La « déesse platitude »

Pour cette série littéraire, Duras jouit pour la plupart du temps des éloges de la réception, comme nous l’avons montré dans notre analyse de la lecture. Pourtant, il faut dire aussi que les critiques des années 50-60, même ceux qui apprécient l’écrivain, ont été parfois agacés par cet auteur. Que lui reproche-t-on au juste ? Les articles qui dénoncent l’écriture durassienne ne sont pourtant pas en grand nombre par rapport à ceux qui en font l’éloge. La déception du lectorat s’exprime de façons diverses : entre blâme et confusion, voire hésitation, vis-à-vis du Square et de Moderato, et, dans le cas de L’Après-midi de Monsieur Andesmas, par un article typique d’un lecteur ennuyé, voire apathique, qu’on rencontre aussi pour d’autres livres. Le Square est vu, à l’occasion de sa réédition en 1990, comme un ouvrage « sacrifié à la déesse platitude qui se nourrit de tautologies sans saveur » qui fait le lecteur rester sur « sa faim » 1249  . L’auteur de cet article s’acharne d’ailleurs contre un « effet de mode » de 1955, auquel Duras n’échappe pas, et qui fait qu’on se retrouve « non pas devant le non-dit tant utile aux commentateurs, mais devant un rien-dit d’un dialogue laborieux, empesé, au point, parfois qu’on regrette de savoir lire. » 1250 Ce lecteur « frustré », comme il se caractérise lui-même, n’hésite pas à exprimer sa déception en termes assez durs, voire éreinteurs puisque sa plume est restée « sèche devant cet existentialisme primaire, cet absurde aussi maigre qu’un lait archi-écrémé, à la mode 1955 ». 1251 En effet, ce critique veut dire que le livre est dépourvu de tout sens, de toute signification majeure, car l’auteur transforme le dialogue de deux « êtres simples », inconnus l’un de l’autre, qui se retrouvent dans un jardin public en « cent cinquante pages blanches, monochromes, elles aussi, en dépit des caractères imprimés, simple trompe-l’œil ». Autrement dit, Duras écrit pour écrire sans rien transmettre.

Moderato reçoit le même reproche. Il est comparé à « une noix creuse » à cause de l’impression de superficialité des personnages et du monde où ils vivent, puisqu’on désire rompre avec la vie normale et sombrer dans des « saouleries au vin rouge ». 1252 Pas de message, pas d’espoir non plus à la fin du Square. Chaque personnage est renvoyé à sa propre solitude, à l’inanité de sa propre existence. Ce livre est en réalité pour son auteur un texte à dire, à proclamer, elle « se battra avec une énergie farouche pour qu’il soit donné au théâtre dès 1957 » 1253 , note Laure Adler. Charles Bertin dans les pages de Le Soir 1254 trouve que le texte est une « pâle imitation » d’En attendant Godot. Même la NRF estime que Marguerite Duras décidément « s’ennuie pour l’amour de l’humanité » 1255 . Les amis de l’écrivain ne sont pas loin de partager cet avis. Maurice Nadeau juge Duras bavarde et sans voix propre, Louis-René des Forêts dit qu’elle se caricature elle-même 1256 . Agacé par les bavardages des Petits Chevaux de Tarquinia, un journaliste du Peuple écrit à propos du Square :

‘« Mme Duras nous avait déjà donné un roman aux interminables bavardages : Les Petits chevaux de Tarquinia. Cela ne pouvait-il suffire ? L’auteur a beaucoup de talent. Pourquoi le gaspille-t-elle ? Ici, quelques réflexions bien venues, mais noyées dans un contexte fastidieux. Hélas ! » 1257

En revanche, Claude Roy de Libération consacre à ce « drôle de livre » un article qui insiste sur le mot « intolérable », pour défendre l’écrivain :

‘« Drôle de livre : lancinant, insistant, tissé d’artifice et de littérature, insupportable. En fin de compte, pourtant, beau libre, et déchirant à sa manière, au second degré. C’est une allégorie du désespoir. La réalité ici est intérieure. Et ce livre, qui a pu être vraiment intolérable au sens péjoratif du terme, finit par être vraiment intolérable au sens le plus honorable du mot, parce que la vie est intolérable. Intolérables les vies des gens qui ressemblent neuf fois sur dix à celles-là, et veulent que la vie change, et tout le monde, qui veulent être heureux et ne peuvent pas l’être tout seuls. » 1258

