Êtres et espaces utopiques 1126

En 1974, dans Les Parleuses, Marguerite Duras explique les liens entre son enfance indochinoise et le sujet du roman. Littérairement parlant, Un Barrage contre le Pacifique n’est pas une autobiographie, comme le note aussi Joëlle Pagès-Pindon 1127 , puisque aucun élément (tel que l’affirmation d’une coïncidence entre le personnage et l’auteur qui signe l’œuvre de son nom, la référence à des lieux existants et attestés ou l’emploi de la première personne) ne l’apparente à l’existence réelle de son auteur. Ce critique considère donc ce livre un roman. Occultée ou avouée par Marguerite Duras selon les périodes de sa vie, l’inspiration autobiographique ne fait pourtant aucun doute : « Marguerite Duras : Tu sais, ma mère s’est ruinée avec le barrage. Je l’ai raconté. (…) Enfin, je l’ai raconté, pas complètement, dans Le Barrage. » 1128

Un Barrage contre le Pacifique marque la première étape d’un ancrage de l’œuvre durassienne dans l’espace et le temps des origines : « Le passé, ça commence très jeune… (…) Le Barrage contre le Pacifique, c’est le vrai livre sur la mémoire et j’avais moins de trente ans quand je l’ai écrit. » 1129

On reconnaît en effet dans Un Barrage contre le Pacifique l’histoire de la famille de l’écrivain. Marguerite Donnadieu est née en Cochinchine, à Gia Dinh, où son père était directeur de l’école normale et sa mère, institutrice. Venus de France au début du siècle, ses parents, Henri et Marie Donnadieu, avaient été, comme le père et le mère du Barrage contre le Pacifique, séduits par « les affiches de propagande coloniale », influencés par « les ténébreuses lectures de Pierre Loti ». 1130 Pour Marguerite Duras, l’Indochine de son enfance et de son adolescence, c’est d’abord un pays d’eaux (celles du fleuve Mékong et de l’océan Pacifique) et de forêts, une nature sauvage à la fois fascinante et hostile. Ce sont aussi les villes coloniales aux larges avenues où le monde des grandes demeures luxueuses côtoie le grouillement de la misère indigène. Ce sont des espaces utopiques qui hantent toute l’œuvre durassienne. Situés tantôt dans l’océan Pacifique, tantôt dans l’Atlantique ou sur les bouches de la Seine, ils auront pour nom S.Thala, T.Beach, Calcutta ou Sadec, Savannah, Trouville ou Vitry…

Le pays de l’enfance est irrémédiablement lié à l’expérience précoce, intime, de l’injustice sociale. Pour Marguerite Duras, le destin de la mère trompée, ruinée et soulevée par une perpétuelle et inutile révolte restera, à jamais, le symbole de l’injustice, de toutes les injustices :

‘« On lui a collé une terre incultivable. Elle l’ignorait complètement qu’il fallait soudoyer les agents du cadastre pour avoir une terre cultivable.(…) Je crois que c’était de colère à vrai dire qu’elle voulait mourir, qu’elle était en train de mourir, après que les barrages se soient écroulés. De colère. D’indignation. Evidemment, ça nous a terriblement marqués. Je ne peux même pas en parler calmement, voyez. » 1131

Le Barrage contre le Pacifique révèle l’importance décisive de la configuration familiale dans la constitution de la personnalité et de l’imaginaire de Marguerite Duras. Bien plus tard, avec l’Amant, l’écrivain décrit sa famille comme « une famille en pierre, pétrifiée » 1132 et l’histoire de sa famille comme une histoire « de ruine et de mort », de haine et d’amour que seule l’écriture peut conjurer. Au centre du clan tragique, la mère, emportée par sa passion folle et exclusive pour son fils aîné, Pierre, le voyou, le chasseur, le criminel. Les deux autres enfants, Paul, dit « Paulo » ou « le petit frère », et Marguerite, perpétuellement mis en danger par la brutalité du frère aîné, ont trouvé un réconfort dans l’amour qu’ils se portent l’un à l’autre. L’ Amant révèlera encore la portée incestueuse de cet amour et le désespoir qui s’est emparé de Marguerite à la mort de Paulo, en 1942. Dans Un Barrage contre le Pacifique, Joseph condense sur sa seule personne les traits du frère aîné et ceux du petit frère. Indépendant, violent, chasseur, se plaisant dans une nature sauvage, il est l’objet de la passion maternelle, comme le frère aîné Pierre. Aux yeux de Suzanne, Joseph représente aussi, comme le petit frère Paul, le complice de son existence et l’amant idéal : « Suzanne se souvenait parfaitement de cette minute où elle sut qu’elle ne rencontrerait peut-être jamais un homme qui lui plairait autant que Joseph.» 1133

