L’art de la suggestion, mot-clé qui n’échappe ni aux défenseurs durassiens, ni aux détracteurs, va de pair avec un autre mot : l’ennui. D’ailleurs, l’évocation de ce talent durassien se fait le plus souvent sur un ton d’ironie, pas toujours méchante, mais qui trahit des attentes inaccomplies au sein même de ceux qui aiment Duras. Telle est Madeleine Chapsal, qui après avoir fait une introduction triomphante à son article sur Le Ravissement de Lol V. Stein, vers la fin attire l’attention du lecteur sur cet aspect de l’écriture durassienne. Elle évoque le jour où après avoir accompagné Lol dans un pèlerinage au casino de la station balnéaire qui fut le théâtre de son « ravissement », l’homme, qui est l’amant de Tatiana Karl, parvient à posséder Lol. C’est une Lol égarée, tantôt consentante, tantôt hurlante, qui se prend pour Tatiana. Et Jacques Hold, le narrateur, sent croître son vertige auprès de cette femme aliénée, ni elle-même, ni tout à fait une autre, essence en cela de toutes les femmes, et qu’il reconnaît de moins en moins. Cet éloignement, il l’avait d’ailleurs prévu au début de leur rencontre : « On pouvait, me parut-il en savoir moins encore, de moins en moins sur Lol V. Stein » 1292 . « Etrange démarche que celle de Marguerite Duras et qu’on retrouve toujours plus ferme, plus assurée et impérieuse d’un livre à l’autre. Pour parvenir à la clarté, elle accumule, à plaisir, dirait-on, les voiles, les obscurités, l’ambiguïté et les questions » 1293 , note Madeleine Chapsal dans son article dont le titre est révélateur : « Plus loin dans le trouble ».
De quelles questions s’agit-il ? Les mêmes que se pose tout lecteur : « Comment cela était-il possible ? », « Comment savoir ce que Lol sait ? », « Comment est-ce possible ? » Dans la perpétuelle mise en question de ce que l’on sait, de ce que l’on voit ou l’on sent, au nom d’une connaissance meilleure et plus vaste, le lecteur avance dans l’exploration du livre, mais « avec quelle peine ! souffrant comme le narrateur lui-même de l’insuffisance déplorable de notre être à connaître cet événement ». 1294 Chapsaln’hésite pas à utiliser des mots tels que « labyrinthe » et « léger ennui » qui guettent peut-être le lecteur. Quoique cette « brume » durassienne fasse place ensuite à des « moments d’attention totale, des moments où la respiration s’arrête, comme pour souligner qu’on est en train de vivre l’un de ces morceaux de temps qui comptent pour mille ans, après lesquels on n’est plus jamais les mêmes… » 1295
Du même avis, Claude Roy commence son article par un superlatif déconcertant qu’il accompagne tout de suite du mot « difficile » : « Onzième livre de Marguerite Duras, Le Ravissement est peut-être le plus beau roman de l’auteur de Hiroshima mon amour. C’est une œuvre singulière de premier abord difficile. Le sujet, en apparence, est tout à fait exceptionnel. » 1296 Mais cette association n’est aucunement en défaveur du livre, puisque le commentaire qui suit est exceptionnel, lui aussi. Le critique veut-il se défendre, en évoquant la difficulté de compréhension, contre un éventuel reproche qu’on pourrait faire à propos de ses interprétations ?
Le même avis est partagé par André Dalmas qui s’empresse de dire dès la première phrase que ce livre qui est « superbe, saisissant, remarquable et volontairement imparfait » 1297 , peut se présenter au lecteur comme « difficile à décrire » 1298 . Il veut en effet annoncer au lecteur le plaisir de la lecture, qui vient du talent durassien à combiner le supposé et la réalité. Difficile à décrire, puisque l’œuvre durassienne est construite sur l’innommable, l’irracontable, l’inexplicable, l’inexprimable, sur le vide. C’est ce qui la rend « singulière ». Encore plus direct et profond dans son approche est Claude Mauriac qui voit dans ce livre « le plus beau des romans d’une femme-écrivain dont le talent et l’intelligence éclatent. Déconcertant et d’une simplicité trompeuse, le sujet est bizarre, compliqué. Les phrases d’une extrême pureté, mais leur densité les obscurcit à mesure. » 1299 Mauriac finit son article par un avertissement mélangeant le sérieux et la plaisanterie avec l’intelligence et l’intuition de l’écrivain qu’il est : « Un roman court, à lire lentement. Un roman en apparence facile, à lire deux fois. »
On peut aussi noter que ce genre de jugement critique apparaît tout au long de cette série littéraire. Avec Le Vice-Consul, le registre élogieux reste au superlatif, mais s’enrichit d’un nouveau mot : « Hermétique ». Duras, femme-auteur dont on a le plus parlé en 1965 1300 , renaît une fois de plus sous un aspect neuf 1301 , comme l’écrit Jean Lagrolet. L’hermétisme vient en effet des symboles qui apparaissent dans le livre, dont la souffrance est le personnage principal. 1302 D’ailleurs, Duras avoue dans en entretien avec Claudine Jardin que plusieurs symboles existent dans Le Vice-Consul, mais que tous renvoient à Anne-Marie Stretter qui est le « vieux monde », la colonie, les garden-parties, les courts de tennis, la résidence luxueuse du vice-consul qui donne sur le Gange, la misère, la lèpre incarnée par une mendiante famélique et qui fait entrer dans le livre le personnage essentiel: la souffrance.
