L’inespéré Goncourt 1984 : la fête dans la rue

On est en 1984. Duras offre à Minuit L’Amant pour la publication. C’est un livre considéré par la plupart de la critique comme un récit autobiographique, quoique l’écrivain dise avoir fait un livre sur l’écriture. L’arrivée de L’Amant a été perçue par le grand public comme un important événement. Décrivons d’abord l’atmosphère du Prix Goncourt, telle qu’on peut la lire dans les journaux, afin de mieux comprendre l’accueil fait à ce livre par une partie de la réception. Duras n’oublie jamais que l’année 1984 représente pour elle un grand succès littéraire, ainsi que beaucoup d’argent. C’est la fête dans la rue. Elle raconte avec fierté au Nouvel Observateur en 1986 : 

‘« Les camions bourrés de bouquins arrivaient dans la nuit aux Editions de Minuit et les gens sortaient aux fenêtres. “Qu’est-ce que c’est ? C’est le débarquement ? – Non, c’est L’Amant. – Ah bon, on se couche !” Ça a sauvé une imprimerie en faillite à Alençon… Je ris parce qu’un Goncourt à 70 ans, c’est curieux quand même. » 1461

Pourquoi Duras dit-elle d’elle-même que c’est curieux un Goncourt à 70 ans ? Ne se fait-elle plus confiance, elle, qui a tellement travaillé à son image au fil du temps et qui s’aime à la folie ? Ou peut-être que le silence de la critique, surtout pendant les années précédant le prix littéraire, lui a fait perdre tout espoir de reconnaissance critique ? On se rappelle que l’écrivain avait failli avoir le Goncourt en 1950 avec Un Barrage contre le Pacifique, mais un « type » du Figaro a écrit ces mots dont Duras ne cesse jamais de ressentir l’amertume : « Nous ne donnerons pas le Goncourt à une communiste ». 1462 Elle a ainsi été vouée « au martyre » en raison de ses propos anticolonialistes.

Libération 1463 , grand amateur de spectaculaire lorsqu’il s’agit de Duras, est aux côtés de l’écrivain lors de tous les grands événements qu’elle traverse. Elle a sa place réservée dans les pages de cette publication. C’est le 13 novembre 1984, place Gaillon à Paris. On n’entend dans la rue que « Vive Marguerite ». Le personnel de Textiles Craft a fixé une banderole « Vive Marguerite » à la fenêtre de l’immeuble en face du restaurant. Bernard-Henri Lévy (Le Diable en tête, Grasset) et Poirot-Delpech (L’été 36, Gallimard) sont les favoris d’un groupe d’étudiantes en librairie qui « poireautent » sur le trottoir 1464 . Dans le salon n° 14, photographes et caméramans attendent Nourissier qui doit annoncer le résultat du scrutin. Outre les éditeurs et la critique, le public est assez âgé. « Le Prix Goncourt 1984 a été attribué à Marguerite Duras pour son livre L’Amant », annonce-t-on enfin. On apprend ensuite que Duras a gagné au troisième tour de scrutin 1465 , contre trois voix à Poirot-Delpech et une pour Lévy 1466 . Dans la salle d’à côté, des confrères de Duras expriment leur joie et admiration pour Marguerite. Edmonde Charles-Roux commente : « Je suis très heureuse, Duras est universellement reconnue ». Tournier s’attarde et ne cache pas qu’il a voté pour L’Amant. Ni Lindon, ni Duras ne sont sur place. L’éditeur, qui apprend la bonne nouvelle à la radio, n’y croit pas. Il appelle l’écrivain à Trouville pour lui dire le résultat. Il avoue à Libération sa joie et son étonnement face au choix du jury du Goncourt :

‘« C’est la première fois que le Goncourt couronne un livre de Minuit, je pensais que la série noire allait continuer. Marguerite l’a déjà mérité cent fois mais ce n’est pas une raison pour ne pas lui accorder maintenant. L’Amant connaît un grand succès et je me réjouis que, grâce à ce livre, la véritable littérature touche au grand public. Ce n’est pas seulement une question d’ordre financier. Le résultat est inespéré mais nous n’allons quand même pas fêter ce Goncourt comme s’il s’agissait du 14 juillet. Je crois que Marguerite est de mon avis. » 1467