Joëlle Pagès-Pindon fait remarquer cette étrange coïncidence des syllabes entre Joseph et M.Jo, le second donnant à voir, dans la dérision de son nom tronqué, son incapacité à être l’amant que Joseph incarne pour Suzanne. 1134

Un Barrage contre le Pacifique est considéré aussi comme le livre de et sur la mère. Il n’est pas indifférent que l’écriture du roman ait coïncidé avec la naissance, le 30 juin 1947, du fils de Marguerite Duras et de Dionys Mascolo, Jean Mascolo. Devenant mère à son tour, Duras ressentait plus fortement la nécessité de mettre en œuvre littérairement l’interminable questionnement sur son rapport personnel à sa mère. La mère du Barrage contre le Pacifique est en effet au centre du triangle fondateur qu’elle forme avec ses enfants, le frère et la sœur, en l’absence du père, à peine évoqué dans Les Impudents. Adorée et haïe, autoritaire et complaisante, généreuse et calculatrice, enthousiaste et désabusée, enfantine et sénile, contradictoire, insupportable, en un mot la mère est folle, de cette folie si constante chez les héroïnes durassiennes qu’elle peut en devenir constitutive d’une certaine féminité. A plusieurs reprises, la mère du Barrage contre le Pacifique est qualifiée de « cinglée », occupée à « ses comptes de cinglée », selon Joseph. Mais c’est en fait toute la famille qui se reconnaît dans cette folie qui les unit :

‘ « - C’est vrai qu’on doit être un peu fous…dit Suzanne rêveusement.’ ‘ Joseph sourit doucement à Suzanne.’ ‘- Complètement fous…, dit-il. ». 1135

Duras parlera de la mère dans une bonne partie de ses romans, mais de la même mère, sans lui changer de caractère. Cette folie maternelle est dangereuse pour les enfants ; la brutalité des coups que la mère assène à Suzanne, son désir de s’en débarrasser à tout prix, en la poussant à des mariages d’intérêt, font d’elle un personnage effrayant, que le texte assimile un moment à une sorte de monstre de la mythologie antique, ce qui nous rappelle la mère des Journées entières dans les arbres ou celle de l’Amant : « Elle avait eu tellement de malheurs que c’en était devenu un monstre au charme puissant et que ses enfants risquaient, pour la consoler de ses malheurs, de ne plus jamais la quitter, de se plier à ses volontés, de se laisser dévorer à leur tour par elle. » 1136

Ces êtres et ces espaces font pourtant partie d’un riche imaginaire autobiographique, devenus fiction. Marguerite Duras dit à plusieurs reprises combien cette folie de sa mère a orienté son imaginaire ; car plus qu’une absence au monde, la folie représente pour l’écrivain le pouvoir qu’a le sujet de fusionner avec l’objet, rejoignant ainsi l’extraordinaire pouvoir de l’écriture, de la lecture comme mode d’accès à l’autre : « Un fou est un être dont le préjugé est détruit : les limites du moi. C’est en fait ma seule préoccupation : la possibilité d’être capable de perdre la notion de son identité. C’est pour cela que la question de la folie me tente tellement dans mes livres. » 1137

Notes
1126.

Utopique, dans le sens étymologique du terme, c’est-à-dire non assignable à un lien précis.

1127.

Joëlle Pagès-Pindon, Marguerite Duras, Ellipses, 2001, p.17

1128.

Les Parleuses, p.136 et 139, cité par Joëlle Pagès-Pindon, op. cit.

1129.

Les Parleuses, p.231

1130.

Marguerite Duras, Un Barrage contre le Pacifique, Gallimard, 1997, p.23

1131.

Michelle Porte et Marguerite Duras, Les lieux de Marguerite Duras, Ed. de Minuit, Paris, 1977, p. 56 et 59

1132.

Marguerite Duras, L’Amant, Ed. de Minuit,1984, p. 69

1133.

Marguerite Duras, Un Barrage contre le Pacifique, Gallimard, 1997, p. 311

1134.

Joëlle Pagès-Pindon, op. cit., p. 19

1135.

Marguerite Duras, Un Barrage contre le Pacifique, Gallimard, 1997, p.60

1136.

Marguerite Duras, op. cit., p.183-184

1137.

Voir Bettine L., Knapp, « Entretiens avec Marguerite Duras et G.Coussin », The French Review, XLIV, 4 mars, 1971, cité par Aurelia Gamoneda Lanza, in « Le fou ou l’intelligence du corps », Marguerite Duras,Rencontres de Cérisy, sous la direction d’Alain Vircondelet, Ecriture, 1994.