La mobilisation de la critique

L’oeuvre de Duras n’a jamais été aussi critiquée et appréciée à la fois, comme elle l’a été pendant ce laps de temps des années 60. L’opposition des « pour » et des « contre » Duras est facilement observable et bien définie. Quelques phénomènes généraux intéressants sont à remarquer dans le processus de réception de Duras. Tout d’abord, ce qu’on peut remarquer surtout pour Le Ravissement et Le Vice-Consul, c’est une tendance de parler de ces livres en se rapportant aux succès littéraires que l’écrivain a remportés précédemment. C’est ce que nous pourrions appeler « une réception en référence ». En effet, Claude Roy dit du Ravissement de Lol V. Stein que c’est le plus beau roman, mais de l’auteur de Hiroshima et du Square. Pierre Demeron, écrit que l’auteur de Hiroshima et de Moderato cantabile, possède l’art d’émouvoir le lecteur, visible aussi dans Le Ravissement de Lol V. Stein. Avant de passer à l’analyse du Ravissement, Henri Brunschwig commence son article par louer la réussite exceptionnelle de L’Après-midi de Monsieur Andesmas. D’autres critiques parlent d’abord des succès durassiens dans le théâtre ou au cinéma. Qu’est-ce qui se cache derrière la critique en référence ? Il faut noter qu’elle n’apparaît pendant cette série littéraire que chez les défenseurs durassiens et pour Le Ravissement de Lol V. Stein (le plus souvent) et Le Vice-Consul.

Ce geste trahit, d’une part, la volonté du critique de persuader un éventuel lecteur - ayant entendu parler de Duras, mais n’ayant jamais rien lu d’elle – de la valeur de ce livre. Pour cela il faut faire référence aux succès durassiens. D’autre part, ceci fait penser à une surévaluation de l’œuvre qui, si elle a été une fois appréciée, doit le rester à jamais. A-t-on affaire ici à une valeur compensatrice des livres ? Les meilleurs couvrent-ils les défauts qu’on impute à d’autres ?

Ensuite, on peut constater que l’œuvre durassienne attire l’attention des périodiques les plus attentifs aux expérimentations littéraires contemporaines (comme Arts, Les Lettres françaises, par exemple), mais aussi des journaux moins sensibles aux innovations esthétiques, comme le note aussi Sophie Bogaert. 1403 Parmi eux, on peut citer Centre-matin, Les informations dieppoises, L’Ecole libératrice, Combat etc. Mais, ce qui est à souligner, c’est la même proportion de critiques négatives et d’éloges qu’on retrouve dans les deux catégories de périodiques. Ce fait est très significatif de l’image dont Duras jouit à l’époque aux yeux de la réception. Les articles de presse parlent d’elle comme d’un écrivain à la mode, qu’on attend d’un livre à l’autre, qui irrite, agace, mais qui plaît. Les critiques, eux-mêmes « ravis » par l’œuvre durassienne, ont des avis souvent opposés, ce qui prouve que les livres de cet auteur, surtout Le Ravissement et Le Vice-Consul, sont des objets peu maniables, qui résistent à l’analyse et se prêtent aux hypothèses les plus opposées. Certains articles, en mal d’outils critiques, renoncent à la rigueur de l’analyse pour lui substituer la métaphore mimétique ou le registre de l’irrationnel : on loue « l’ascendant poétique », le « charme incantatoire » 1404 de romans « envoûtants » 1405 . Jacques Parisse, pris par un « enchantement au sens étymologique », se déclare « furieux » d’être malgré lui enchaîné à une « action toute intérieure », sans pouvoir « résister à une sorte de délicieux engourdissement ». 1406

Pour Jacques Lacan, qui consacre un article entier, un hommage 1407 , au Ravissement de Lol V. Stein, il s’agit finalement de se « dépêtrer » du sens d’un roman qui agit comme une « mise en garde contre le pathétique de la compréhension » : « être comprise ne convient pas à Lol, qu’on ne sauve pas du ravissement » 1408 .

Après l’étude des articles de presse de cette période, on se rend compte que la critique entretient avec le texte durassien un rapport inhabituel, puisqu’il la pousse à inventer de nouvelles façons de confronter son discours à la parole romanesque. Face à de tels dispositifs, la critique n’a que deux alternatives : la fascination ou le rejet. Cette dimension passionnelle et tourmentée est la marque distinctive des relations qu’entretient Marguerite Duras avec sa réception du début des années 1960 jusqu’à sa dernière publication. A partir du Ravissement de Lol V. Stein, la réception de l’œuvre durassienne se définit donc par son caractère « essentiellement équivoque », tel que le définit à juste titre Sophie Bogaert 1409 , devant une matière littéraire où la candeur se mêle en permanence à la provocation.

Notes
1403.

Cf. Sophie Bogaert, Dossier de presse. «  Le Ravissement de Lol V. Stein » et « Vice-Consul » de Marguerite Duras, Editions de l’IMEC et 10/18, 2006, p. 23

1404.

Les Nouvelles littéraires, 27 février 1966

1405.

Coopération, 22 août 1964

1406.

Combat, 30 avril 1964

1407.

« Hommage fait à Marguerite Duras,du Ravissement de Lol V. Stein » par Jacques Lacan, paru dans lesCahiers Renaud -Barrault , Paris, Gallimard, 1965, n° 52, pp. 7-15, puis dans Marguerite Duras , Paris, Albatros, 1975, pp. 7-15

1408.

Cahiers Renaud -Barrault, décembre 1965

1409.

Sophie Bogaert, op. cit., p. 28