On est en 1963. Le premier roman 1272 de Marguerite Durasparaît vingt ans plus tôt, mais les premiers signes de reconnaissance critique sont ressentis à partir de Un Barrage contre le Pacifique. A partir des années 1950, on commence déjà à relever de ses livres les thèmes qui contribuent à définir les stylographèmes » de Marguerite Duras : la mer, la mère, l’inceste, le grand frère, la mendiante. Au fur et à mesure que Duras gagne en notoriété, sa relation avec la critique est visiblement marquée par des tensions. Duras possède ce que Laure Adler appelle « l’art de diviser » 1273 . Son dernier roman de la série « des grands défis », L’Après-midi de Monsieur Andesmas, aussi bien que les livres précédents, certifient que la critique ne peut pas rester indifférente à son œuvre. Par ailleurs, les représentations de ses premières pièces de théâtre font accroître sa renommée aux yeux de la critique et du grand public. Duras devient donc un auteur dramatique important. Dans les années 1961 et 1962 elle adapte pour la scène parisienne des textes étrangers qui sont très bien accueillis. L’écrivain collabore à l’adaptation de deux nouvelles d’Henry James (Les Papiers d’Aspern, 1961 ; La Bête dans la jungle, 1962) et d’une pièce de William Gibson (Miracle en Alabama, 1961).
Parallèlement, son œuvre scénaristique contribue à l’augmentation de sa notoriété. On rappelle ici Hiroshima mon amour, dont Duras signe le scénario pour la réalisation d’Alain Resnais, et qui est salué « comme un événement en France » 1274 en 1959. Ensuite, avec l’adaptation de Moderato cantabile que Duras écrit pour Peter Brook en 1959, et le scénario d’Une aussi longue absence d’Henri Colpi (Palme d’or à Cannes en 1961), le nom de l’écrivain est associé presque en égale mesure à son oeuvre littéraire qu’à celle scénaristique. L’on peut constater que les articles de presse écrits pour Le Ravissement de Lol V. Stein évoquent tout d’abord ce côté scénaristique de l’écrivain, et beaucoup de critiques du Vice-Consul mentionnenten 1966 le caractère « cinématographique » 1275 de l’écriture durassienne.
Dans cette série de l’écriture durassienne, nous allons étudier les réactions de la critique vis-à-vis des trois livres qui forment ce qu’on appelle communément « le cycle indien », baptisé aussi le « cycle de Lol V. Stein » 1276 ou le « cycle de la démence » 1277 , comme l’appelle Claude Roy, ainsi que des trois autres livres, non moins importants, dont L’Amante anglaise, 1967, Détruire dit-elle, 1969, considéré comme un tournant dans l’écriture de Duras et Abahn Sabana David, 1970. L’ensemble du « cycle indien », qui n’est pourtant pas clos, comprend quatre récits (Le Ravissement de Lol V. Stein, 1964 ; Le Vice-Consul, 1966 ; L’Amour, 1971 ; India Song. Texte, théâtre, film, 1973) et trois films (La Femme du Gange, 1973, qui est l’adaptation filmée de l’Amour ; India Song, 1975, qui reprend de très près l’histoire du Vice-Consul ; Son nom de Venise dans Calcutta désert, 1976). Marguerite Duras elle-même parle d’une entité homogène 1278 qu’on retrouve dans ce « cycle indien ».
De cette abondance littéraire, se détachent Le Ravissement et Le Vice-Consul, qui attirent particulièrement l’attention de la critique puisqu’ils marquent un tournant esthétique majeur dans l’œuvre de Marguerite Duras. Sophie Bogaert, qui a réalisé un dossier de presse 1279 pour ces deux livres pris ensemble, dit qu’en raison de leur proximité chronologique doublée d’une parenté esthétique, leur réception par la critique est, d’une part, influencée, et que, d’autre part, une évolution des changements subis par la réception est à entrevoir. En effet, Le Ravissement de Lol V. Stein et Le Vice-Consul, considérés un « point culminant » et un « aboutissement esthétique » dans la production littéraire de l’auteur, introduisent nombre de nouveautés qui ont bouleversé le rapport de l’écrivain à l’écriture, « “expérimentée” depuis dans la “peur” » 1280 . Duras écrit pour se libérer des angoisses et des personnages récurrents qui la « hantent ». L’écriture a donc un rôle exorcisant. Parlant du Ravissement de Lol V. Stein, Duras confie à une journalise des Lettres françaises :
