Avant de passer à l’analyse des articles de presse écrits sur cette série littéraire, il est important de mentionner que d’autres événements concourent à l’accroissement de la notoriété de Duras. Parmi eux, sa pièce Des Journées entières dans les arbres est jouée à l’Odéon-Théâtre de France en décembre 1965. La mise en scène de Jean-Louis Barrault et le jeu de Madeleine Renaud contribuent à son succès, qui impose définitivement l’écrivain comme un grand auteur dramatique. En même temps, paraît le 52e numéro de la revue des Cahiers Renaud-Barrault, qui lui est entièrement consacré. De grands noms de théâtre comme Jean-Louis Barrault ou Samuel Beckett avouent leur admiration pour Duras et les écrivains tels que Madeleine Chapsal et Jean Lagrolet complètent les éloges de la presse pour Le Vice-Consul. En outre, nous rappelons ici l’hommage de Lacan fait à Duras pour Le Ravissement de Lol V. Stein, qui fait date. Le fait que Duras bénéficie amplement de la reconnaissance de cette autorité intellectuelle de l’époque augmente sa valeur parmi les écrivains du XXe siècle.
Bien plus, l’image de l’écrivain connaît une reconnaissance médiatique extraordinaire par l’invitation que lui adresse Pierre Dumayet dans sa célèbre émission télévisée Lectures pour tous 1286 , en avril 1964. Le journaliste renouvelle son invitation en mars 1966 pour la publication du Vice-Consul. L’image de Duras apparaît dès lors régulièrement dans les médias : elle est fréquemment interviewée, plusieurs journaux et magazines publient sa photo.
Quant à la réception, Sophie Bogaert signale entre Le Ravissement et Le Vice-Consul un « double saut » à la fois quantitatif et qualitatif : les critiques du Vice-Consul sont plus nombreuses, les signatures parfois plus prestigieuses et leur contenu souvent plus élogieux. La tonalité d’ensemble reste cependant peu enthousiaste. On dit que la réception est globalement dépourvue de l’indulgence qu’elle accorderait plus volontiers à un auteur novice, ce qui n’est pas le cas de Marguerite Duras. Les avis des critiques sont partagés entre saluer la naissance d’un grand écrivain pour Le Ravissement ou la réussite du Vice-Consul et de sévères réserves dues à une certaine incompréhension, qui n’est pas un phénomène nouveau et que Duras dénonce, entre autres, dans l’émission de Pierre Dumayet, lorsqu’elle dit que beaucoup de critiques se sont trompés dans l’interprétation de l’acte du vice-consul de tirer sur les lépreux. 1287
Comme tendances générales dans la réception de cette série littéraire durassienne, on constate une propension ascendante à l’éloge de la part de la réception, surtout pour les trois premiers livres (Le Ravissement de Lol V. Stein, Le Vice-Consul et L’Amante anglaise). L’intérêt baisse après l’accueil unanimement favorable fait à L’Amante anglaise (des dix-sept articles dont nous disposons, tous sont quasi-dithyrambiques, pas de blâme, pas d’éreintement, pas de lecteurs confus). En effet, la preuve en est le nombre assez restreint d’articles de presse au sujet de Détruire…, d’Abahn Sabana David et de L’Amour, retrouvables dans les archives 1288 , dont la plupart viennent de critiques déçus, ennuyés ou confus.
En ce qui concerne Le Ravissement et Le Vice-Consul, on peut noter que ce sont deux livres spéciaux de deux points de vue. Premièrement, ils ont été lus et évalués par les cinq types de lecteurs que nous avons définis dans notre analyse : le lecteur élogieux, déçu, ennuyé, éreinteur et confus. Deuxièmement, parce qu’ils détiennent le record en matière d’éloges reçus de la part de la critique. Selon notre statistique, seuls L’Amant et Les Yeux Bleus cheveux noirs égalisent le Ravissement mais ne devancent pas Le Vice-Consul. 1289 Ainsi, des trente-deux articles de presse dont nous disposons pour Le Ravissement de Lol V. Stein, dix-huit sont des éloges, huit articles sont écrits par des lecteurs déçus, quatre viennent exprimer le caractère confus du livre, un article parle d’un certain ennui qu’on ressent à la lecture et un autre est l’œuvre d’un éreinteur. Pour ce qui est du Vice-Consul, il touche à la performance d’avoir trente-quatre articles élogieux des quarante dont on dispose, deux articles sont des blâmes, deux autres dénoncent une certaine difficulté de compréhension, un article dévoile un lecteur ennuyé et un autre se veut un peu ironique. Si L’Amante anglaise ne reçoit quedes éloges, à l’autre pôle se situe L’Amour pour lequel la réception n’a rien à dire de positif. En effet, des neuf articles dont nous disposons pour L’Amour, trois sont des blâmes, cinq font l’objet de plainte du lecteur sur une certaine confusion/incompréhension du livre et un article trahit un lecteur ennuyé. Cette présentation ne serait pas complète si on n’évoquait pas Détruire dit-elle, considéré comme une rupture dans l’œuvre de Duras, mais qui passe pour un livre décevant 1290 . Des cinq articles que nous avons pu trouver chez l’IMEC, quatre sont des commentaires généraux sur le livre, avec des mots qu’on ne peut pourtant pas classer dans la catégorie des éloges, mais qui ne sont pas non plus des blâmes, ils émanent plutôt de lecteurs déboussolés, confus. Un seul lecteur se prononce contre l’utilité de ce livre. Cet inventaire des lecteurs durassiens marque la courbe descendante de la réception qui prépare et justifie en même temps le geste de Duras d’en finir avec l’écrit pour une dizaine d’années et de changer de perspective artistique en faveur du cinéma.
Document de l’INA Lectures pour tous, émissions de 15 avril 1964 et du 23 mars 1966 réalisées par Jean Prat et Jean Bertho.Ces entretiens prolongés par les « Réactions trente ans après » de l’auteur, ont été publiés en volume sous le titre Dits à la télévision, Paris, Editions E.P.E.L., coll. Atelier, 1999
Voir Dits à la télévision, Paris, Editions E.P.E.L., coll. Atelier, 1999, p. 42
Nous avons fait des recherches dans les archives de dossiers de presse de Gallimard, de Minuit et de l’IMEC, ainsi que dans les dossiers de presse de la BPI (Centre Pompidou).
Voir le tableau de la typologie des lecteurs et les statistiques au début de cette partie.
Cf. « L’Amour de Marguerite Duras » par Pierre-Henri Simon de l’Académie française, Le Monde, 21 janvier 1972