Le lecteur nostalgique

Les critiques sévères prononcées au sujet du Ravissement de Lol V. Stein partent du désir du lecteur de comprendre « certaines allusions, certains gestes, certains effets de clair-obscur qui dissimulent on ne sait quoi » 1323 . Bref, l’art de la suggestion de Duras « ne tient pas » cette fois puisqu’il à l’air d’une « mauvaise imitation », écrit Lucien Guissard. Quelle est la source de l’irritation de ce critique ? Elle est bien dévoilée à la fin de son article, lorsqu’il dit que Duras dépense beaucoup d’habileté langagière pour étoffer d’énormes banalités. Puis il conclut : « Elle a mieux fait. Qu’elle en convienne. » 1324 Cette dernière remarque trahit un lecteur dépendant du passé, ancré dans un horizon d’attente limité aux livres précédents. Il n’accepte pas les changements, le nouveau. Il n’est pas d’ailleurs le seul dans cette situation. Pierre Berthier, dans La Cité du 9 juin 1964, évoque au tout début de son article quelques titres de Duras qu’il considère représentatifs. Parmi eux, Des Journées entières…, Dix heures et demi e du soir en été, L’Après-midi de M. Andesmas, Hiroshima mon amour et Une aussi longue absence, qui ont révélé un écrivain « de grande classe, une romancière émouvante », mais « hélas nous voilà consternés » 1325 . Il est bien difficile de deviner ce que Duras ne dit pas. On dénonce la difficulté pour le lecteur de comprendre l’histoire que l’écrivain raconte puisque tout est écrit dans un ordre chaotique, dans une langue encore fort classique, mais « sans aucun respect de la difficulté que le lecteur éprouve à suivre une chronologie désordonnée. » C’est déjà bien qu’on n’impute pas à Duras le manque de respect envers le lecteur, comme le fait en janvier 1966 Annette Colin-Simard à-propos du Vice-Consul dans un article intitulé « 212 pages de trop » paru dans Le Journal du dimanche. S’il ne s’agit que de manque de respect envers la difficulté, ce ne peut être qu’un éloge, puisque Duras n’écrit que pour des lecteurs « éclairés » 1326 . « Peut-être sommes-nous devant un très grand roman ! » exclame Pierre Berthier, tout en laissant voir son ironie, confirmée ensuite par des mots qui attestent son ancrage dans l’œuvre précédente de l’auteur, ainsi que son refus du nouveau : « Pour nous, nous préférons de loin les œuvres antérieures de Marguerite Duras et nous aimerions que le prochain roman de cette femme de lettres ressemble plutôt aux autres qu’à celui-ci » 1327 . Désir inaccompli, puisque le prochain livre, L’Amante anglaise, est singulier dans l’œuvre durassienne de par la technique d’écriture adoptée, car le livre est conçu à partir d’une enquête « policière » enregistrée, mais réalisée par l’écrivain.

Les exemples de lecteurs nostalgiques du passé littéraire de Duras ne s’arrêtent pas ici. Nous pouvons évoquer aussi Henri Brunschwig qui ne se dit pas irrité de la lecture du Ravissement de Lol V. Stein, mais qui essaie d’expliquer pourquoi la critique se montre parfois plus réservée. Dans l’introduction de son article, il parle de Mme Marguerite Duras comme de la romancière du silence et de l’absence. Il devient ensuite nostalgique lorsqu’il mentionne le dernier livre de l’écrivain, L’Après-midi de Monsieur Andesmas, une « réussite exceptionnelle » 1328 . En peu de pages, le livre arrivait à suggérer les sentiments du vieillard qui attendait que sa fille vienne le chercher, et toute la vie d’un homme surgissait de sa rêverie presque inexprimée, car l’expression se fait toujours aux dépens de la vie affective, profonde et diffuse. Pour ce qui est du Ravissement, le critique dit que Duras a joué la difficulté en choisissant pour héroïne un cas clinique. Il fait un bref résumé du livre, pour souligner la difficulté de l’analyse et la réticence que certains lecteurs pourraient avoir à entrer dans le jeu. La réserve de certains critiques s’expliquerait, selon lui, par leur prédisposition à « épouser les mentalités normales des héros des précédents ouvrages de l’auteur », mais n’exclut pas la possibilité que d’autres critiques se laissent prendre par le mystère de cette personnalité qu’est Lol. La fin de son article est tout à fait élogieuse, mais fait comprendre que Duras possède l’art de diviser, car ses livres « peuvent aussi bien séduire qu’agacer ». 1329

