L’émergence des eaux américaines 

Avec Le Marin de Gibraltar, Marguerite Duras, « curieusement », signale Le Monde en 1966, « émergeait à la fois des eaux américaines et du courant marxiste ». 1138 Ce roman sacrifie avec éclat à ce qu’on nommait jusqu’à l’époque de sa parution « le psychologique ». Or, qu’on le veuille ou non, le psychologique, chaque fois qu’il va au fait, débouche sur « le métaphysique », selon l’expression de Dominique Arban, qui dit qu’ « ici, ce fut sur l’espérance essentielle. Mais espérance de quoi ? » 1139 Dans une émission radio, Georges Gravier, le réalisateur, énumère les thèmes habituels de Duras: l’attente inquiète, la marche titubante des êtres vers quelque chose de pressenti et d’inaccessible, la difficulté de communiquer. 1140 Ces thèmes apparaissent en permanence chez Duras, dès Le Marin de Gibraltar, jusqu’à L’Après-midi de M. Andesmas, en passant surtout par le récit de 1954, « Les Chantiers », ou par Le Square (1955), sans oublier Le Navire Night (1979). Partout on lit la recherche du dialogue, « cette difficulté de trouver un interlocuteur, ce silence difficile à traverser est ici plus que jamais tragique. » 1141

Anna consacre ses jours à retrouver un homme, un marin. Mais elle a un amant, et elle l’aime. « Même quand je l’oublie, je n’oublie pas que je le cherche » 1142 , dit Anna. Et l’amant ? « Et alors ? - Je crois que c’est celles-là qu’il me fallait ». 1143 Car il est de ceux qui « épousent la quête de l’autre - cet autre qu’ils n’aiment sans doute qu’à cause de la quête, justement… » 1144 Dominique Arban voit dans ces « humbles répliques », sur ce ton inimitable, l’appel et l’attente de tout humain, enraciné dans des personnages de chair, dans une vérité inaliénable et unique. 1145

L’accueil du livre par la réception est assez réservé. « Nous nous ébouriffons devant l’effort d’imagination de Marguerite Duras » 1146 , lit-t-on dans la revue Le Travailleur du Maroc, qui souligne le pittoresque et le psychologisme du Marin de Gibraltar. Gallimard lui accorde un encart publicitaire dans Le Figaro, Arts, La Revue de Paris, La Gazette des lettres, Les Nouvelles littéraires. A la fin de 1952, Le Marin sera vendu à 2800 exemplaires. A son tour, Dominique Anton dans Combat défend « une œuvre ferme et loyale, riche de vérité humaine, dense, généreuse et cruelle ». Que désigne ce critique par la « vérité humaine » et « cruelle » à la fois ? Fait-il référence à ce que Laure Adler dit qu’on découvre en fouillant les manuscrits du roman ? 1147

En effet, l’état des manuscrits prouve que Duras ne renonce pas encore à la dénonciation de l’administration coloniale, ni à raconter les malheurs de la guerre qu’elle-même vit comme un drame ( rappelons ici la déportation de Robert Antelme). D’ailleurs, Duras répond en quelque sorte à l’horizon d’attente du public et de la réception critique de l’époque, puisque dans les années 50 1148 , la guerre constitue un thème fréquent d’écriture 1149 . On peut citer ici des noms comme celui de Jacques Audiberti, qui, profondément touché par la guerre, par la vision des corps déchiquetés par les bombardements, consacre à ce thème un chapitre entier de Les Médecins ne sont pas plombiers (1948). Deux ans avant, paraissent les Réflexions sur la Question juive de Jean-Paul Sartre que la guerre a convaincu de la nécessité de l’engagement. On rajoute aussi Robert Antelme avec son témoignage sur les horreurs de la guerre vécues à Dachau (L’Espèce humaine, Gallimard, 1947). Duras, quant à elle, est poursuivie toute sa vie par les événements incontestablement horribles de la deuxième guerre mondiale, décrits dans La Douleur (1985). Ses scénarii de films le prouvent : Hiroshima mon amour (1960) et Abahn Sabana David (1970), qu’elle intitule dans un premier temps « L’écriture bleue » par allusion aux chambres à gaz 1150 .