Si Lindon considère que Duras méritait déjà ce prix, pourquoi alors dire que le résultat est inespéré ? Son étonnement exprime en effet un certain manque de confiance vis-à-vis d’un auteur trop hermétique ou trop difficile d’accès, comme l’on appelle Duras. Si l’écrivain connaît le succès, c’est peut-être parce qu’elle a changé dans la manière d’écrire. Lindon annonce dans ses propos le grand changement dans le rapport de Duras à sa réception : l’écriture durassienne devient accessible au grand public. Désormais, tout le monde pourra la lire. Mais est-ce vrai ? Duras a-t-elle changé ? Si l’on écoute ses explications dans la presse, elles sont plus que choquantes. Ce succès devient fatiguant pour elle, qui n’a pas écrit ce livre pour connaître le grand succès littéraire, comme elle l’avoue à Libération. Elle dit :

‘« Je l’avais écrit malgré moi d’abord. Parce que je voulais parler dans ce livre-là de choses à propos desquelles j’avais déjà écrit. Puis l’envie de l’écrire a été plus forte que la peur des redites et de l’ennui du lecteur. C’est peut-être la première fois de ma vie que je me suis dit : Le lecteur va être en colère contre moi. » 1468

Duras explique le grand succès de L’Amant par son cinéma. Elle dit qu’après dix, quinze ans sans avoir la moindre critique, c’est grâce à ses films qu’elle reçoit ce prix littéraire. A son avis, ses films parlaient pour ses livres, ainsi que les interviews qu’elle faisait des autres. En effet, elle veut dire qu’elle n’a changé en rien :

‘« Je n’ai jamais changé, sans doute par orgueil, j’ai été assurée d’exister très vite, et je le répète, je me suis fait confiance totalement, comme je faisais confiance à mes lecteurs. » Elle souligne que son œuvre est construite dans « une unité véritable » 1469 . ’

Duras n’a plus peur d’écrire, ni de parler. Bien plus, elle dit que la critique s’est trompée au sujet de l’Amant, qui n’est en rien autobiographique. Il fait partie de son œuvre en égale mesure que les livres du « cycle indien » sans lequel le Goncourt 1984 n’aurait pas existé. L’Amant est son livre sur l’écriture. S’il a été lu, c’est parce que les livres qui le précèdent ont fait leur œuvre, explique Duras, auprès de quelques milliers de lecteurs, mais « qui se trouvaient être des grands lecteurs ». 1470 Ce rapport de réciprocité entre les livres anciens, les films, les lecteurs et l’Amant serait à l’origine de son succès.

Yves Laplace rejoint les propos durassiens concernant la contribution des autres livres à la réception de L’Amant. Pour une fois, note-t-il dans son article de 24 heures 1471 , ce n’est pas la production de tel ou tel éditeur (Gallimard ou Grasset) qui est primée. Les Editions de Minuit s’effacent devant les auteurs qu’elles publient. Ce n’est pas non plus un livre qui répondrait à la demande d’un grand public de circonstance. Laplace met le grand succès de L’Amant au compte de la mémoire des lecteurs : « Oui : ce Goncourt appelé à connaître un immense retentissement est le Goncourt du silence et de la mémoire » 1472 . A son avis, ce livre n’est pas un « récit qui porte d’abord sur l’enfance et la mère, les frères, l’amant, la jeune fille blanche de Saigon où l’on a reconnu Marguerite Duras. Nous ne serions ici qu’à la surface des choses. Mais c’est un récit sur l’accès au désir et à la langue, sur la passion de l’écriture – à la fois silencieuse et mortelle » 1473 . Tout d’un coup, un nouveau public se constitue, selon ce critique, dans la respiration même d’une lecture retrouvée. Et l’Académie Goncourt vient d’en prendre acte.

Notes
1461.

Le Nouvel Observateur, 14-20 novembre 1986

1462.

Ibid.

1463.

Libération, 13 novembre 1984, « Les Goncourt aimaient L’Amant de Duras », Jean-Marc Parisis et Marianne Alphant

1464.

Ibid.

1465.

Le Monde, 13 novembre 1984, « Les prix littéraires. Au secours de la victoire », par Jo. S.

1466.

Libération, 13 novembre 1984

1467.

Ibid.

1468.

Libération, 13 novembre 1984

1469.

Ibid.

1470.

Ibid.

1471.

24 heures, 13 novembre 1984, « Le Goncourt du silence » par Yves Laplace

1472.

Ibid.

1473.

Ibid.