La forme en question

A part les reproches que Duras reçoit de la part d’une certaine partie de la critique encore tributaire à l’herméneutique traditionnelle, qui mesure l’irrespect de l’auteur envers le lecteur par la création de personnages ambigus, ou de livres sans intrigue, pour ne plus rappeler le brouillage temporel ou géographique, d’autres aspects de l’écriture durassienne font l’objet de critiques dures. En effet, il s’agit d’une certaine tendance de la critique à juger un livre selon le nombre de pages et le titre. N’oublions pas que la réception a déjà annoncé, avec Le Vice-Consul, qu’elle serait plus sévère avec cet auteur qui n’était plus un débutant. Annette Colin-Simard impute à Duras le manque de respect envers le lecteur, puisque Le Vice-Consul n’est écrit que pour certains lecteurs avisés, le mot-clé qui convient au mieux à l’évaluation du livre étant le « mystère ». Elle considère ce livre durassien « le type même du très mauvais roman parce qu’il se veut littéraire », alors qu’il « plonge le lecteur dans le noir le plus complet » 1390 . Et, ce qui attire notre attention, c’est le titre même de son article qui évoque le nombre de pages du livre : « 212 pages de trop ». Pourquoi cette référence au chiffre? Ses remarques visent la qualité, mais passent par la quantité. 212 pages semblent un chiffre raisonnable pour un livre en matière de pages, et donc prometteur, sauf que le contenu déçoit. S’attendait-on donc, vu le nombre de pages, à une lecture passionnante ? A quoi s’attendre alors lorsqu’un livre ne dépasse pas le chiffre de 144 pages?

C’est le cas de L’Amour (1971), qui est doublement critiqué. D’abord, la taille du livre (« 144 petites pages » 1391 ) attire l’attention de la critique, vu le grand sujet de l’amour. Ensuite, c’est le titre qui est mal choisi, car le livre n’en parle pas du tout 1392 . En associant le nombre de pages à la valeur du livre, on doute de la capacité de l’écrivain à dire beaucoup de choses en peu de mots. D’ailleurs, on lui refuse la chance de le prouver avant même de passer à la lecture du livre. Les lecteurs de L’Amour s’avèrent préoccupés plutôt par la forme du livre, sans se rendre compte du fait qu’elle peut être souvent trompeuse. Il faut pourtant noter que cette manière d’aborder l’œuvre durassienne, que nous appellerons « superficielle », ne caractérise que l’approche d’une partie de la réception qui n’appartient qu’à cette période littéraire. En effet, la critique semble déjà avoir la conscience que Duras va encore changer dans sa manière d’écrire. Bien plus, on prévient sur le fait que son écriture pourrait influer sur la littérature et donc sur la réception. La seule question que se pose la critique au sujet de L’Amour est celle de savoir de quelle façon une écriture comme celle-ci « influe sur la littérature » 1393 . Ce pressentiment ou cette prophétie, faite par Cella Minart dans une émission de l’ORTF le 11 février 1972, se matérialise dans les années 80-90 lorsque la création durassienne repose en grande partie sur des livresd’un nombre de pages assez réduit. Comme on va le constater, ce qui pendant les années 60-70 attire les sarcasmes et l’irritation de la critique, au cours des années 80 tourne en éloge et produit des changements dans la perception de Marguerite Duras par la critique. Des livres tels que L’Homme atlantique (1982)ou L’Homme assis dans le couloir (1980) seront appréciés par la critique à partir surtout du nombre réduit de pages par lequel Duras prouve son talent à transmettre de profonds messages.

