Une écriture « à l’américaine »

Dans une interview avec l’écrivain, Pierre Hahn essaie d’avoir la confirmation de Marguerite Duras sur ce que la critique dit sur l’influence d’Hemingway dans son œuvre. L’écrivain la reconnaît dans la première partie de son œuvre. Par la suite, elle a pris une autre direction. D’ailleurs, Gilbert Rochu écrit dans un article de Libération, le 9 février 1977, qu’avec Les Impudents, La Vie tranquille et Un Barrage contre le Pacifique, « trois romans ”néoréalistes“, la critique salue en Marguerite Duras l’Hemingway français. » 1078 Cette référence à l’influence de l’écrivain américain sur le tout début littéraire de Duras est en quelque sorte mise en question par une affirmation d’Aliette Armel dans un article paru dans la revue Europe 1079 . Nous ne voulons pas laisser entendre que cette influence n’existe pas. Elle existe, car Duras elle-même en parle. Nous voulons signaler ici qu’il y a des critiques qui disent que Duras découvre « ce que doit être un écrivain » au milieu des années cinquante en lisant Les Vertes collines d’Afrique, alors que ses trois premiers livres, écrits sous l’influence de l’écrivain américain, existent déjà. Comme au milieu des années 50 Duras commence déjà à se détacher du modèle américain, on se demande si la critique ne se trompe pas en situant l’influence d’Hemingway pendant cette période de la création littéraire durasienne. Des Journées entières dans les arbres, Le Square, Moderato cantabile écrits entre 1954 et 1958 définissent déjà le profil littéraire durassien qui se maintient jusqu’en 1995. Duras aurait dû découvrir Hemingway bien avant la moitié des années 50 et il semble même qu’elle a beaucoup apprécié cet écrivain, puisqu’un jour elle cite de mémoire à Madeleine Alleins un extrait des Vertes collines d’Afrique :

‘« D’abord il faut du talent, beaucoup de talent. Du talent comme celui qu’avait Kipling. Et puis il faut de la discipline. La discipline de Flaubert. Et puis il faut qu’il y ait une certaine conception de ce que cela peut être et une connaissance absolue, aussi fixe que le mètre étalon à Paris qui empêche toute tricherie. Et puis il faut que l’écrivain soit intelligent et désintéressé et, par-dessus tout, qu’il survive. Essayez de réunir tout cela en un seul être et faîtes-lui subir toutes les influences qui accablent un écrivain. » 1080  ’

La réception associe surtout Un Barrage contre le Pacifique à l’influence américaine, lorsqu’on écrit qu’on pourrait très bien remplacer ce titre par La Vieille femme et la Mer 1081 , tout en faisant référence au roman d’Hemingway paru en 1952, Le vieil homme et la mer. La mère meurt au camp d’honneur et les enfants finissent par abandonner les rizières sans lendemain. De même, Le Marin de Gibraltar demeure jusqu’à la fin « un dieu abscons, nous laissant sur notre soif. » 1082 La critique en reste à l’inquiétude de la recherche et au goût du large que laisse cet écrivain en train de construire son image définitive de génie littéraire. Le modèle qu’elle trouve en Hemingway l’aide à apprendre la discipline de l’écriture qu’elle va enseigner à son tour plus tard à d’autres futurs écrivains. Tel fut le cas de Vila-Matas dans les années 70. La solidarité 1083 que Duras montre envers les nouveaux talents littéraires est d’ailleurs rare 1084 .

Par ailleurs, on avait signalé aussi une certaine influence de Pavese que l’écrivain conteste. Mis à part Hemingway, Duras reconnaît aussi l’influence de Roland Dorgelès et de Pierre Loti. L’écrivain dit d’Un Barrage contre le Pacifique qu’il est écrit selon le modèle de ses deux premiers livres, car à partir de Les Petits Chevaux de Tarquinia (1953) on peut constater une rupture dans la manière d’écrire.

Notes
1078.

« Marguerite Duras romancière et cinéaste » par Gilbert Rochu, in Libération du 9 février 1977

1079.

« Marguerite Duras, personnage d’Enrique Vila-Matas » par Aliette Armel, Europe, n° 911-922, janvier-février 2006, p. 203

1080.

