L’illusion d’un savoir-lire

On reste toujours dans la perspective de la réception élogieuse pour signaler la présence d’un lecteur dont le point de vue joue sur une certaine illusion de compréhension que donne d’œuvre durassienne. En effet, après la lecture du livre qui « à peine a cent cinquante pages », et dont le titre est « trompeur », Dominique Aury se déclare éclairé, puisque « tout est dit » 1239 dans Moderato Cantabile. Ce lecteur dit avoir tout compris pour mieux affirmer son incertitude. C’est par l’affirmation d’un savoir-lire qu’il nie le sens du livre. Effet de lecture ? Ce lecteur s’avère en ceci un admirateur de Duras, puisqu’il en imite l’art du contraste : « Pas une obscurité dans le récit. Il est impossible de concevoir des moyens plus stricts et plus rigoureux. Cette simple clarté, cette brièveté dure et nue sont pourtant chargées de foudre et jettent le lecteur dans un puits sans fond, dans un interminable labyrinthe sans issue, qui est en vérité la caverne de Platon » 1240 . On constate donc à l’intérieur même du type de lecteur élogieux, une diversité de points de vue qui prouve que Duras n’était pas indifférente à ses contemporains. Au contraire, elle suscite l’intérêt de la critique qui répond aux défis durassiens sans tarder.

L’analyse des éloges faits à Duras pour Moderato Cantabile nous fait découvrir des avis plus élaborés les uns que les autres, s’empressant de commenter et de saluer, comme l’écrit Claude Roy, « un écrivain de tête qui écrit raisonnablement ce que dicte celui qui a des raisons que la raison ne connaît pas » 1241 . On attend même de cette écriture sur l’ « inconnu qui demeurera peut-être l’inconnaissable » 1242 , comme le note Madeleine Alleins, qu’elle valorise la chance qu’a le roman de cette époque d’être renouvelé. Le Prix de Mai accordé à Moderato en 1958 prouve la valeur que la réception reconnaît à ce livre.

A propos de L’Après-midi de Monsieur Andesmas, paru en 1962, qui est « pourtant » beau, Claude Mauriac souligne dans un article élogieux l’effort de Duras « pour exprimer, avec des mots qui semblent n’avoir jamais été utilisés avant elle tant elle les rajeunit, le sort inconcevable d’exister ». 1243 La critique a été « unanime à louer » ce livre, peut-on lire dans un compte-rendu d’une émission radiodiffusée par la RTF 1244 . Les articles de presse qui accueillent ce livre accordent une place singulière à Marguerite Duras dans le « roman moderne ». 1245 Adrien Jans, dans un article de presse, donne une image plus claire de la manière dont la réception percevait l’œuvre « la plus originale ». Les critiques de l’époque mettent généralement beaucoup de prudence à aborder les livres durassiens et, comme Duras elle-même, « ils se plaisent à laisser la porte ouverte à d’autres avis, à d’autres possibilités d’interprétation. Faut-il en accuser une certaine ambiguïté ? » 1246 La critique reconnaît que l’œuvre de Duras met en difficulté les commentateurs, car elle est pleine de « chausse-trapes » et on risque toujours de trahir ses livres, de défigurer ses intentions, de passer à côté de l’essentiel. Ceci parce que les personnages de cette romancière « bavardent et mettent dans leurs propos tant de futilités qu’ils se jouent des lecteurs, risquent de les égarer. On fait remarquer une fois de plus que rien ne se passe dans ce livre, ce qui reste comme une marque de l’écriture durassienne de cette série littéraire. L’anecdote est réduite dans ce livre à sa plus simple expression. Un vieillard, M. Andesmas, attend. Il attend, assis sur un pauvre fauteuil d’osier, sur le seuil d’une maison qu’il vient d’acheter pour sa fille Valérie, au faîte d’une colline. Devant lui, une plaine, un village ; à l’horizon, la mer. Il attend que Valérie remonte en compagnie de l’entrepreneur Michel Arc, qui doit construire une terrasse devant la maison. Il attend tout l’après-midi, dans une demi-somnolence troublée par le passage d’un chien jaune, puis par la visite de la fille, et ensuite de celle de la femme de Michel Arc, qui montent lui demander de patienter.

Et le lecteur attend avec eux, jusqu’à l’arrivée « in extremis » de Michel Arc et de Valérie, à la tombée de la nuit. Les silences et l’attente de M. Andesmas, l’effacement des choses qui rend inconcevable le sort d’exister de ce vieillard cet après-midi, tous ces éléments définissent l’art de Duras d’ « approcher d’aussi près l’inconnu qui habite en chacun de nous » 1247 . Ce livre est situé par la critique entre tragédie et fable sur le langage. Tout ce qui est humain est chez Duras incommunicable. « Ce livre est le roman de ce qui n’est pas dit, de ce qui ne peut pas être dit. » 1248 Il laisse l’impression d’être écrit « d’un autre monde », au présent, au passé, avec une incertitude chronologique analogue à celle du rêve. On est sans cesse, comme ce vieillard, sur le point de s’assoupir, ou sur le point de reprendre conscience. Le lecteur vit avec lui dans une sorte de clair-obscur psychologique. Dans ce livre, Duras se laisse « envoûter par ses phantasmes et ses créatures », considère la critique. Cette manière d’écrire prépare la nouvelle série littéraire durassienne, celle de la délivrance des obsessions par l’écriture sur elles. Il faut pourtant dire qu’en choisissant d’écrire de cette manière redondante sur les silences et le rien, Duras s’expose aussi aux manifestations d’agacement, d’irritation et d’éreintement de la part de la critique.

Notes
1239.

Dominique Aury, « La Caverne de Platon », La N. N. R. F., 1/06/58

1240.

Ibid. La célèbre allégorie de la caverne, exposée par Platondans le Livre VII de La République , met en scène des hommes enchaînés et immobilisés dans une demeure souterraine qui tournent le dos à l'entrée et ne voient que leurs ombres et celles projetées d'objets au loin derrière eux. Elle expose en termes imagés la pénible accession des hommes à la connaissance de la réalité , ainsi que la non moins difficile transmission de cette connaissance.

1241.

Libération, 1/3/58

1242.

Madeleine Alleins, « Un langage qui récuse la quiétude du savoir », Critique, 1/7/58

1243.

Claude Mauriac, “Marguerite Duras et la nouvelle école du roman français”, Le Figaro, 21/2/62

1244.

RTF, 4/6/1962

1245.

Adrien Jans, « L’Après-midi de M. Andesmas de Marguerite Duras », 8/2/62 (archives Gallimard, source inconnue)

1246.

Ibid.

1247.

Lettres, « Les écrivains malades du sommeil », 20/2/1962 (archives Gallimard, auteur inconnu)

1248.

Ibid.