Claude Roy n’est pas le seul à adoucir l’opinion critique générale sur ce livre. Maurice Blanchot le fait lui aussi, dans un « morceau de style » 1259 intitulé « la Douleur du dialogue » et repris par Lucien Vieville dans Force ouvrière. Blanchot se sent d’abord atteint, dans ce livre, par l’ « abstraction des personnages » qui « sont réduits, portés au point où ce qu’il y a d’irréductible se laisse voir ou s’est déjà laissé toucher » 1260 . L’abstraction du propos critique de Blanchot est la meilleure preuve de l’abstraction des personnages durassiens et de leur dialogue. Duras même essaie de se défendre plus tard, dans un entretien radiophonique 1261 du 20 février 1962 en disant :

‘« Ce qui me passionne c’est ce que les gens pourraient dire s’ils avaient les moyens de le dire et non ce qu’ils disent quand ils en ont tous les moyens. Il ne s’agit pas d’une étude parce que je ne vois pas sur quoi elle serait fondée. Il s’agit d’un travail. Le reproche qu’on me fait d’être abstraite et de fabriquer des dialogues vient de là, précisément. Quand on me dit que la bonne à tout faire du Square ne parle pas naturellement, bien entendu qu’elle ne parle pas naturellement puisque je la fais parler comme elle parlerait si elle pouvait le faire. Le réalisme ne m’intéresse en rien. Il a été de tous les côtés. C’est terminé ». ’

Peut-être que le reproche fait à Duras à propos de L’Après-midi de Monsieur Andesmas, qu’elle ferait de ses personnages des marionnettes, trouve un support dans ses propres mots.

Il semble bien que l’horizon d’attente des lecteurs déçus par cette série littéraire soit tributaire au style des tout premiers Duras lorsque l’auteur « a prouvé qu’elle sait raconter une histoire » 1262 . Ceci prouve un attachement persistant à une conception traditionnelle du roman, comme le constate aussi Sophie Bogaert 1263 , et quand le lecteur découvre l’absence d’une intrigue linéaire ou bien une fin ouverte du livre, pour ne plus parler des silences et de l’attente obsédante, la réception ne peut être qu’hostile. C’est ce qui arrive aussi à Jean-Jacques Gautier du Figaro, qui n’ose pas exprimer directement son agacement, mais qui le fait comprendre au lecteur:

‘ « Pas d’intrigue et par conséquent pas de péripéties. Pas de problème. Pas de vie. Pas de mouvement. J’allais dire pas de personnages non plus. Enfin presque pas. Ils sont deux d’un bout à l’autre et deux seulement. On les a choisis près que possible de l’insignifiance pour vous montrer que l’insignifiance signifie un tas de choses. Dialogue ? Pas exactement : Disons plutôt “bla-bla-bla-hésitations”. Un festival de lieux communs, de banalités et d’indigences formulés dans un langage faussement simple bourré de points de suspension et ponctué de longs silences pensifs. Cela coule doucettement comme le filet d’eau tiède d’un robinet qu’on n’arrive plus à fermer. » 1264

Moderato cantabile est vu comme de la littérature d’essai ou comme un roman-exercice : « une essai non une œuvre achevée », comme le considère Jean Mistler 1265 . Il est ainsi jugé selon les mêmes critères d’une réception traditionnelle. Compte tenu de l’activité de Duras jusqu’à ce moment-là, Robert Poulet écrit qu’il n’y avait par une raison pour Duras de tomber dans l’ « excès opposé ». On attend des livres qu’ils viennent à l’encontre du besoin de divertissement des lecteurs, alors que Moderato en est loin. Le lecteur doit à ce point tendre sa pensée, pour comprendre où l’on se trouve, qui est en scène, ce qui se passe, que cela réduit le plaisir de lecture. Madame Duras aurait pu avoir du succès avec ce livre si elle l’avait narré différemment, puisque « le même fait peut prendre diverses couleurs et produire des émotions différentes, selon la manière dont il est narré ». « Erreur manifeste… ! » 1266 dans l’écriture de ce livre, note ce critique dans son article, qui semble se contredire quelque part, puisqu’il est d’accord qu’on peut tout faire dans un roman, excepté en troubler les conditions essentielles de l’ « illusion narrative » qui doit rester « invariable ». On compare encore Duras à Proust, à Joyce et l’on constate, comme c’était d’ailleurs normal, des différences. Ou peut-être que Duras a la malchance de voir son livre précédé par la parution de Modification de Michel Butor en 1957 aux éditions de Minuit, considéré par la critique comme un repère.