Une autre source d’hermétisme est la force d’obsession des effets de style dont parle André Dalmas dans La Tribune des Nations 1303 . L’essentiel, dans chacun des livres durassiens n’est pas de décrire un état, de raconter une anecdote. Le récit lui-même peut sembler décousu, heurté. Dalmas cite dans ce sens le récit Les Chantiers du volume Des Journées entières dans les arbres, qui est une suite discontinue d’ « états de la sensibilité » 1304 . Un mot, une phrase soudaine au cours du dialogue, est la trace de ce mouvement qui entraîne le spectateur à considérer ce qui justement n’est pas considérable, ce qui devient la marque importante du récit ou un symbole. Lorsque l’héroïne du Vice-Consul est vue par tous ceux qui l’entourent, dans le salon de l’ambassade, aux Indes, Duras écrit : « Elle sait qu’ils sont là, tout près sans doute, les hommes de Calcutta, elle ne bouge pas du tout, si elle le faisait …non…elle donne le sentiment d’être maintenant prisonnière d’une douleur trop ancienne pour être encore pleurée. » 1305 Il ne s’agit pas ici d’expliquer l’inexplicable (par exemple, la misère physiologique du peuple indien), car, comme le suggère Dalmas, le livre ne peut que confirmer que l’inexplicable demeure l’inexplicable. D’ailleurs l’hermétisme durassien vient, selon ce critique, du mécanisme obsessionnel du style. Le lecteur est dès le début du livre dépaysé quand il lit le récit de l’odyssée de cette très jeune femme, qui va de l’Indochine aux Indes avec, comme seul moteur, la faim. Le prologue du livre n’est pas le récit de ce voyage. Ce prologue est cette vagabonde, portée par ses mirages d’affamée. C’est insupportable et le confort du lecteur en est troublé. Duras n’affirme pas tout, elle anticipe et suggère.
Duras n’écrit que les « éléments nécessaires à sa suggestion » 1306 et c’est ici la grande différence entre elle et Robbe-Grillet auquel Duras a été comparée plusieurs fois. A partir de ce réseau d’éléments qu’elle propose au lecteur, celui-ci doit composer sa « suggestion » particulière et faire son roman à lui. Duras accorde cette liberté au lecteur et attend sa collaboration dans le sens d’une « recréation imaginative, d’un développement, d’une rêverie » 1307 . De temps en temps, elle intervient dans les médias pour orienter ce rêve du lecteur. Elle construit ses livres de manière à poser des énigmes, sans craindre l’étiquette d’hermétique qui d’ailleurs est le plus souvent un éloge.