‘« Lol, je l’ai écrit très vite, à Trouville entre juin et octobre 1963 ? J’étais seule, je doutais beaucoup de la valeur du livre. J’étais vis-à-vis de moi-même dans une sorte de méfiance. Je l’ai écrit comme ça. Je n’ai pas fait du tout attention à mes trucs et j’ai cru les éviter tous. Je ne voulais pas le corriger. C’était impossible. C’était à la fois le livre que j’avais le plus envie de faire et le plus dur en même temps. Il y en a assez de la géographie romanesque, des livres cercle. J’avais peur que pour Lol on ne fasse trop le rapprochement avec Moderato. » 1281 ’Quelles sont les nouveautés de la série ? De fait, ce bref roman inaugure chez l’écrivain, une période nouvelle, qui va se révéler extrêmement féconde, avec l’introduction du personnage d’Anne-Marie Stretter. Duras a cinquante ans en 1964 et c’est un moment culminant dans sa vie d’écrivain, qu’elle-même reconnaît, non sans réaliser un brouillage temporel, dont on ne sait pas s’il est intentionnel ou pas, vis-à-vis de son âge: « La première fois que cette femme entre dans un de mes livres, j’ai quarante ans, c’est en 1964, dans Le Ravissement de Lol V. Stein. […] Je ne sais pas d’où vient Lola Valérie Stein. Mais je sais qu’Anne-Marie Stretter, c’est Elisabeth Striedter. Elle devient Anne-Marie Stretter en 1965, dans Le Vice-Consul. Et reste de ce nom-là dans le film India Song. » 1282 Les personnages qui resurgissent donc de cette constellation que forment les livres parus entre 1964 à 1976 sont : Lol V. Stein, Anne-Marie Stretter, Michael Richard ou Richardson. La liste reste pourtant ouverte, puisque d’autres noms y seront rattachés par la critique, tels le vice-consul de Lahore ou bien Claire Lannes de l’Amante anglaise. A part ces êtres en proie à une sorte d’extase mystique très proche de la folie, les lieux du « cycle indien » restent des repères dans la géographie durassienne qui est tout à fait imaginaire (S. Tahla, T. Beach) et qui rejoint l’arithmétique ou la géométrie des personnages, dont Lacan parle dans l’article fameux qu’il consacre à Duras en décembre 1965 dans les Cahiers Renaud -Barrault 1283 :
‘« La scène dont le roman n’est tout entier que la remémoration, c’est proprement le ravissement de deux en une danse qui les soude, et sous les yeux de Lol, troisième, avec tout le bal, à y subir le rapt de son fiancé par celle qui n’a eu qu’à soudain apparaître. » ’L’histoire de Lol V. Stein se prolonge en 1971 dans le roman L’Amour, où le personnage de Lol apparaît à une étape ultérieure de sa vie. Reconnaissable bien qu’anonyme, elle y est vieillie, détruite, irrémédiablement folle. Dans ce roman, les évocations du Casino du Ravissement se mêlent à des descriptions des mouvements de la lumière sur la plage, qui évoquent plutôt les paysages asiatiques traversés par la mendiante du Vice-Consul. Le personnage de Lol sera, aux dires de l’auteur, la matrice de toutes ses futures héroïnes : « Toutes les femmes de mes livres, quel que soit leur âge, découlent de Lol V. Stein. C’est-à-dire, d’un certain oubli d’elles-mêmes. » 1284 Située à mi-chemin dans la création durassienne, cette série littéraire « colore », comme le note Sophie Bogaert, « l’image de l’œuvre de Marguerite Duras aux yeux de sa réception » 1285 .
Les Impudents, Paris, Plon, 1943
Laure Adler, Marguerite Duras, Gallimard, Paris, 1998, p. 564
Cf. Sophie Bogaert, Dossier de presse. « Le Ravissement de Lol V. Stein » et « Vice-Consul » de Marguerite Duras, Editions de l’IMEC et 10/18, 2006, p. 9
Ibid., p. 10
Cf. Jean Pierrot, Marguerite Duras, Paris, José Corti, 1989, chap. VI
Claude Roy, « Barrage contre la solitude », Le Nouvel Observateur, 5/4/1967
Marguerite Duras évoque ce « cycle indien » à plusieurs occasions : dans des entretiens, comme par exemple Marguerite Duras, le ravissement de la parole, par Jean-Marc Turine, INA/Radio France, 1997, dans ses textes de La Vie matérielle, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1994 ou Ecrire, Paris, Gallimard, 1993 ou bien dans l’article « Le cinéma de Lol V. Stein », Art Press International n° 24, janvier 1979
Sophie Bogaert, Dossier de presse. « Le Ravissement de Lol V. Stein » et « Vice-Consul » de Marguerite Duras, Editions de l’IMEC et 10/18, 2006
Cf. Les Parleuses, op. cit., p. 101 ou l’entretien de Duras avec Michelle Porte, Les Lieux de Marguerite Duras, 1977, Paris, Minuit, p. 14-15, cités par Sophie Bogaert, op. cit., p. 11
Duras . Romans, cinéma, théâtre. Un parcours 1943-1993, « Quarto », Gallimard, 1997, p. 738
Ibid.
Jacques Lacan, « Hommage fait à Marguerite Duras du ravissement de Lol V. Stein », in Cahiers Renaud -Barrault, 1965
Marguerite Duras, La Vie matérielle, P.O.L., 1987, p. 36
Sophie Bogaert, op. cit., p. 11