Duras, qui avait déjà commencé à définir sa propre voie d’écriture, la poursuit dans Le Marin de Gibraltar et l’approfondit dans Les Petits chevaux de Tarquinia. Pour Colette Audry, qui écrivait dans Temps modernes, en décembre 1958, Les Petits Chevaux de Tarquinia est d’abord, bien que secrètement, une « histoire d’intellectuels à mauvaise conscience » 1158 . Les personnages se trouvent murés en eux-mêmes par une épaisseur supplémentaire (leur intellectualité), dit Colette Audry, et chaque fois qu’ils tentent une sortie, c’est pour poser des devinettes ou pour se laisser prendre au piège. Au point qu’on se demande si l’amertume sourde qui envahit tous ces amis n’est pas due au moins autant à la parole, libérée par les loisirs, qu’à la chaleur et aux vacances qui placent chacun en face de sa propre vie… « Nous avons donc bien affaire ici à une histoire, à un roman d’intellectuels…centre caché qui ordonne toute la structure de l’œuvre », dit Colette Audry. 1159 Toutefois, par quelques remarques, elle signale la démarche originale de ce roman. Ainsi, les équivoques, les incertitudes, les silences, les apparentes tricheries des dialogues et des récits ne sont que « le cheminement d’une pénible expérience collective, expérience où il se ne passe presque rien mais où personne ne sait plus très bien où il en est…Ce livre est aussi une contestation de la littérature psychologique ». 1160
Bernard Dort, quant à lui, propose une lecture plus « orientée » 1161 du livre et dégage nettement certaines intentions et certaines caractéristiques de la démarche romanesque de Marguerite Duras. A son avis, les héros de Duras sont posés devant nous sans être qualifiés. Ils sont là. Ilsparlent, ils agissent (peu), ils commentent leurs actions. Le cours du récit est lent, dit Bernard Dort, coupé de tâtonnements. L’auteur n’explique rien. Mais il faut faire attention aux mots, aux gestes qui surgissent, aux complicités qui s’ébauchent autour de choses tues… : « cela suffit pour que le cercle clos dans lequel étouffaient ces héros, cède, pour que l’univers se présente à eux comme une tâche, un domaine à reconquérir », affirme Bernard Dort. 1162 La coque de chaleur dans laquelle les personnages des Petits chevaux de Tarquinia se desséchaient, éclate. Les vacances, l’absence de toute occupation définie ont révélé nos héros. Dans cette chaleur, à travers leurs gestes ébauchés, s’est recréé un équilibre, une unité. Surtout à travers ce que la vie offre de plus quotidien : les « bitter campari », la nourriture…
Le Monde du 25 août 1966 signale que dans ce livre, les Petits chevaux de Tarquinia, ce n’est plus comme dans le Barrage, l’espoir d’ « en sortir ». Ni comme dans Le Marin de Gibraltar, l’espoir de trouver. C’est l’espoir « de se trouver pour s’en sortir. » 1163 L’itinéraire ici est bref, considère Dominique Arban, et ce n’est pas un hasard si le livre se situe en un lieu et un temps de vacances. De la plage à l’hôtel, de cet hôtel à la plage. Du désir d’un « ailleurs » au refus de « l’ailleurs ». En sortir ? se demande Dominique Arban. Y rester ? « De piétinement en piétinement, le livre avance en petits coups de dialogue : velléités, résignation ; révolte, indifférence. » 1164 Le critique dit qu’ici l’écrivain a dominé les influences, a rejoint, sans le savoir sans doute, ses naturelles parentés. Il ne s’agit plus de « maîtres d’écriture », il s’agit, dit Dominique Arban, de « famille d’esprit » : « Marguerite Duras est une jeune sœur du grand écrivain russe Tchékhov ». 1165 Les Petits chevaux de Tarquinia frémissent « d’une sourde angoisse » 1166 qui installe le lecteur dans un état de « malaise » 1167 , ce qui n’empêche pas la critique de considérer ce livre un des meilleurs romans de l’année et de le citer parmi les favoris aux prix de fin d’année, à côté de Marcel Moussy (La Table ronde), Jean Guirec et Marcel Schneider (Albin Michel) 1168 . « Marguerite Duras écrit avec Les Petits chevaux de Tarquinia le chef-d’œuvre que ses deux autres romans laissaient prévoir » 1169 , dit-on dans l’émission Le goût des livres. « En perfectionnant une écriture impressionniste dont on ne peut trouver le point de départ que dans Et le soleil se lève aussi d’Hemingway et en approfondissant sous tous ces aspects un des thèmes qui lui sont les plus chers, celui des vacances » 1170 , Duras cache, derrière les négligences de style, qui sont d’ailleurs volontaires, « son mépris de la “bonne littérature”. » 1171 Ses chances de voir couronner son livre ont été pourtant minces, peut-on lire dans L’Observateur du 17 décembre 1953, car le roman sortait de l’ordinaire par ce sujet difficilement perceptible. Les journaux apprécient pourtant la « façon magistrale » et la « subtilité » 1172 dont Duras sait peindre les difficultés, voire l’impossibilité de la communication entre les êtres. Juste le lecteur superficiel peut en être déçu, voire irrité, avertit L’Observateur, mais les connaisseurs seront « ravis de voir pareil tour de force mené jusqu’à sa réussite ».