Jean Mistler, dans un article sur Moderato, évoque le livre de Butor pour montrer combien Duras déçoit le lecteur dans son attente de voir une évolution pareille dans l’œuvre durassienne qui s’ « enfonce dans une impasse qu’on déplore » 1267 . Pour sa part, Maurice Nadeau se voit abandonné à la sortie d’un labyrinthe qui est sans doute une « ruse supplémentaire » de la part de Marguerite Duras. Cela ne le déçoit en rien, mais se sent visiter par quelque irritation venue de la connaissance du style durassien et surtout de l’inexistence d’une fin déterminée ou du moins suggérée du livre. « Anne et Chauvin se reverront-ils ? La voie que voulait se frayer Anne conduit-elle à l’amour, à l’indépendance ou à la frustration ? Quel rôle joue l’enfant dans les déterminations d’Anne ? Nous n’en saurons rien. » 1268 Libre au lecteur de se « frotter les yeux ou de retourner aux rêves de la nuit. » 1269 Et pour terminer sur un ton drôle notre analyse des lectures de cette série littéraire durassienne, nous évoquons l’avis d’un critique qui ne veut pas être « malveillant », mais qui écrit à propos de L’Après-midi de Monsieur Andesmas que c’est un livre « propice au sommeil » 1270 où la répétition de certains détails ne cesse d’ « agacer » 1271 .

Bref, la réception de Marguerite Duras par la critique pendant ces années de renaissance littéraire de l’auteur est bien prête plutôt à reconnaître son talent qu’à le nier. On lui fait partiellement confiance, on lui attribue des superlatifs, mais on manifeste aussi des réserves et on est parfois, sinon le plus souvent, préventif, comme c’est d’ailleurs normal lorsqu’une nouvelle manière d’écrire s’impose dans le paysage littéraire. La critique recontextualise les livres, invite à la lecture, voire à la relecture de l’œuvre durassienne, commet parfois des erreurs d’interprétation, se montre agacée, irritée. Ceci prouve que l’œuvre durassienne ne lui est pas indifférente. L’œuvre vit par son lecteur et le fait que Duras continue à écrire prouve combien le rôle de la réception est important, puisque l’écrivain écrira encouragée par son lectorat ou malgré son avis négatif qui le plus souvent la motive.

Notes
1249.

Eric Ollivier, « Marguerite Duras : la déesse platitude », Le Figaro, 30/04/1990

1250.

Ibid.

1251.

Ibid.

1252.

Anne Villelaur, « Une noix creuse », Les Lettres Françaises, 6/3/58

1253.

Laure Adler, Marguerite Duras, Gallimard, 1998, p. 462

1254.

« Le Square de Marguerite Duras » par Charles Bertin, Le Soir, 9 novembre 1955

1255.

Laure Adler, op. cit., p. 463

1256.

Ibid.

1257.

Le Peuple, 22 septembre 1955 (Archives Gallimard, auteur inconnu)

1258.

« Le Square de Marguerite Duras » par Claude Roy, Libération, 5 octobre 1955

1259.

Cf. Lucien Vieville, Force ouvrière, 4 octobre 1956

1260.

Ibid.

1261.

« Tous les plaisirs du jour », entretien radiophonique, 20 février 1962

1262.

Robert Poulet, « La règle du jeu transgressée », Rivarol, 10/7/1958

1263.

Sophie Bogaert, Dossier de presse. «  Le Ravissement de Lol V. Stein » et « Vice-Consul » de Marguerite Duras, Editions de l’IMEC et 10/18, 2006, p. 17

1264.

« Le Square de Marguerite Duras » par Jean-Jacques Gautier, Le Figaro, 19 septembre 1956

1265.

L’Aurore, 12 mars 1958

1266.

Robert Poulet, op. cit.

1267.

Jean Mistler, « Un essai non une œuvre achevée », L’Aurore, 12/3/58

1268.

Maurice Nadeau, « L’art de ne rien conclure », France Observateur, 6/3/1958

1269.

Ibid.

1270.

« Les écrivains malades du sommeil », Lettres, 20/2/62 (archives Gallimard, auteur inconnu)

1271.

RTF, 4/6/1962