La critique se borne donc, dans le cas de L’Amour, à un jugement de la forme sans faire d’abord appel au fond. Nombre de pages et titre sont un piège que la critique ne voit pas. On dit que ce récit, qui n’est d’ailleurs pas annoncé comme roman, de Marguerite Duras, porte un titre ambitieux. C’est un grand sujet pour un léger volume de cent quarante-quatre « petites pages, mordues largement de blancs, avec des phrases courtes, cassées, coupées de tirets ou de points de suspension. Allons-nous au moins y entendre parler de l’amour et apprendre enfin ce que c’est ? » 1394 , se demande Pierre-Henri Simon de l’Académie française. Dès le début de son article, ce critique se déclare totalement déçu. Les raisons sont diverses. L’une d’entre elles vise l’image géométrique juste, mais peu facile que Duras évoque dans son livre. Les trois personnages finiront par se rapprocher et par échanger deux à deux des dialogues qui permettent d’apprendre que la femme attend un enfant, qu’elle a des envies de vomir, et que d’ailleurs elle est poursuivie par la police ; que l’homme qui regarde est un voyageur, venu à Saint-Thala peut-être pour se tuer ; que l’homme qui marche est un fou qui surveille la jeune femme et allume la nuit, dans la ville, des incendies qui déclenchent les sirènes d’alerte. Ce bruit alterne avec celui des hymnes de fête qui viennent de Saint-Thala, le bruit de la mer et les cris des mouettes carnassières. Ces thèmes sonores, alternant avec les thèmes lumineux des jeux de lumière du ciel pluvieux ou ensoleillé sur les flots, sont, selon Pierre-Henri Simon, le « seul plaisir esthétique qui nous est offert dans cette histoire proprement insignifiante, la seule trace qui y demeure du talent de style de Marguerite Duras » 1395 .

Pour l’intérêt psychologique que la critique évoque dans l’analyse de ce livre et surtout pour la peinture de l’amour, on n’a qu’un seul mot à dire : « zéro » 1396 . On ne saura jamais le nom de ces « silhouettes paralysées » 1397 , ni le fond de leur histoire, ni le sens de leur destin. Pendant des jours et des jours, le trio du voyageur, du fou marchant et de la femme somnolente va errer sur la plage ou dans la ville, à la recherche de souvenirs trop allusivement évoqués pour que, à en croire Pierre-Henri Simon, le lecteur y prenne un intérêt. On considère ce livre la suite du Ravissement de Lol V. Stein, car le voyageur a fait seul une visite à une autre femme, qui semble avoir été la sienne et à laquelle il demande de voir les enfants. L’héroïne du Ravissement se serait mariée et réfugiée à Saint-Thala après la nuit du bal dramatique du casino municipal, et ce thème du bal reparaît dans l’Amour, avec une visite que fait le voyageur dans les salles du casino, maintenant fermées et silencieuses. La femme serait-elle la Tatiana du roman ? C’est possible, mais Simon évoque l’art de l’ambiguïté de Marguerite Duras qui fait qu’on ne sait rien de plus à la fin qu’au début du récit, quand les deux hommes attendent sur la plage le réveil de l’inconnue, ou de la non-reconnue, à l’approche de l’aurore.

Ce critique n’hésite pas à qualifier ce livre d’agaçant et d’ennuyeux, tout en faisant référence au précédent récit de Duras, qui était déjà, à ses yeux et non seulement, « décevant et relevait de cette indéfendable esthétique du mystère fabriqué à coup de choses tues, de phrases rompues, de situations indéfinies, un livre qu’annonçait honnêtement la prière d’insérer “qui ne ressemble à rien” » 1398 . Bien plus, L’Amour est proprement consternant pour ce critique profondément ancré dans le passé émouvant de l’écriture durassienne. On parle de Duras au passé, car le présent est difficilement acceptable. Le don précieux, souvent admirable, qu’avait cette romancière de créer de drames émouvants dans une lumière onirique, mais pénétrable, et d’atteindre les sentiments profonds par une écriture pure, s’éteint dans « le truquage de l’ellipse inintelligible et du vide donné pour du profond. » 1399

Le laconisme de L’Amour qui en fait un texte mutilé et infirme, cachant pourtant une certaine originalité de l’écrivain qui se détache du « Nouveau Roman » est évoqué aussi par Jean Vuilleumier.Il ne fait plus référence directe aux dimensions du livre, mais les mots du critique laissent sous-entendre un certain mécontentement à ce sujet. C’est de ce « vide donné pour du profond » 1400 , en parlant du contenu du livre par rapport à l’ambition du titre, que la critique a horreur lorsqu’il s’agit de L’Amour. La réticence critique vient en fait de l’impossibilité de comprendre et de se prononcer sur ce récit qui ne mène qu’au même thème obsessionnel de l’impossible amour et de l’impossible communication dont il s’agissait aussi dans Détruire dit-elle, ou bien plus avant, dans le récit Les Chantiers du recueil Des Journées entières dans les arbres (1954).

