Le Barrage… d’une certaine enfance et les préparatifs pour l’œuvre future

« L’acte d’écrire est un voyage à l’inconnu » (Marguerite Duras)’

C’est Raymond Queneau, encore, qui fut le premier lecteur, près de six ans après La Vie Tranquille, en décembre 1949, d’Un Barrage contre le Pacifique. « Il n’y avait plus de doute (pour moi il n’y en avait jamais eu) : Marguerite Duras s’affirmait comme une des meilleures romancières de sa génération » 1098 , furent les mots de Queneau. Le roman est publié par les Editions Gallimard en 1950 et échoue de peu au Goncourt. En 1953, lorsque Duras publie Les Petits chevaux de Tarquinia, Un Barrage contre le Pacifique sert de terme de comparaison, puisqu’il « a mérité des louanges chaleureuses » 1099 .

En 1995, Alain Trutat, qui fréquente la rue Saint-Benoît, réalise une adaptation radiophonique du livre. En 1958, le livre est porté au cinéma par René Clément, sous le titre de Barrage contre le Pacifique : « une superproduction à l’américaine », avec Silvana Mangano et Anthony Perkins dans les principaux rôles. 1100 En janvier 1960, Geneviève Serreau donne une adaptation théâtrale du Barrage contre le Pacifique au studio des Champs-Elysées.

Le thème de l’enfance indochinoise sera repris une nouvelle fois dans le roman L’Amant, qui paraît aux Editions de Minuit en 1984 et reçoit cette fois le prix Goncourt. Après avoir travaillé à un script pour l’adaptation cinématographique de son livre par Jean-Jacques Annaud, Marguerite Duras décide de revenir sur l’histoire du Chinois et de l’enfant dans un second roman, L’Amant de la Chine du Nord, qu’elle publie aux Editions Gallimard en 1991.

Dans son dernier livre, C’est tout, Marguerite Duras répond à la question de Yann Andréa sur son livre préféré : « Le Barrage, l’enfance.» 1101 « Quand j’écris je suis dans la même folie que dans la vie. Je rejoins des masses de pierre quand j’écris. Les pierres du Barrage. » 1102 Qu’est-ce que Duras veut désigner par « les pierres » ? Certes, elle renvoie aux individus dont elle parle dans Des journées entières dans les arbres, de la mère et de Jacques. Duras associe aussi les membres de la famille de la jeune fille de l’Amant à la même image de « pierre » : les personnages ont la même « consistance », celle de « pierre » :

‘« Jamais bonjour, bonsoir, bonne année. Jamais merci. Jamais parler. Jamais besoin de parler. Tout reste muet, loin. C’est une famille en pierre, pétrifiée, dans une épaisseur sans accès aucun. Chaque jour nous essayons de nous tuer, de tuer. » 1103

Elle dit que son premier roman, Les Impudents, a été inspiré par l’enfance. Dans Un Barrage contre le Pacifique, elle s’est débarrassée complètement de son enfance, mais pas de l’enfance. « Cet ouvrage, témoigne-t-elle, m’a donné beaucoup de mal d’ailleurs : j’ai voulu parler de ma jeunesse comme s’il s’agissait de celle d’une autre. » 1104 Dans un article du France Observateur, du 8 mai 1958 1105 , Marguerite Duras dit qu’on ne sait pas trop comment fausser suffisamment son histoire pour, d’abord que les lecteurs s’y laissent prendre, ensuite pour qu’elle reste. Elle veut rendre l’histoire acceptable et éloquente en même temps, mais elle veut aussi qu’elle sorte de sa littéralité, qui, pour elle, n’a bien entendu aucun sens, et qu’elle passe du côté d’ « une histoire générale d’une certaine enfance et d’un certain genre d’espoir.» 1106