Duras inaugurait déjà dans Un Barrage…l’impuissance des êtres à changer leur destin et Jeans Blanzat, dans Le Figaro Littéraire, parle de l’ « inspiration continue » de l’écrivain qui fait que dans les livres à suivre les personnages restent « enfermés dans un même univers étroit, dont il ne sortent pas ». 1173 Le même aspect est remarqué par La Gazette de Lausanne qui le considère comme le « roman des enfermés » : « enfermés en eux-mêmes, dans le cercle des pensées trop lourdes », mais qui dénonce à la fois « la veulerie, l’apparente frivolité et l’amoralisme de ses personnages, le lâché du ton et, singulièrement, l’abus du gros mot que tout roman à la page se doit (mais avec plus de retenue) d’imprimer » 1174 Ce gros mot utilisé par Duras fait dire à un journaliste du Canard enchaîné que « cette dame joue les dures et possède un vocabulaire concis : “-Vous voyez, dit Gina en montrant Ludi qu’on est tous des c… -Ainsi, ajouta Diana, Ludi ici présent, il est aussi c… que l’épicier. Mais il faut être c… comme Ludi. Ludi a une qualité de c… si rare.” » 1175
« Bougre », s’exclame le journal, « quelle virilité… Mais elle n’est que de façade, car dans le bavardage, Marguerite Duras retrouve toute sa féminité. Ça jacasse ! Ça blablablate ! Pérore ! Roucoule ! »
Duras est lue avec intérêt. On lui dédie même une émission télévisée, diffusée sur la chaîne nationale le 13 novembre 1953 1176 . Mais aussi elle commence à recevoir des critiques dures. Plusieurs publications se déchaînent contre ce roman. Il s’agit de La Libre Belgique 1177 qui n’y voit que des « dialogues creux. Jours creux. Flirts entre personnages creux ! » et Informateur critique qui annonce déjà que l’ « expérience de Marguerite Duras entre en déclin » 1178 . On est pourtant loin de la réalité, car Duras, comme le prouve son œuvre à venir, n’en était qu’à un quart de distance de ce qu’allait être son œuvre entière. Enfin, Beaux Arts Bruxelles déclare son ennui devant ce livre trop long, de deux cents pages, écrit, incroyable ! par Marguerite Duras ! à laquelle on transmet un message court : « Dommage ! car vous êtes un écrivain. » 1179 « Je ne suis pas ravi du dernier roman de Mme Marguerite Duras », écrit plus poliment un critique de Nouvelles littéraires 1180 . Il avoue l’avoir lu jusqu’au bout dans un esprit de pénitence et en grinçant les dents à cause du « désordre des sentiments égal à celui de la syntaxe. » D’ailleurs, « Duras ne veut écrire le français qu’en anglais » 1181 , note Luc Estang dans La Croix, pour dénoncer l’influence américaine sur l’œuvre durassienne.
