Le mystère du sublime

Ce qui est pendant cette période tellement loué par la critique, devient une vingtaine d’année plus tard sujet d’opprobre public. En 1967, la critique qualifie de « sublime » un livre durassien. L’Amante anglaise cumule dix-sept articles qui glorifient tous un livre sur un crime odieux. Dix-huit ans plus tard, en 1985, Duras écrit l’article sur l’affaire Villemin, utilise elle-même le terme de « sublime », ce qui lui procure aux yeux d’une bonne partie de la réception une image très controversée.

On s’interroge donc sur ce qui aurait pu contribuer au changement de vision de la critique vis-à-vis de ce terme. Est-ce une simple coïncidence que l’emploi de ce mot chez la critique et chez Duras, sans aucun rapportavec l’appréciation d’une œuvre ? En 1967 Duras dit que même un crime est « un œuvre d’art » puisqu’il est signé 1376 . Ou bien assiste-t-on à une évolution sur la perception de ce terme en fonction de la voix qui l’évoque ? La « sublime » Duras de 1967 devient le détestable écrivain du « sublime » de l’année 1985.

L’Amante anglaise est un livre qui plaît. La critique apprécie à l’unanimité l’ « intrigue policière » qui permet à Marguerite Duras de renforcer la mise en question du récit traditionnel. On salue la « remarquable modernité » de l’écrivain 1377 . On dit que Duras se répète dans ce livre qui reprend le sujet des Viaducs de Seine-et-Oise, ouvrage dramatique paru en 1950, chez Gallimard. Le lecteur retrouve en effet le même crime, les mêmes personnages, le même décor. Sauf que cette fois Duras sous-intitule le livre « roman », comme elle le faisait en 1954 avec le recueil de récits Des Journées entières dans les arbres, pour « désorienter davantage » 1378 , écrit François Nourissier. Le livre est construit sur une énigme. Afin de respecter les lois d’une littérature de l’indicible, du tâtonnant, la romancière utilise tous les procédés narratifs de rigueur : interrogatoire, conversation où l’on ne sait pas au juste qui parle à qui, bandes enregistreuses, enquête policière, enquête menée auprès de la criminelle par un écrivain intéressé, etc. On retrouve dans ce livre, comme l’apprécie François Nourissier, des éléments fort prisés depuis quelques années et qui sont « très au goût du jour ». Le critique évoque dans cette perspective le magnétophone qu’on retrouve dans Trans-Europe-Express d’Alain Robbe-Grillet.

L’originalité de Duras est de livrer l’apparence d’un matériau brut. Nourissier, qui connaît très bien Duras, dit « apparence », car il est évident que cet art de l’ « échafaudage » suppose un art plein de ruses, à son avis. Il a raison, puisqu’il n’est pas difficile d’apercevoir dès le titre le calambour que Duras crée avec tant d’inspiration : l’amante anglaise, la menthe anglaise, l’amante en glaise. L’écrivain a le génie des titres trompeurs, ambigus, qui évoquent des choses dont on ne parle pas (L’Amour), des personnages qu’on ne rencontre pas dans le livre ou dont on en parle à peine : Le Marin de Gibraltar (1952), L’Amante anglaise. Pour ce dernier, Duras offre la traduction dans une interview avec Claude Sarraute : elle parle dans son livre de la menthe anglaise pour expliquer en quoi consiste « la chimie de la folie » 1379 . Duras dit que la menthe anglaise est noire, elle a l’odeur du poisson, elle vient de l’Ile des sables. Claire Lannes est devenue l’amante anglaise, l’amante de la folie, une « plante que l’on mange pour se nettoyer de la viande… » 1380 .

La critique remarque le changement de la technique d’écriture chez Duras. Elle ne s’abandonne plus à la tentation de « bien écrire » dans L’Amante anglaise, mais fait appel à une « sécheresse quasi scientifique qui déconcerte » 1381 le lecteur. Tout est aplati, nivelé, éteint dans ce langage dont usent des humains « gris » qui vivent « au bord du silence éternel ». 1382 Le livre a l’allure d’un brouillon, d’un essai à cause de l’interrogatoire qui explore, mais qui n’avance que très peu 1383 , puisque Duras a l’art de mener le lecteur jusqu’au seuil de l’indicible. 1384 Mais le genre de recherches que Duras fait attire. Elle-même le dit à Jacqueline Piatier : le déplacement des valeurs, l’absence de Dieu, de toutes les références à la vision chrétienne, et puis, la folie qui vient du manque de communication 1385 . En cela, Duras transfère la culpabilité d’une folle au compte de la communauté humaine. La folie devient fraternelle et le crime est communautaire. 1386 La critique s’accorde pour remarquer la tendresse de l’écrivain qui n’accuse pas. Reste le crime. Quel crime ? « Il me semble qu’ici on a tué l’autre comme on se serait tué soi », dit le patron du bar. Tout le livre repose sur cette question : pourquoi Claire Lannes a tué sa cousine sourde-muette avec laquelle elle ne se disputait jamais et qui tenait la maison pour elle et son mari ? La réponse ne sera pas donnée, il y en a mille comme aucune, dit Madeleine Chapsal 1387 . Claire a tué « parce que c’était l’heure » et surtout que toute la maison penchait de ce côté, « le sens des portes n’a jamais été bon », tout faisait basculer, poussait au crime. D’ailleurs qu’est-ce qu’un crime pour qui se trouve déjà « de l’autre côté » ? « Peut-être seulement l’occasion de prendre la parole, de nous dire ce que c’est qu’une femme » 1388 , à travers l’écriture, comme dans le cas de Marguerite Duras. Les cent dernières pages de L’Amante anglaise, celles où parle Claire à sa propre défense,sont « sublimes », dit Claude Roy, qui attire l’attention du lecteur sur le fait qu’il n’emploie pas souvent ce mot 1389 . Duras revient encore et encore sur le désespoir humain qui n’a pas de genre, mais qui est le plus souvent féminin, pour toucher au cœur du « sublime » avec son article sur l’affaire Villemin.

Notes
1376.

Le Monde, 24 janvier 1967

1377.

Magasine littéraire, avril 1967

1378.

Nouvelles Littéraires, 23 mars 1967, François Nourissier

1379.

Le Monde, 20 décembre 1968, propos recueillis par Claude Sarraute

1380.

Le Monde, 29 mars 1967, Jacqueline Piatier

1381.

François Nourissier, op. cit.

1382.

Ibid.

1383.

Anne Coppermann, Les Echos, 7 avril 1967

1384.

RTF, 19 mai 1967, Henri Brunschwig

1385.

Le Monde, 24 janvier 1967

1386.

Ibid.

1387.

Madeleine Chapsal, « Les femmes folles », Quinzaine Littéraire, 1-15 avril 1967

1388.

Ibid.

1389.

Calude Roy,  « Barrage contre la solitude », Le Nouvel Observateur, 5 avril 1967