A lire Le Marin de Gibraltar, il est assez difficile de dire en quoi ce livre est lié à la guerre. Cependant, on remarque déjà chez Duras le goût des références subtiles dans ses écrits. Déjà dans Un Barrage contre le Pacifique, elle ne dénonce pas directement le colonialisme, mais elle le sous-entend par la description de la mort des enfants indigènes, par les injustices subies par sa mère etc. Comme l’attestent les manuscrits, dans Le Marin de Gibraltar, Duras exerce encore son sens des subtilités et, dans une première version du roman, elle parle de la période de l’Occupation, qui subsiste par de très courts fragments dans la version définitive. Cela aurait dû constituer le cadre du récit. Le marin était un résistant blessé par un milicien et sauvé par Anna qui, pour obtenir des médicaments, s’offrait à un médecin. Une fois remis sur pied, l’homme disparaissait.

‘« Alors elle s’est dit s’il était fusillé, elle se tuerait. Elle n’oubliait pas qu’elle attendait un enfant. Elle pesa le pour et le contre. Elle essaya d’envisager la vie s’il mourait. Même avec un enfant de lui, mais elle n’y arriva pas. » 1151

L’enfant mourait et Anna traversait la France brisée de chagrin. Dans la deuxième version, le cœur du roman est constitué par la critique de l’administration coloniale. Comme le note Laure Adler, Marguerite Duras semble avoir voulu régler des comptes avec son ancien patron, ex-ministre des Colonies, Georges Mandel, dont elle tire un portrait de vitriol :

‘« Il nous tenait dans un grand mépris. Dans sa jeunesse, il avait été tenu dans un égal mépris par un très grand homme politique. Il croyait, de ce fait, avoir pigé le secret de l’autorité. Le secret c’était précisément ce mépris dont il avait souffert et dont il faisait souffrir ses collaborateurs. Il ne serrait jamais la main à personne. Il vous rendait les dossiers en les jetant à terre. Il disait “ramassez mon ami”. On l’aurait dit pressé par mille choses à faire. Chacun tremblait devant ce grand caractère. Sauf moi. Moi fils d’administrateur civil, élevé au lait Nestlé, à l’eau alumisée, à la salade javellisée […]. » 1152

Le Marin de Gibraltar s’est intitulé au début Le mousquetaire. 1153 L’action se passe à terre jusqu’au moment où Marguerite va au cinéma par hasard et a le coup de foudre pour La Dame de Shanghai et pour Rita Hayworth, femme sublime, dévoreuse de monde, monstre mondain obsédé par l’argent. Duras transforme le récit d’Orson Welles, délaissant le goût du lucre de la sirène pour mieux l’enfermer dans la passion et l’obscénité de l’amour. Cependant, note Laure Adler, « faire du roman une simple transcription de la vie et des amours de l’auteur serait trahir son esprit. Tout est décalé, recomposé », pour ainsi souligner une caractéristique de l’écriture durassienne présente désormais tout au long de son œuvre. Le roman est curieux, déséquilibré, inabouti. La première partie se perd dans la description d’un personnage falot, veule, impuissant, qui ne supporte plus sa femme, ni lui-même. La prose est répétitive, ponctuée de dialogues vides où se fait trop sentir l’influence de Faulkner et de Sartre. D’un coup, l’écriture prend le grand large avec l’apparition du bateau blanc qui surgit et qui change tout. « La lumière devient aveuglante et l’amour évident » 1154 . Duras s’inspire aussi de Maurice Blanchot qu’elle fréquente beaucoup et admire pour son écriture qui prône la « force retranchée de la parole », qui n’existe que « par et dans la littérature », une écriture issue de l’ « acte d’écrire sans fin, à partir de l’infini » 1155 . Le roman de Duras est ainsi l’écriture d’une quête inassouvie, la métaphore d’une attente par définition toujours déçue, un grand roman métaphysique. On y admire entre autres les dialogues durassiens qui « recèlent de singuliers pouvoirs » 1156 et le caractère « ingénieux et énigmatique » du livre, attestant que Duras n’est plus une « novice » 1157 . Cette notoriété dont parlent les Nouvelles littéraires coûte à l’écrivain des reproches au sujet du livre suivant, car la critique devient de plus en plus exigeante à son égard.

Notes
1138.

« Les chemins de Marguerite Duras » par Dominique Arban in Le Monde du 20 août 1966

1139.

Ibid.

1140.