Enfin, nous allons présenter un critique qui fait le même geste, mais d’une manière du moins inédite. Pour exprimer l’idée que Duras se détache par Le Ravissement de Lol V. Stein des autres livres, Philipe Sénart trouve une formule très expressive, mais qui n’est pas loin de l’éreintement : « L’assomption de Mme Duras » 1330 . En effet, le critique fait une description surprenante de l’univers littéraire durassien antérieur à ce livre en choisissant des termes correspondant au registre religieux et à la canonisation des saints. Cette présentationaussi amusante qu’inédite mérite d’être retenue :

‘« Mme Duras sera-t-elle jamais soulagée ? Il semble qu’elle ait pris son parti du silence auquel elle s’est condamnée. Ne fait-elle pas dire au même personnage de L’Après-midi de Monsieur Andesmas qu’il ne faut pas “se donner tant de peine pour parler” ? Ainsi, renonçant à la parole, elle a essayé de s’exprimer par des gestes. Mais il lui était aussi difficile de faire des gestes que de dire des mots. Elle ne pouvait pas parler. Au moins, avait-elle cru qu’elle pourrait bouger. En bien ! non, Mme Marguerite Duras, prisonnière d’elle-même, allait être figée dans le bloc de pierre qu’elle s’était sculpté. On l’aurait déposée sur une pelouse, dans le square où elle avait écrit l’un de ses premiers romans, avec une inscription respectueuse. Mais on aurait rapidement cessé de prendre garde à cette inscription recouverte par la mousse. Or, Mme Marguerite Duras, au moment où l’on s’apitoyait ainsi sur ce qui l’attendait, nous a joué un bon tour. Il n’y avait plus, dans Le Ravissement que le socle où l’on avait placé prématurément sa statue. Au pied du socle, quelques dépouilles, d’ailleurs inutilisables, mais Mme Marguerite Duras était absente. Elle avait été ravie au monde, sur un nuage. Le Ravissement de Lol V. Stein c’était l’assomption de Mme Duras. » 1331

Avec Le Vice-Consul, Duras « est redescendue sur la terre ». Ces propos ne trahissent pas le mécontentement du critique, mais ils soulignent pourtant la tendance de la réception à situer dans l’œuvre un livre avant de procéder à une approche critique. Ce n’est pourtant pas un geste qui soit complètement à bannir, puisque l’approche critique d’un livre se fait à travers l’œuvre entière. Mais c’est la constitution d’un horizon d’attente fermé, répugnant à l’idée de nouveauté dans l’écriture, qui nuit à la réalisation d’une image correcte d’une œuvre et de son auteur. Rester attaché au passé ne répond pas aux exigences du présent, surtout lorsque la tendance est à la comparaison entre les livres pour en déterminer le meilleur, qui, bien sûr, dans la vision d’un lecteur nostalgique, ne peut pas être le dernier, puisqu’il est loin de ceux qui le précèdent.

Notes
1323.

Lucien Guissard, La Croix, 3 avril 1964

1324.

Ibid.

1325.

Pierre Berthier, « Marguerite Duras, génie ou rébus ? », La Cité, 9 juin 1964

1326.

Libre Belgique, 8 mai 1964

1327.

Pierre Berthier, op. cit.

1328.

ORTF, 16 juin 1964, Henri Brunschwig

1329.

Ibid.

1330.

Philipe Sénart, « Exilés et messagers », Combat, 24 février 1966

1331.

Philippe Sénart, op. cit.