Seule l’image du cinéma pourrait sauver ce texte de cette ambiguïté chronique où il est placé par son auteur, se permet de suggérer Cella Minart dans son émission de l’O.R.T.F. du 11 février 1972 1401 . Ce texte est fait pour le cinéma, dit elle. On a affaire plutôt à un scénario de film. Sinon, une autre possibilité est entrevue qui se réfère au lecteur. Chaque lecteur pourrait, à son avis, prolonger ce livre à sa guise, qu’il le complète selon ses réminiscences ou ses nostalgies et qu’il parvienne, ainsi, à donner à un texte au demeurant fort beau, cette chair que l’auteur, par son absence, a délibérément voulu supprimer. Mais l’on s’interroge en ce cas si l’intention de l’auteur de parler en ces termes de l’amour ne serait pas trahie par un livre prolongé, ne serait-ce qu’imaginairement, par le lecteur. Duras crée ce livre court et lui donne ce grand titre parce que ce n’est que comme ça qu’elle entend parler de l’amour. C’est sa propre vision sur ce sujet et chacun peut faire un livre sur ce thème en fonction de la perception fortement subjective qu’on possède à l’intérieur du  « moi ». L’Amour ? Pourquoi pas, dit Mad. Fabre, à condition pourtant d’y ajouter justement un énorme point d’interrogation 1402 .

Notes
1390.

Le Journal du Dimanche, 30 janvier 1966, « 212 pages de trop » par Annette Colin-Simard

1391.

Le Monde, 21 janvier 1972

1392.

Pierre Bayard, dans son livre Comment améliorer les œuvres ratées ? (Minuit, 2000), s’attaque, lui aussi, à L’Amour et tente d’expliquer les raisons du ratage de ce livre de Marguerite Duras. C’est d’abord l’ennui qui décourage le lecteur à aller jusqu’au bout avec la lecture. Cet ennui aurait selon Bayard plusieurs sources. La première est la construction des personnages. Ils sont mal bâtis, incohérents, déprimés. Le voyageur, le fou et la femme laissent comprendre qu’ils ne croient pas en leur existence, qu’ ils doutent de leur propre identité. Ensuite, ce livre est un roman qui tourne à vide en raison du nombre restreint d’éléments fournis sur l’intrigue, qui est opaque et hermétique. Enfin, selon Bayard, la surenchère dans les procédés stylistiques (phrases brèves et elliptiques, répétitions) donnerait l’impression au lecteur de se trouver confronté à un pastiche, comme si la focntion première de ces personnages était de ressembler à des personnages de Marguerite Duras. Bref, ce livre a tout pour être un ratage esthétique. Selon ce critique, on assiste chez Duras à la fin des années 60 à une sorte de « crispation formelle » de l’écriture manifestée par une sorte d’autopastiche. C’est une forme d’abstraction et d’assèchement de l’écriture poussée aux extrêmes de sa logique qui fait que le lecteur atteint les limites du supportable. (Cf. Pierre Bayard, op. cit, p. 84) Bien plus, Pierre Bayard trouve aussi un facteur psychologique qui est responsable de ce ratage : l’excès d’isolation. (Op. cit, p. 96) C’est-à-dire les affects et les représentations sont tellement traités par élaboration qu’ils ont quasiment disparu et l’œuvre apparaît comme froide et distancié. A tout ceci s’ajoute les canons sépcifiques de la critique littéraire de l’époque, dont l’horizon d’attente est loin dêtre satisfait pas l’écriture répétitive et elliptique de Marguerite Duras. Pierre Bayard trouve pourtant quelques solutions pour redonner vie à L’Amour : changement de titre (un titre qui renvie à Lol), indication en tête du livre sur le fait que L’Amour est la suite du Ravissement.., notes en bas de page, références faites par les personnages à certains des lieux ou des personnages du roman précédent (fantasmes de la femme abandonnée, fantasme du deuil impossible etc.) (Cf. Pierre Bayard, op. cit., p. 146)

1393.

O.R.T.F.-Emissions vers l’étranger, Cella Minart, 11 février 1972

1394.

Le Monde, 21 janvier 1972

1395.

Ibid.

1396.

Ibid.

1397.

La Tribune de Genève, septembre 1972, Jean Vuilleumier

1398.

Le Monde, 21 janvier 1972

1399.

Ibid.

1400.

Feuille d’Avis de Lausanne, 24 avril 1972, Jean Pache

1401.

Cella Minart, O.R.T.F., émisssions vers l’étranger, 11 février 1972

1402.

Bulletin du Centre Protestant d’Etudes et de Documentation, n° 172, 12 septembre 1972, Mad. Fabre