« Anthologie vivante. Marguerite Duras », émission de Poger Pillaudin, réalisation : Georges Gravier, semaine du 11au17 septembre 1966, ORTF, France Culture, dimanche 11 septembre à 22h30

1141.

Ibid.

1142.

Marguerite Duras, Le Marin de Gibraltar, Gallimard, 1952, p. 63

1143.

Ibid, p.75

1144.

« Les chemins de Marguerite Duras » par Dominique Arban, in Le Monde du 25 août 1966

1145.

Ibid.

1146.

Le travailleur du Maroc, le 31 octobre 1952

1147.

Voir Laure Adler, op. cit., p. 432-433

1148.

Pour une image plus complète sur la littérature des années 50, se rapporter aux livres de Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature, Gallimard, 1948, de Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, Editions du Seuil, 1953 et de Julien Gracq, La littérature à l’estomac, José Corti, 1949

1149.

D’ailleurs, dans les années 50, le discours sur la littérature a changé plus profondément que la littérature elle-même, comme le fait remarquer dans un article Michel Murat (« Tendances », L’idée de littérature dans les années 1950 in Colloques Fabula, URL : http://www.fabula.org/colloques/document59.php ). En effet, cette restructuration du discours s’expliquerait par la conjonction de deux facteurs fondamentaux, qui convergent au lendemain de la guerre : l’obsolescence du discours sur le « cœur humain », objet principal de la littérature de fiction, face à de nouveaux discours de savoir (anthropologique : Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, 1955 et psychanalytique : Lacan formule l’idée que « l’inconscient est structuré comme un langage », sans oublier Gaston Bachelard, qui avec sa Psychanalyse du feu (Gallimard, 1949), réarticule la perception sur « l’homme » dans sa dimension sociale et dans son intériorité ); et la nécessité imposée par Hiroshima, ainsi que par les camps de la mort de Buchenwald et d’Auschwitz de « fonder la notion de l’homme ». Ainsi, en 1950, Jean Cayrol publie un court texte intitulé « D’un romanesque concentrationnaire » (Esprit, n° 159, septembre 1949, p. 340-257) dans lequel il décrit l’idée qu’il se fait de la littérature présente et à venir. Pour la qualifier, il forge un néologisme et parle de littérature « lazaréenne ». Lazare, celui que le Christ ressuscite, est ainsi l’objet d’une figure d’antonomase, il devient un nom commun servant à désigner d’abord l’homme, puis la littérature depuis des camps. De son côté, Maurice Blanchot, fait à la même époque le choix de la figure d’Orphée pour incarner l’idée de littérature et parle de la nécessité de passer par les ruines pour faire advenir la littérature. La figure d’Orphée apparaît au début des années 50 dans deux œuvres portant ce titre : recueil de contes de Jules Supervielle (Orphée, 1946) et le film de Cocteau (Orphée, tragédie crée en 1926 ; en 1949 l’auteur réalise un film qui porte le même titre). Chez Maurice Blanchot, la figure d’Orphée est abordée en 1955 dans un chapitre de l’Espace littéraire : « L’œuvre et l’espace de la mort » (Paris, Gallimard, 1955) Il est important de préciser que Blanchot, avant de faire le choix de la figure d’Orphée, s’est d’abord arrêté sur celle de Lazare dans un texte intitulé « La littérature et le droit à la mort », édité en 1947 (dans De Kafka à Kafka, Paris, Gallimard, 1981) Sa vision du Lazare est personnelle puisqu’il s’agit d’une figure manquée du secours divin (déréliction) et non de résurrection. Il évoque le « Lazare du tombeau et non le Lazare rendu au jour, celui qui déjà sent mauvais, qui est le Mal. Ces figures du Lazare et d’Orphée sont chargées de dire le statut de la littérature après les camps, et d’inscrire le désastre au fondement du fait littéraire.

1150.

Cf. Les Nouveaux cahiers, août 1979, « Dans le roman français de 1945 à 1970 : L’oubli du génocide » par Charlotte Vardi

1151.

Archives IMEC, cité par Laure Adler, op. cit., p. 433

1152.

Ibid.

1153.

Laure Adler, op. cit.

1154.

Ibid.

1155.

Ibid.

1156.

« Les chemins de Marguerite Duras » par Dominique Arban, Le Monde, 25 août 1966

1157.

Nouvelles littéraires, 29 octobre 1953