C’est la première fois, dit-elle, qu’elle parle de cela, du travail qu’elle a eu à faire pour faire rentrer sa mère, son frère, soi-même, l’Indochine, toutes les souffrances, les paysans de la Chaîne de l’Eléphant, les enfants morts du choléra, etc. dans un livre. Joëlle Pagès-Pindon considère d’ailleurs Un Barrage contre le Pacifique un texte inaugural, texte matrice, « puisqu’il s’inscrit dans le temps et dans l’espace de l’enfance. » 1107 Elle considère que ce roman éclaire la suite de l’œuvre, met en place un univers qui sera exploré à nouveau dans Des Journées entières dans les arbres (1954 et 1968), L’Eden cinéma (1977), puis surtout dans L’Amant (1984) et L’Amant de la China du Nord (1991). Martine Lecœur dit dans son article sur Un Barrage contre le Pacifique, après la diffusion de France Culture de l’adaptation de ce roman, le 23 juin 1998, que Duras a fait de « cette histoire indochinoise, qui est aussi celle de son enfance, la toile de fond de son roman, une toile qu’elle peindra encore et encore. L’Amant, publié trente-quatre ans plus tard, est déjà dans ce Barrage. » 1108 Martine Lecœur fait remarquer aussi à ce sujet qu’en 1950 la syntaxe n’est pas complètement bousculée chez Duras : la ponctuation n’offre pas ces inventions fulgurantes, les personnages sont encore des individus qui disent “je”. On sent « toutefois déjà la tentation d’une écriture qui aboutira à ce style durassien inimitable et pourtant si souvent pastiché. » 1109

A leur tour, les derniers textes projettent à rebours sur les textes antérieurs, la lumière de « l’imaginaire autobiographique ». 1110 En ce sens on pourrait citer Frédéric Ferney qui dit que Marguerite Duras, dans son œuvre romanesque, « n’a jamais rien écrit sans qu’elle n’ait vécu ». 1111 C’est peut-être un peu exagéré d’affirmer ceci, mais il continue son idée en disant que de l’enfance de Duras, de sa douleur, « ne subsiste qu’un fil de soie qui relie chaque livre, un fil autobiographique d’abord un peu gros, puis de plus en plus subtil. » 1112 Cette lecture a posteriori d’Un Barrage contre le Pacifique permettra de faire surgir dans ce roman de l’enfance, l’obsédante présence de thèmes et de motifs marquant de leur empreinte l’ensemble de la création durassienne, du « cycle indien » d’India Song au « cycle atlantique » des dernières années : « ainsi, de la folie, de la passion invivable, du tragique du désir, de l’interrogation sur le Même et l’Autre, sur la présence et l’absence. » 1113

Pourquoi l’enfance? Parce que rien en dehors de son enfance, aucun autre moment de sa vie ne l’a tant inspirée, dit-elle, très persuadée. D’ailleurs, cette période de sa vie n’a pas compté pour elle plus que pour les autres. Mais si les écrivains parlent toujours de leur enfance, c’est qu’il s’agit du moment de réceptivité absolue de notre existence à tous. Les événements sont pour les enfants d’une injustice absolue, considère Marguerite Duras. Ils produisent en tous un traumatisme pour toute la vie.

Duras trouve le ton avec Un Barrage contre le Pacifique. Pour décrire l’enfance et l’adolescence, elle plonge alors dans ses propres souvenirs, sans s’astreindre au détour maladroit de la fiction. Elle abandonne donc ses admirations littéraires américaines qui l’encombrent, pour fixer ses sensations en dépouillant ses phrases, allant à l’essentiel, « faisant de son expérience personnelle un roman universel », souligne Laure Adler. 1114

Dans les quatre premiers écrits de Duras il y a un certain manque de cohésion entre divers éléments romanesques et la division du roman. 1115 Les œuvres suivantes, au contraire, seront toutes reliées par une organisation contrapunctique similaire. « Des similarités cependant s’y retrouvent, dont l’importance pour l’évolution de l’écrivain n’est pas douteuse », dit Yvonne Guers-Villate. Pas toutes d’ordre structural, elles révèlent des tendances profondes qui, pour la plupart, ne changent pas, mais sont modifiées ou réorganisées et rarement éliminées.

Le même critique littéraire trouve que le premier élément commun à tous ces romans, dont la transformation se poursuit jusqu’à la dernière période, est la présence d’événements dramatiques marqués par la violence. Cette caractéristique nous paraît l’une des plus révélatrices de la métamorphose qui se produit dès le cinquième roman, Les Petits Chevaux de Tarquinia. « C’est aussi l’une des plus fondamentales dans l’étude de l’élaboration romanesque chez Duras », dit Yvonne Guers-Villate. 1116

Mais au-delà des clichés et de l’absence de fluidité du style, la description des caractères retient l’attention : la mère est intelligente mais dépressive, le frère joueur et voleur, il pille financièrement sa mère, trahit en permanence son entourage et la jeune fille révoltée n’arrive pas à quitter ce cercle familial étouffant. Le dispositif durassien est déjà en place : la mère amoureuse du fils pervers, l’argent qui gâche tout, le petit frère martyrisé par le grand, la mère qui, par lassitude, laisse l’injustice du frère s’instaurer comme unique loi familiale et l’angoisse tremblante de la petite. La boule d’amour et de haine à la fois gluante et protectrice de cette étrange famille constitue le sujet du livre. En l’écrivant, Duras « a exorcisé certaines peurs de la fin de son adolescence », dit Aliette Armel. 1117 Le personnage de la jeune fille Maud n’entrevoit que les lendemains sans gloire, abîmée qu’elle est dans cette médiocrité familiale qui la corsète et l’empêche d’exister.

