L’ « horlogerie de la répétition » 1451  : autopastiche et caricature

Certains des livres de Marguerite Duras, écrits pendant les années 80, ont été tenus en respect pendant trois, voire quatre ans. Dans cette perspective, Duras parle surtout de deux de ses livres, Les Yeux bleus cheveux noirs et Emily L. Le deuxième a été, selon ses propos, fortement condamné 1452 . Duras est étonnée que beaucoup de gens soient répugnés par l’importance du sexe dans Les Yeux bleus cheveux noirs, par exemple 1453 . Elle considère pourtant ce livre un peu « pesant », un peu « intello » 1454 , bien qu’il ait beaucoup plu à Jérôme Lindon qui le publie tout de suite, dans la journée… En revanche, l’écrivain dit de La Maladie de la Mort que c’est un livre « à part », comme La Pute de la côte normande. Mais le silence de la réception a à l’origine une toute autre raison. Ce qui a gêné la critique, et continuera de le faire tout au long de cette dernière série littéraire, ce sont les répétitions obsessionnelles des thèmes d’écriture. Quant à Emily L., l’accueil lui est plutôt favorable, contrairement à ce que dit Duras, sauf un article du journal Le Monde, qui hésite entre considérer le livre un nouveau Duras ou un autopastiche, ce qui « revient au même, et ne résout pas notre vieille perplexité : chiqué ou nouveauté vraie ? Maniérisme pompeux ou moments de génie ? » 1455 Cette question du génie durassien, dont l’écrivain n’hésite pas à parler publiquement, est attaquée plusieurs fois par la critique. Sa confiance exagérée en son « quasi-génie » 1456 aboutirait à des résultats parfois cocasses, tels les « dérapages syntaxiques de La Pluie d’été », comme le note Michel Braudeaudans Le Monde du 28 juin 1991 et au nouveau rythme du genre hip-hop de L’Amant de la Chine du Nord : « C’est un livre. C’est un film. C’est la nuit ». Sans oublier ce qu’on a dit sur les bavardages durassiens d’Ecrire. Duras manquerait de respect envers le lecteur. Elle l’insulterait par ses propos. « Il pleut de banalités dans Ecrire », titre Le Quotidien de Paris qui continue :

‘« Frôle-t-on le génie ? Doutons-en. Pour le moins c’est sincère. Duras ne cache pas son mépris pour les autres. C’est une attitude convenable chez un écrivain depuis longtemps ivre d’elle-même. » 1457

Un reproche semblable est fait à Duras à propos de L’Amant de la Chine du Nord, livre sur lequel on reviendra quelques pages plus loin. En effet, cet ouvrage trahit l’horizon d’attente d’un journaliste du Quotidien de Paris, qui ne peut pas cacher sa déception. En effet, ce critique déçu ne se laisse pas avoir par les « quelques belles phrases, malgré tout, nostalgie d’une époque où Duras faisait autre chose que du Duras et ne se pastichait pas elle-même jusqu’à la caricature. » 1458 Duras procèderait dans ce livre comme elle a toujours procédé depuis longtemps, constate Jérôme Leroy : par la répétition obsessionnelle des mêmes mots et des mêmes motifs. « Maladresses feintes qui ne sont, au bout du compte qu’une affectation précieuse, un maniérisme pour fin de siècle asthmatique. Gardons-nous simplement de confondre tout cela avec le style. » 1459 , peut-on lire dans la même publication en guise de conclusion et comme sérieux avertissement.

Parallèlement, il convient de rappeler ici l’article de Jérôme Garcin 1460 qui parle d’un autre aspect dans la réception de Duras. Il évoque avec nostalgie le temps où un nouveau livre de Duras constituait, non pas un spectacle médiatique, mais un événement littéraire. Les fidèles - une poignée de militants – la dévoraient, les allergiques – ceux qu’on nomme le grand public – l’ignoraient. Bien plus, dit le journaliste, être durassien cataloguait le lecteur dans les intellos purs et durs ; s’avouer anti-durassien le faisait passer pour un réactionnaire. Deux mondes se côtoyaient ainsi, deux parallèles que rien ne destinait àse croiser. Et pourtant, le croisement a lieu pendant les années du succès de L’Amant. Duras devient trop connue, trop accessible. On peut parler même d’un « avant L’Amant » et d’un« après L’Amant » quand Duras devient trop spectaculaire.

Notes
1451.

Cf. Christiane Blot-Labarrère, « Dieu, un mot chez Marguerite Duras ? », dans Dieu Duras et l’écrit, (Actes du colloque de l’ICP sous la direction d’Alain Vircondelet), Ed. du Rocher, 1998, p. 189 Voir au même sujet de la répétition chez Duras l’article d’Alain Vircondelet, « Marguerite Duras, libre et captive », op. cit., p. 140 En effet, Vircondelet attire l’attention sur le fait que, pour Duras, la répétition des mêmes signes et des mêmes motifs confirme la qualité la qualité d’écrivain de quelqu’un, qui consiste à rester fidèle à son fil originel.

1452.

Magazine Littéraire, juin 1990, p. 24

1453.

Ibid.

1454.

Libération, 4 janvier 1983

1455.

Le Monde, 23 octobre 1987, “N’y aurait-il de paradis que perdu?”

1456.

« Le rap de Marguerite », par Michel Braudeau, Le Monde, 28 juin 1991

1457.

Le Quotidien de Paris, n° 4315, 29 septembre 1993, « Duras bavarde », par B.S.V.

1458.

Le Quotidien de Paris, 3 janvier 1990, « Marguerite Duras : symboliquement, forcément symbolique », par Jérôme Leroy

1459.

Ibid.

1460.

« Duras, forcément » par Jérôme Garcin, Le Provençal, 30 juin 1991