Autrement dit, Duras possède l’art de « mettre de l’obscurité dans les choses et dans les gens » 1308 . Dans Le Vice-Consul, par exemple, Duras ne parle d’exotisme que pour renvoyer à une certaine protestation d’ordre politique, commente Jean-Louis Bory. Mais la politique cache l’humain. Puisque Duras dit dans l’émission de Pierre Dumayet que le vice-consul, en tirant sur les lépreux, visait en fait l’absurdité de la vie, l’impossible, le manque d’amour. Duras dénonce la critique qui s’est trompée visiblement dans l’interprétation de ce livre en prenant le geste du vice-consul ad litteram. Il ne tirait pas sur les gens, la folie, mais sur la faim, la douleur, la mort, l’injustice sociale. Par la faim, Duras désigne le million d’enfants qui va mourir de faim dans les quatre mois à venir :
‘« Marguerite Duras : La mendiante c’est ce sur quoi tire le vice-consul. J’ai essayé, en décrivant la marche et le malheur de la mendiante, j’ai essayé de préparer l’arrivée du vice-consul. En pensant que du moment que ces choses-là existaient, on pouvait ne pas les supporter et tirer dessus. On peut tuer le malheur. On peut tirer sur la mort. Enfin, beaucoup de critiques se sont trompés là-dessus. J’ai reçu des lettres, les gens me demandent de m’expliquer, je ne peux pas m’expliquer mieux que dans mon livre. Tant pis si les…’ ‘Pierre Dumayet : Vous expliquer sur quoi ?’ ‘M. D. : Sur les crimes. Les crimes du vice-consul à Lahore. Beaucoup de critiques se demandent pourquoi il tire, et sur quoi. Ce n’est pas sur un passant qui passe ou bien sur un pigeon. Il tire sur la faim. Sur le malheur. Sur le million d’enfants qui va mourir dans les quatre mois qui viennent. Je ne pense pas qu’il tire sur la folie. Il tire sur la douleur. » 1309 ’Ce livre n’est pas autobiographique, mais mythographique, puisque l’écrivain ne parle pas de faits réels, tout chez elle devient mythe. Le vice-consul de Lahore est rappelé à Calcutta pour être muté ailleurs disciplinairement. Il hurlait sur son balcon et tirait des coups de pistolet vers les lépreux et les chiens du jardin de sa résidence. Ce comportement bizarre appelle la mort sur Lahore. Duras laisse au lecteur la possibilité d’interpréter. Comme le note Jean-Louis Bory dans son article, la solitude, la mort, l’espoir de l’amour et son échec composent un autre Lahore. Lahore devient alors, en plus de toute misère méconnue par indifférence, par ignorance ou par impuissance, « tout drame enfoui, le secret purulent, la plaie cachée, le naufrage tu. De ce Lahore-là, nous sommes tous le vice-consul ». 1310
Le Vice-Consul reste pour la critique élogieuse de l’époque un livre « particulièrement difficile et déroutant » 1311 , mais cela n’empêche que le lecteur soit séduit par l’écriture, « la seule qui compte » 1312 , comme le dirait Bernard Gros, qui est belle, qui est un art chez Duras et qui laisse le lecteur sur sa soif en attendant un nouveau livre.
Duras . Romans, cinéma, théâtre. Un parcours 1943-1993, « Quarto », Gallimard, 1997, p. 805
Madeleine Chapsal, “Plus loin dans le trouble”, L’Express, 2 avril 1964
Ibid.
Ibid.
Claude Roy, « Le ravissement de Marguerite Duras », Libération, avril 1964
L’emploi du mot « imparfait » est expliqué par André Dalmas dans son article. Il dit qu’il le prend dans la très belle signification que les grammairiens lui donnent quand ils recommandent d’employer l’ « imparfait dans les suppositions par rapport à un temps présent ou même à un temps futur ». Ce sentiment de l’imparfait n’est donc pas l’effet d’une règle de la grammaire, il est la « ressource de l’écrivain qui veut se délivrer de la mesure du temps que la si rudimentaire psychologie impose d’ordinaire ». Selon, chez Duras, ce qui fut peut être supposé et ce qui est sera peut-être la réalité. Cf. La Tribune des nations, Claude Dalmas, 10 avril 1964
Claude Dalmas, op. cit.
Claude Mauriac, Le Figaro, 29 avril 1964
Claudine Jardin, “Marguerite Duras part en guerre contre l’exotisme”, Le Figaro, 23 janvier 1966
Cahiers Ranaud-Barrault , n° 52, décembre 1965, Jean Lagrolet, « A propos du Vice-Consul »
Claudine Jardin, op. cit.
André Dalmas, La Tribune des Nations, 28 janvier 1966
Ibid.
Marguerite Duras, Le Vice-Consul, in Duras. Romans, cinéma, théâtre. Un parcours 1943-1993, « Quarto », Gallimard, 1997, p. 867
André Miquel, Beaux-Arts, 3 février 1996
Ibid.
Jean-Louis Bory, « Le jeu des regards », Le Nouvel Observateur, 16 février 1966
Dits à la télévision, entretien avec Pierre Dumayet, Paris, Editions E.P.E.L., coll. Atelier, 1999, p. 42
Jean-Louis Bory, op. cit.
Louis Barjon, “Marguerite Duras et ses personnages”, Etudes, n° 324, juin 1966
ORTF, 22 avril 1966, Bernard Gros