La violence d’une vie tranquille

Par ailleurs, selon Micheline Tison-Braun, les drames familiaux de la vie de province qui marquent le roman La Vie Tranquille, seraient des réminiscences des romans de Mauriac, alors que l’absence à soi et l’apprentissage de détachement seraient attribuables aux souvenirs indochinois de l’auteur. Alain Vircodelet déclare pour sa part que « le roman fait davantage penser aux rudesses de Faulkner et de Steinbeck qu’aux tensions psychologiques des romans de Mauriac et s’inspire plutôt de l’air du temps, de l’existentialisme naissant et singulièrement de L’Etranger. » 1090

Ce dernier aspect du roman avait déjà été noté par David Coward qui considère La Vie Tranquille comme « Madame Duras clearest existentialist statement », 1091 tout en y lisant l’expression d’une renaissance spirituelle. C’est cette dernière dimension qui retient l’attention de Madeleine Alleins, comme l’indique le titre de son ouvrage, Marguerite Duras, Médium du Réel, plus précisément, celui du chapitre consacré à La Vie Tranquille, « Une naissance à soi ». 1092

La pluralité des interprétations est inévitablement liée à l’ambiguïté de ce texte, visiblement tributaire d’un discours d’époque, l’existentialisme, et déjà s’en éloignant pour se trouver vers l’exploration d’une dimension ignorée, que l’on peut appeler « spirituelle » 1093 , d’après Noëlle Carruggi, si l’on entend par là ce que Duras nomme « élan de l’être humain vers le tort. » 1094 L’ambiguïté de La Vie Tranquille invite à entreprendre une analyse détaillée des divers aspects du roman, en vue de montrer comment, loin d’être contradictoires, ceux-ci s’entrelacent pour former la trame de l’écriture durassienne. La dimension métaphysique de La Vie Tranquille apparaît sous forme de questions fondamentales sur l’existence qui débouchent sur une découverte de l’être dans son essence inséparable d’un tout.

Pourquoi donner ce titre paradoxal à un roman rempli de drames et de péripéties ? se demande Noëlle Carruggi. 1095 Où situer cette « vie tranquille » dans l’univers de violence dépeint par Duras ? Cette question a trait non seulement au sens du roman, mais à sa forme aussi, dit le même critique. La Vie Tranquille n’appartient à aucun genre. L’œuvre présente à la fois certaines caractéristiques d’ « un réalisme formel » 1096 , d’un roman d’introspection et d’un roman philosophique. Il s’agit, en tous cas, d’un roman de style conventionnel 1097 , dans le sens où la narration linéaire reste fidèle au temps chronologique et suit le déroulement d’un récit centré sur un personnage traditionnel. L’incompatibilité entre le titre et le livre ne renvoie-t-elle à L’Amour de Duras, écrit en 1971, lorsque la même incompatibilité fit l’objet de critiques sévères de la réception ? Duras commence-t-elle déjà, avec La Vie tranquille, à définir le type d’écriture qui lui sera propre ?

Notes
1090.

Alain Vircondelet, Marguerite Duras, Paris, François Bourin, 1991, p.112

1091.

David Coward, Marguerite Duras , Moderato cantabile, London : Grant & Cutler, 1981, p.21, cité par Noëlle Carruggi dans Marguerite Duras, une expérience intérieure : le gommage de l’être en faveur du tout, Ed. Peter Lang, New York, 1995

1092.

Voir Madeleine Alleins, Marguerite Duras , Médium du Réel, Lausanne, L’âge d’homme, 1984

1093.

Noëlle Carruggi, op.cit ., p.10

1094.

Marguerite Duras, Les Parleuses, entretien avec Xavier Gauthier, Ed. de Minuit, 1974, p.210

1095.

Noëlle Carruggi, op. cit., p.12

1096.

Cf. Ian Watt, « Réalisme et forme romanesque », Littérature et réalité, Paris, Seuil, 1982

1097.

Noëlle Carruggi, op. cit., p. 11