinctive, un appui dans la pensée philosophique contemporaine.

Notes
1060.

Marguerite Duras, La Vie Tranquille, Gallimard, Quarto, 1997, p.201

1061.

« Marguerite Duras. Du théâtre malgré moi », par André Calas, in Demain du 20/9/56

1062.

Cahiers Renaud-Barrault, n.52 du décembre 1965

1063.

Marguerite Duras, Ecrire, Gallimard, 1993, p.36

1064.

Cf. Laure Adler, Marguerite Duras, Ed. Gallimard, 1998, p.323

1065.

Comme simple information, ce livre sort au moment où Robert Antelme, son mari, était emprisonné à Dachau. Ce roman ne l’a jamais quitté.

1066.

Lettre de Marguerite Duras à G. Gallimard, citée par Laure Adler, op. cit., p.340. En voilà la suite : «Tant pis si mon point de vue vous déplaît. Certaines épreuves récentes m’ont appris un cynisme élémentaire dans lequel on a tiré le diable par la queue jusqu’à cinquante ans et encore. Et puis il y a que je suis jeune et que je ne veux pas mourir. Or, je vois que chez Gallimard on meurt de mort lente et certaine. J’ai peut-être eu le tort de naître vingt ou trente ans trop tard. Comme il me plairait que vous tiriez Queneau à 20000 et Aragon à un mauvais tirage même si ce rajeunissement de votre maison comportait quelque sacrifice financier. Monsieur,retirez –vous mon livre ?Mon livre n’aurait pas eu le moindre succès que vous l’auriez traité avec un égal mépris. Que faire devant tant d’indifférence ?Je ne vais jamais vous voir,je ne connais personne et ne fais partie d’aucun cénacle ?Est-ce là la raison ?Quelle lassitude au fond !Dites-moi ce que feront les jeunes après ces quatre années si encore une fois personne ne les aide, avec bonne volonté et s’ils sont comme autrefois traités comme les emmerdeurs de l’époque ? »  

1067.

« A l’écart de la renommée. Les chemins de Marguerite Duras », par Dominique Arban, in Le Monde du 18 août 1966

1068.

Ibid, p.340

1069.

Cf. Joëlle Pagès-Pindon, Marguerite Duras, Ellipses, 2001, p.10

1070.

Joëlle Pagès-Pindon, op. cit., p.11

1071.

Ibid.

1072.

Marguerite Duras, La Vie Tranquille, Gallimard, 1997, p.201

1073.

Jean Pierrot, op. cit., p.39.

1074.

Paris, Théâtre, n° 198, 16ème année. Spécial Marguerite Duras. «Les hommes ne sont pas assez féminins » et « Marguerite Duras ou le silence au théâtre », IMEC.

1075.

Ibid.

1076.

Cf. Cahiers Renaud -Barrault, n.52, p.4.

1077.

Parallèle établie par Jean Pierrot, op. cit.