Laure Adler, Marguerite Duras, Paris, Gallimard, 1998, pp. 302-303

1081.

La Revue Critique, n° 82, « Littérature et beaux-arts », novembre, 1953

1082.

Ibid.

1083.

N’oublions pas qu’en 1969 Duras propose à Gallimardla création d’une collection politique appelée « Ruptures ». Elle désire être éditeur et se charger de la promotion des nouveaux talents, à condition qu’ils participent à l’esprit d’insoumission. (Cf. Laure Adler, Marguerite Duras, Gallimard, 1998, p. 638-639) Une deuxième collection est celle que Duras dirige pour de vrai chez P.O.L. dans les années 80 et qui s’appelle Outside. Paul Otchakowsky-Laurens raconte dans une interview avec la revue Europe que Duras lui passait souvent des manuscrits en lui conseillant de les publier : « Je n’étais pas toujours emballé, mais l’idée de faire une collection avec elle m’amusait. », dit l’éditeur. C’était assez conflictuel, pas toujours facile. Elle était très enthousiaste : s’il y avait quelques pages formidables dans le livre, elle trouvait que le livre était bon. Le premier titre a été Monsieur Le Chevalier, de Catherine de Richaud, en avril 1986. En dehors de Nicole Couderc, qui était plus « cadrée », c’était des livres qui échappaient aux critères habituels de recevabilité dans les maisons d’édition, avoue P.O.L. Duras a parrainé aussi Jean-Pierre Ceton pour Rauque la ville (Minuit), publié aussi dans la collection « Outside ». Ils ont publié une dizaine de titres. Ensuite ils ont abandonné le projet. (Cf. « La musique immédiate des choses », entretien avec P.O.L., Europe, n° 921-922, janvier-février 2006, pp. 170-171

1084.

En 1974, Duras se voit donner des leçons sur l’écriture du roman. Elle enseigne la théorie du roman à Enrique Vila-Matas, jeune écrivain espagnol venu à Paris pour apprendre à écrire un roman à la façon d’Hemingway. Il y rencontre Duras, qui l’héberge dans une chambre de bonne rue Saint-Benoît, et en devient l’apprenti. Il est ébloui et accablé par le « terrorisme relationnel de Duras » qui ne la quitte jusqu’à la fin de sa vie et par lequel elle cherche « à happer son interlocuteur, à le bouleverser en lui communiquant ses hantises, à déceler en lui la faille, à le toucher au cœur pour le lier profondément à elle. Ceux qui viennent vers elle et entrent dans ce jeu sont souvent des jeunes gens un peu fragiles, en quête d’eux-mêmes », et qui ont peur d’écrire, comme l’avoue Vila-Matas. Duras lui fait des listes d’instructions visant des questions théoriques que tout romancier doit se poser avant d’entreprendre l’écriture d’une œuvre : « 1. Problèmes de structure. 2. Unité et harmonie. 3. Thème et histoire. 4. Le facteur temps. 5. Effets textuels. 6. Vraisemblance. 7. Technique narrative. 8. Personnages. 9. Dialogue. 10. Cadres. 11. Style. 12. Expérience. 13. Registre linguistique. » (Cf. Aliette Armel, « Marguerite Duras, personnage d’Enrique Vila-Matas » in Europe, n° 921-922, janvier-février 2006, pp. 204-206)

Ces listes offrent une idée de ce que représente l’écriture pour Duras dans les années 60-70, lorsqu’il n’y a plus aucune influence visible d’un autre auteur. Ce qui l’inspire désormais c’est la vie, l’outside, avec la précision de Serge Young, de 1960, que le sens de la littérature pour Duras n’ « est point d’ordonner la vie mais d’éclairer son désordre. » (Cf. Revue Générale Belge, 19 avril 1960, « La méditation de Marguerite Duras » par Serge Young, p. 136) On apprend ainsi quel est le raisonnement ou l’enchaînement logique d’un livre ou comment était-il structuré par Duras avant de commencer sa rédaction. Ces éléments sont difficilement repérables dans les années 80-90, car Duras ne tient plus compte de la plupart d’entre eux, sauf peut-être dans L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord.