« Monstre sacré aux pieds d’argile » 1313

Cette étiquette de « monstre sacré », Duras ne la comprend pas, comme elle n’avale pas non plus le geste de la critique de la comparer à Colette (à propos du Ravissement) dont Duras serait hélas ! tellement loin. 1314 Ceci justifie son agressivité dès qu’il s’agit des critiques littéraires en déclarant que « L’insuccès rend triste, le succès laisse indifférent » 1315 . D’ailleurs, la notoriété de l’écrivain fait que la critique est encore plus acharnée contre l’ambition affichée par Duras à « tourner le dos à tout ce qui se fait » 1316 et à tout ce qu’on dit, et à continuer de projeter le lecteur dans un labyrinthe sans fin.

Cet acharnement de la critique est lisible dans les mots et les expressions qu’on retrouve dans la presse de l’époque. « Je ne sais pas pourquoi Kanters me qualifie de “monstre sacré”, il s’agit sans doute d’une vacherie » 1317 , avoue-t-elle à Jean Vuilleumier. En effet, Robert Kanters appelait Duras de cette manière au sujet du livre Le Vice-Consul. Mais il ne s’arrête pas là, il rajoute au cours de son commentaire : « monstre sacré aux pieds d’argile ». Ce qui exprime bien la manière dont l’image de Duras était perçue à l’époque par une partie de la réception. Duras se rend compte que la presse française ne l’a pas comprise. « Ça m’est complètement égal d’ailleurs » 1318 , rétorque l’écrivain, qui n’hésite pas à montrer qu’à l’étranger elle est mille fois mieux reçue qu’en France. Elle parle des critiques suisses qui ont été beaucoup plus sérieuses et profondes vis-à-vis du Vice-Consul, tiré à 20000 exemplaires, ce qui contredit les avis de la critique portant sur la difficulté du texte :

‘« C’est surprenant, si ce livre est mon livre le plus difficile. Inquiétant, peut-être : nous nous sommes toujours dit, Robbe-Grillet et moi, que le jour où nos livres auraient du succès, cela voudrait dire que nous commençons à faire de la mauvaise littérature » 1319 . ’

Pourquoi cette image fragile d’un écrivain au sommet presque de la pyramide littéraire de l’époque ? Qu’est-ce qu’on lui reproche ? A quoi renvoient « les pieds d’argile » ? Rappelons-nous que l’image d’ensemble du lecteur déçu de cette série littéraire est composée par les auto-qualificatifs suivants : irrité, frustré, agacé, controversé, intrigué, ennuyé. A lire les articles de presse qui ne rendent pas hommage à l’écrivain, plusieurs pistes d’analyse s’entrevoient. Elles mènent toutes au lecteur, tracent les principales tendances de la critique négative et expliquent quelque part les raisons de frustration, d’irritation etc. dont on va dire, au risque de surprendre, qu’elles sont la conséquence d’un choix analytique du lecteur, le plus souvent tributaire à l’herméneutique traditionnelle du roman. Ces choix analytiques de la critique littéraire font que l’image de Duras souffre et que l’œuvre ne soit pas appréciée à sa juste valeur. C’est du moins l’inquiétude que Robert Kanters affiche dans un article paru dans Le Figaro 1320 du 3 février 1966. En effet, l’auteur de l’article dit que Duras est devenue en quelques années un monstre sacré, une intouchable dans la vie littéraire française. Le Vice-Consul est son douzième volume, en ne comptant que les romans et les recueils de nouvelles. Plusieurs de ses romans ont déjà été portés à la scène par elle ou par d’autres, et l’événement le plus récent est la pièce de théâtre jouée à l’Odéon, Des Journées entières dans les arbres. Sans oublier l’adaptation au cinéma de Moderato cantabile et le scénario qu’elle écrit pour le film Hiroshima mon amour. Malgré ces succès, Kanters trouve que l’image de Duras reste fragile. Son activité « débordante ne déborde pas toujours un certain milieu, ses romans en plus de vingt ans n’ont en général pas encore atteint le grand public, ses succès au théâtre restent modérés, ses films ne deviennent pas les plus populaires » 1321 . Kanters se demande pourquoi on n’aime pas Duras ? Pourquoi son oeuvre ne touche pas plus de cœurs ? Dans sa vision, Duras aura certainement sa place dans le panthéon littéraire français, mais la question, empreinte d’unesubtile touche d’ironie, est : « un autel ou une niche ? A côté des plus grandes ou des plus illustres ? Ou à côté, disons, de Mme de Duras ? » 1322

Notes
1313.

Le syntagme appartient à Robert Kanters, « Un bal chez Marguerite Duras », Le Figaro 3 février 1966

1314.

Voir Jacqueline Piatier, « Marguerite Duras à l’heure de Marienbad », Le Monde, 25 avril 1964 et Claudine Jardin, op. cit.

1315.

Claudine Jardin, op. cit.

1316.

Maud Frère, « Les faims terrestres ou Le Vice-Consul », Le Soir, 17 février 1966

1317.

La tribune de Genève, 9-10 juillet 1966, « Tordre le cou au social balzacien », entretien de Jean Vuilleumier avec Marguerite Duras

1318.

Jean Vuilleumier, op. cit.

1319.

Ibid.

1320.

« Un bal chez Marguerite Duras », Robert Kanters, Le Figaro, 3 février 1966

1321.

Ibid.

1322.

Ibid.