L’année 1980 représente dans l’œuvre de Marguerite Duras le retour à la vie qui est l’écriture de livres. Après dix ans de cinéma auquel Duras recourt pour combler le manque d’amour, la solitude et le vide de son âme par la compagnie de l’équipe de tournage, l’écrivain revient à la table d’écriture et s’enfonce volontairement dans le silence. L’écriture rend sauvage 1410 , dit-elle, et l’écrivain choisit d’être seule pour écouter ce qui est innommable et pour écrire sur l’impossible de la vie, qui reste à jamais inexplicable.
Duras se voit enfin recevoir la gloire et la consécration de la réception. Elle devient « mondiale » après le succès de L’Amant en 1984. L’écrivain veut que tout le monde le sache, c’est pourquoi elle aime parler de son génie à chaque occasion qu’elle a de se présenter sur les plateaux de télévision ou d’accorder des interviews. Son désir est accompli aussi par Yann Andréa, son compagnon, son éternel et impossible amour, qui ne la quitte jamais et qui contribue particulièrement à la publicisation de l’image de l’écrivain par les interviews qu’il accorde ou bien par les livres qu’il dédie à Duras : M.D. et Cet Amour-là 1411 .
Les événements majeurs de cette série littéraire sont le Goncourt de 1984 et le Prix Hemingway de 1986. En effet, le succès de L’Amant transforme radicalement la réception de l’œuvre de Marguerite Duras. Elle est lue désormais un peu partout et pas seulement par snobisme, gagnant même un public jusqu’alors rebelle à la lecture et tout à fait étranger aux livres réputés difficiles, comme le fait aussi remarquer Madeleine Borgomano dans un article de L’Arc. 1412 Une œuvre demeurée largement confidentielle pour les uns, considérée généralement comme ennuyeuse, voire illisible, semble devenir d’un coup accessible au plus grand public et presque trop facile. Duras surprend. Le lecteur est choqué même par la flexibilité de son écriture en permanent mouvement entre récits d’un érotisme insolent (L’Homme assis dans le couloir ou La Maladie de la mort) et livres à caractère romanesque confidentiel (L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord), en passant par les réflexions métaphysiques de La Pluie d’été et par la L’été 80, le plus beau livre peut-être de Duras, grâce à l’heureux mélange de journalisme, de conte et de récit d’un amour impossible, frôlant l’inceste, entre la jeune monitrice et l’enfant aux yeux gris.
Il faut mentionner aussi la présence de Duras, en invitée unique, à l’émission Apostrophes 1413 , de Bernard Pivot, qui a eu un grand impact sur ses lecteurs, mais aussi qui contribue à accroître la notoriété de l’écrivain. S’il n’est pas nouveau, le phénomène Duras prend pour l’année du Goncourt durassien des formes multiples que Libération du 28 septembre 1984 résume ainsi : Duras intronisée en seconde position sur la liste des best-sellers de l’Express, Duras béatifiée sur une pleine page du magazine américain Newsweek, Duras canonisée en direct au cours d’un Apostrophes, Duras sanctifiée enfin par un coffret luxueux édité par la cellule d’animation culturelle du Ministère des Relations Extérieures sous la responsabilité de Pascal-Emmanuel Gallet 1414 …Mais c’est surtout l’article que l’écrivain publie sur l’affaire Villemin qui marque le lectorat et dont la critique ne cesse jamais de se souvenir jusqu’à la mort de l’écrivain et même après. L’image de Duras reste ainsi très controversée et pourtant elle n’arrête pas de séduire et d’émouvoir ses lecteurs. Il n’est pas sans intérêt de rappeler que pendant cette dernière période de la création littéraire, on ose moins la critiquer et on l’apprécie même la plupart du temps. Comme elle est sûre de son succès, elle n’a plus rien à perdre et riposte parfois violemment lorsque quelqu’un essaie de nier la valeur de son écriture. La dispute qu’elle a avec Jérôme Lindon au sujet de la publication de son livre L’Amant de la Chine du Nord, et qui marque la rupture définitive de Duras avec les éditions de Minuit, en est une preuve sans conteste. Duras est à la mode et ne pas l’apprécier signifie ne pas suivre les grands mouvements de la critique et de la littérature de l’époque.
Après avoir tracé ces quelques repères, on se demande quel est le poids de ces regards critiques sur l’image de l’écrivain à l’époque. Dans quelle mesure ces événements contribuent-ils au succès de Duras écrivain ? Ou en quoi peuvent-ils y nuire ? Quelle image Duras laisse-t-elle en héritage aux lecteurs ? Les derniers Duras sont-ils différents du reste de la création littéraire de l’écrivain ? Constate-t-on des changements dans le rapport de l’écrivain à la critique ? Voici quelques questions qui peuvent améliorer le résultat de nos recherches sur la construction de l’image d’un grand écrivain fortement controversé à travers le rapport établi au fil du temps avec ses lecteurs auxquels tout écrivain doit la survie de son oeuvre.
Marguerite Duras, Ecrire, Gallimard, 1993, p. 28
Yann Andréa, M.D., Minuit, 1983 et Cet Amour-là, Pauvert, 1999
L’Arc, n° 98, 1985, Madeleine Borgomano, « Romans : La fascination du vide », p. 42
Apostrophes, entretien avec Bernard Pivot, Antenne 2, 28 septembre 1984
Marguerite Duras . Œuvres cinématographiques. Edition vidéographique critique. Edité et produit par Pascal-Emmanuel Gallet. Cellule d’animation culturelle du Ministère des Relations Extérieures. Coffret de cinq cassettes et d’un ouvrage imprimé, 1984