Malgré les passages bien ennuyeux, signalés aussi par France Tireur 1182 , J.-L. Bory de Samedi soir trouve dans Les Petits chevaux de Tarquinia, « livre réussi » 1183 , bien des choses à louer. L’auteur de l’article, en quelque sorte déçu mais sûr à la fois de la « réussite » du livre, tient à préciser d’abord que Marguerite Duras a donné juste avant la publication de ce roman divers échantillons de son savoir-faire. « Lent, pesant, surchargé de dialogues en colimaçon, Les Petits chevaux… marquent une nouvelle étape dans la manière de l’auteur : la virtuosité de naguère a fait place à une sorte de gaucherie, d’embarras, de fausse candeur. » 1184 Duras réussit à communiquer parfaitement l’accablante oisiveté des personnages, érigés, malgré les apparences, en moralistes, considère le critique, quoiqu’on ne sache pas exactement si l’écrivain en fait la cible du livre : « Finalement, il vaut mieux aller visiter la nécropole étrusque de Tarquinia que de tromper son mari. L’héroïne de Marguerite Duras fait de nécessité vertu : voici un livre fort moral, en dépit des apparences. » 1185
Mais surtout on parle de la « logique implicite » 1186 de Duras, synonyme de l’écriture des subtilités. En effet, Duras s’en sert pour dire que rien ne se passe. Toutefois, « jamais néant ne ressembla davantage à l’être ». On ne fuit pas dans le roman la chaleur accablante à titre de température, « mais à titre justement d’égalité à soi, d’ennui, de fatalité. L’amitié et l’amour pèsent aussi lourd qu’elle, c’est pourquoi il faudrait, également, en sortir. » 1187 Comme le dit Laure Adler, Les Petits chevaux de Tarquinia est un roman « admirable sur l’amertume de l’amour » et un « traité magnifique sur le déclin de l’amitié. » 1188
On parle beaucoup de ce livre, mais on ne l’achète pas. Six ans plus tard, Marguerite n’aura vendu que 2023 exemplaires. Duras assume cet échec, mais elle n’arrête pas ; rien ne la décourage. Ce livre, qui, selon André Dalmas de La Tribune des nations, « enrichit la technique durassienne » 1189 , est « le plus contemporain, qui exprime l’homme actuel » 1190 . Il est suivi d’un autre, un recueil de récits, qui compense en quelque sorte cet échec.
« Marguerite Duras », in Esprit, Juillet-Août 1958
Colette Audry , « Marguerite Duras », in Temps Modernes, décembre 1958, citée in Esprit Juillet-Août 1959
Ibid.
Bernard Dort, in Lettres Modernes, mars 1955
Ibid.
« Les chemins de Marguerite Duras » par Dominique Arban, in Le Monde du 25 août 1966
Ibid.
Ibid.
« La méditation de Marguerite Duras » par Serge Young, La Revue Générale Belge, 19 avril 1960
L’Observateur, 17 décembre 1953
Le Nouvel Observateur, 21 juillet 1953
Emission « Le goût des livres : Marguerite Duras, Les Petits chevaux de Tarquinia », par E. Lolou, vendredi 13 novembre 1953, diffusée lundi 16 novembre à 13h20 sur la Chaîne nationale
Ibid.
Ibid.
Le Nouvel Observateur, 21 juillet 1953
Figaro Littéraire, 31 janvier 1953, « Les Petits chevaux de Tarquinia de Marguerite Duras » par Jean Blanzat
Gazette de Lausanne, 13 novembre 1953, Emmanuel Buenzool
« La voie aux chapitres » par R. Ft., Le Canard enchaîné, 25 novembre 1953
Emission « Le goût des livres : Marguerite Duras, Les Petits chevaux de Tarquinia », vendredi 13 novembre 1953, diffusée lundi 16 novembre à 13h20 sur la Chaîne nationale
Libre Belgique, 21 octobre 1953
Informateur critique, décembre 1953
Beaux Arts Bruxelles, 6 novembre 1953
Nouvelles Littéraires, 29 octobre 1953
Luc Estang, La Croix, 29 octobre 1953
France Tireur, 22 octobre 1953
« Changer le monde » par J.-L. Bory, Samedi soir, 22 octobre 1953
France Tireur, 22 octobre 1953
Ibid.
La Revue Critique, « Littérature et beaux-arts » n° 82, 1953
Ibid.
Laure Adler, Marguerite Duras , Gallimard, 1998, p. 443
“L’humeur des letters” par André Dalmas, Tribune des nations, 20 novembre 1953
Rassemblement, 5 novembre 1953