‘« Elle se dévêtait dans le noir, vite et sans bruit, afin que son existence oubliée, aussi insignifiante qu’une épave en pleine mer, ne fût rappelée à personne. Une sorte de rage aveugle la jetait sur son petit lit qu’elle saisissait à deux bras. » 1118

Pourtant, la réception n’est pas tout à fait convaincue de la valeur du livre, comme le prouve plus tard, en 1958, un article de presse de Jacques Nels. Le journaliste constate que ce « très beau roman de Mme Marguerite Duras n’a pas obtenu tout l’accueil qu’il méritait. Déplorons-le, sans nous en étonner. Le succès ne va pas toujours à qui le mérite. » 1119 Question de politique ?

Notes
1098.

Duras . Romans, cinéma, théâtre, un parcours 1943-1993, « Quarto » Gallimard, 1997, p.150.

1099.

Nouvelles Littéraires, 29.10.1953

1100.

Ibid.

1101.

Marguerite Duras, C’est tout, P.O.L., 1999, p.9

1102.

Ibid, p.24

1103.

Marguerite Duras, L’Amant, Ed. de Minuit,1984, p.69

1104.

Ibid.

1105.

France Observateur, 5/05/58, « La littérature des faits », propos recueillis par Jean Herman et Claude Choublier

1106.

Ibid.

1107.

Joëlle Pagès-Pindon, Marguerite Duras, Ellipses, Paris, 2001, p.14.

1108.

« Nuits en mer de Chine » par Martine Lecœur, in Télérama n° 2531 du 15 juillet 1998

1109.

Ibid.

1110.

L’expression appartient toujours à Joëlle Pagès-Pindon, op.cit.

1111.

« La déraison, l’oubli » par Frédéric Ferney, in Le Figaro du 20 avril 1999

1112.

Ibid.

1113.

Ibid, p.15.

1114.

Laure Adler, op. cit., p.255

1115.

Yvonne Guers-Villate, Continuité.Discontinuité dans l’œuvre durassienne, Ed. de l’Université de Bruxelles, 1985, p.23.

1116.

Op.cit., p.24. La critique dit qu’un autre trait remarquable est l’importance jouée par un séjour loin du lieu où le héros ou l’héroïne vit son existence habituelle et routinière. Une décision qui modifie radicalement sa vie en résulte. Dès les deux premiers romans, un déplacement souvent suivi d’un retour amène un changement de point de vue, puis de situation. Dans Les Impudents, Maud quitte son amant, Georges Durieux, bien que la résolution de partir d’Uderan pour rentrer avec sa famille ne vienne pas d’elle mais ait été prise par la mère. C’est la rentrée à Paris cependant qui incite Maud à réfléchir, à faire le point sur ses sentiments et son avenir. Cet examen de conscience la révèle à elle-même et elle résout de se libérer d’une famille qu’elle juge objectivement pour la première fois de sa vie. Dans la Vie Tranquille, Françou quitte Bugues après le suicide tragique de son frère Nicolas, dont elle se sent partiellement responsable. Le séjour qu’elle fait sur une plage de l’Atlantique provoque une très forte crise d’identité qui n’est pas résolue jusqu’à l’issue d’une visite de la hutte du berger Clément où elle s’arrête sur le chemin du retour. Les trois jours qu’elle y passe à dormir sont assez suggestifs d’une mort suivie d’une résurrection. Par un dimanche ensoleillé, Françou décide de rentrer chez elle. Dans ce deuxième roman, les troubles psychologiques sont beaucoup plus sérieux est moins rapides que dans le précédent.

1117.

Laure Adler,op.cit.,p.251.

1118.

Marguerite Duras,Les Impudents,Gallimard,1992,p.130.

1119.

Jacques Nels, in Les Annales, 1er juin 1958