L’anticolonialisme durassien

Un Barrage contre le Pacifique est perçu tout de suite par la critique de l’époque comme un roman de l’anticolonialisme. 1120 Dans sa description de la dure réalité sociale de l’Indochine coloniale des années 1920-1930, Marguerite Duras est comparée à Caldwell, romancier américain qui met en scène les « pauvres blancs » du sud de l’Amérique dans La Route au Tabac (1932) ou Le Petit arpent du Bon Dieu (1933). Ne recueillant qu’une voix en sa faveur pour le prix Goncourt, Duras elle-même explique cet échec par des raisons idéologiques :

« Très longtemps, oui, […] Barrage qui a été pris par l’intelligentsia française comme étant le modèle de ce qu’il ne fallait pas faire, d’un livre de dénonciation de l’état colonial ; et ça m’a poursuivie. » 1121

Inscrite depuis 1945 au Parti Communiste Français, on croit qu’elle est soumise jusque dans l’écriture à son engagement politique. Mais, pour l’écrivain, l’engagement idéologique est indépendant de l’écriture, qui suppose d’autres choix :

« - A aucun moment ton appartenance au PCF n’a changé ce que tu as écrit.

- C’est une des choses qui me fait croire que je suis un écrivain.

- Ca veut dire que tu n’as jamais été un écrivain communiste ?

- Non, ça veut dire que j’ai été un écrivain. Il n’y a pas d’écrivains communistes.» 1122

On a donc essayé de discerner dans Un Barrage contre le Pacifique une vision anticolonialiste. Mais si le roman exprime maintes fois l’horreur de ce que l’écrivain nomme «le vampirisme colonial », il ne développe jamais un discours politique autonome : Marguerite Duras a toujours rejeté cette forme de critique idéologique explicite, ce qu’elle appelle « être déclarative ». 1123

La dénonciation du système colonialiste se fait strictement à travers le fonctionnement croisé des structures romanesques. La corruption d’une administration locale dévorée par l’affrontement et la recherche du profit, se révèle à travers l’action, à travers l’affrontement permanent entre la mère et les agents du cadastre. C’est la parole poussée jusqu’à l’exaspération de la mère qui assume la violence et la révolte contre le système, comme le montre ce passage d’une lettre qu’elle adresse à l’agent cadastral :

‘« Autrement dit, pour que vous vous intéressiez à moi il faut que je vous parle de vous. De votre ignominie peut-être, mais de vous. (…) Peut-être qu’avant de mourir, j’aurais envie de voir vos trois cadavres se faire dévorer par les chiens errants de la plaine. Enfin, ils se régaleraient, ils auraient leur festin. Alors, oui, au moment de mourir je pourrais dire aux Paysans : Si l’un de vous veut me faire un dernier plaisir, avant que je meure, qu’il tue les trois agents cadastraux de Kam. » 1124

La misère effroyable des indigènes est représentée par l’évocation de la foule innombrable des enfants morts de faim, masse indistincte que l’écriture, dans un magnifique processus de condensation symbolique, fait retourner à la boue de la rizière :

« Vous ne le savez peut-être pas mais ici il meurt tellement de petits enfants qu’on enterre à même la boue des rizières, sous les cases, et c’est le père qui, avec ses pieds, aplatit la terre à l’endroit où il a enterré son enfant. Ce qui fait que rien ne signale ici la trace d’un enfant mort et que les terres que vous convoitez et que vous les enlevez, les seules terres douces de la plaine, sont grouillantes de cadavres d’enfants. » 1125

Il s’agit d’une vision quasi mythique d’une humanité dissoute dans le grand ventre de la nature, que Marguerite Duras aime tellement, et dont on remarque la présence dans presque tout roman ou récit.

Notes
1120.

Cf. Joëlle Pagès-Pindon, op. cit., p.15.

1121.

Emission « Le bon Plaisir de Marguerite Duras », France Culture,20 octobre 1984.

1122.

Interview de Marguerite Duras dans « Les Yeux verts », Cahiers du cinéma, 1980, p.80. Par ailleurs, Laure Adler note qu’au début de la guerre d’Indochine, Duras est, comme beaucoup d’intellectuels, davantage préoccupée par ce qui se passe en Tchécoslovaquie et en Pologne que par le bombardement de Haiphong. Propos cueillis par Joëlle Pagès-Pindon, op.cit., p.16

1123.

Les Parleuses, p. 184

1124.

Marguerite Duras, Un Barrage contre le Pacifique, Gallimard,Quarto, 1997, p. 294

1125.

Ibid, p. 295-296