L’Amant, un livre sur l’écriture

« Le vrai sujet d’un écrivain, c’est son écriture » 1474 , dit Duras dans une interview qu’elle accorde au Nouvel Observateur au sujet du Goncourt 1984. Duras y raconte à la première personne et sans précaution d’usage, comme le note Jérôme Garcin 1475 , son enfance à Saigon et son premier amour pour celui qu’elle appelait « le Chinois ». On dit que Duras s’inscrit avec ce livre dans un courant propre à la littérature française des années 80, qu’un journaliste américain a appelé « La nouvelle autobiographie ». 1476 La Libre Belgique écrit qu’avant L’Amant, il y eut Enfance de Nathalie Sarraute, chez Gallimard, Le Miroir qui revient d’Alain Robbe-Grillet, aux éditions de Minuit, Portrait du Joueur de Philipe Sollers (Gallimard). Pourtant, l’auteur de l’article sur le « biographisme » durassien écrit que cette « nouvelle autobiographie » ne serait autre chose pour l’écrivain qu’une manière de se mettre en scène comme personnage de fiction, tout en jouant sur un interminable « mentir-vrai ». Le but de l’écrivain n’est plus de raconter de façon linéaire les événements de sa vie, mais de procéder par fragments, en zig-zag. Duras affirme d’ailleurs que l’histoire de sa vie n’existe pas. Malgré ceci, Bertrand Poirot-Delpech, qui ne manque aucune occasion pour attaquer Duras, ne croit même pas une seconde à ce changement en « épopée, en mythologie » du passé intime de Duras :

‘« C’est évidemment faux. Elle n’a cessé de raconter l’Indochine des années 30, la mère folle, le frère avachi, l’éveil des sens comme une mousson, le désespoir noyant le tout sous une boue de Mékong. » 1477

Et pourtant, on peut se demander avec Nicole Casanova :

‘« Qui attendrait de Marguerite Duras un récit aux structures romanesques classiques ? Disons peut-être que sa vie est construite comme certains de ses films : un jaillissement d’images très puissantes. Et une voix off, ses livres. » 1478

Duras raconte d’ailleurs la construction du livre dans un entretien au Nouvel Observateur. Elle l’a écrit sans jamais essayer de trouver une correspondance plus ou moins profonde entre les éléments qui le composent. Elle a laissé opérer cette correspondance à son insu. Elle l’a laissée faire. Duras affirme :

‘« L’épreuve d’écrire, c’est rejoindre chaque jour le livre qui est en train de se faire et de s’accorder une nouvelle fois à lui, de se mettre à sa disposition. S’accorder à lui, au livre. L’histoire de votre vie, de ma vie, elles n’existent pas. Le roman de ma vie, de nos vies, oui, mais pas l’histoire. C’est dans la reprise des temps par l’imaginaire que le souffle est rendu à la vie. J’ai su plus tard que ce n’était pas moi maintenant qui avais alimenté le livre ni trouvé l’ordre de son déroulement, c’était en moi. Quelqu’un que je croyais ne plus connaître et que j’avais laissé faire. Pour tout vous dire, je crois qu’il n’y a pas de grand roman ni de roman véritable en dehors de soi. C’est moi, l’histoire. » 1479

On dit que L’Amant, de par son allure autobiographique, comble un public qui a toujours aimé connaître la vie privée des écrivains, mais qui a « besoin aujourd’hui plus que jamais de légendes, de figures. Ces nouvelles autobiographies sont avant tout des mythologies. L’auteur est le dernier mythe possible à notre époque. Marguerite Duras l’a bien compris qui a bâti une large part de son œuvre littéraire et cinématographique sur son passé en Indochine ». 1480 L’horizon d’attente des lecteurs de l’époque est-il borné à une simple curiosité sur la vie privée des écrivains ? Ne serait-il pas trop réducteur de dire que le succès de l’Amant vient de la satisfaction que Duras aurait donnée aux lecteurs en écrivant sur elle-même ?

Ou peut-être vaut-il mieux laisser Duras dire dans quel sens l’objet de son livre est l’écriture. Il faut dire qu’à l’occasion de l’obtention du Prix Goncourt, l’écrivain accorde beaucoup d’interviews aux journaux qui se précipitent autour d’elle pour lui arracher des aveux les plus inédits. On constate que Duras reste fidèle à ses propos et ce qu’on lit dans une interview, elle le dira à tous les autres interlocuteurs. Duras explique dans l’interview parue dans Le Nouvel Observateur 1481 à l’occasion du Goncourt, pourquoi le seul objet de L’Amant est l’écriture. Elle en parle aussi à Libération, dans un entretien avec Marianne Alphant 1482 . L’écrivain avoue avoir écrit ce livre par l’envie de lire un livre d’elle, de faire un livre et de le lire. Elle dit l’avoir écrit vite, tout en ayant découvert « l’écriture courante » :

‘« J’ai eu le sentiment d’écrire. Dans les autres livres je crois que je cherchais à écrire. Là j’écris. Je ne cherche plus à écrire, je le fais. Maintenant que le livre commence à s’éloigner de moi, je vois que je mets en danger toute cette fatuité vocabulaire qui fait trop souvent les livres de maintenant illisibles, morts. J’ai envie de me retrouver avec le deuxième tome. Je vais faire deux livres de ça ou trois. Il a raison Stendhal : interminablement, l’enfance. » 1483

On lui a demandé de sous-intituler son livre « roman ». Duras refuse tout en préférant la « sécheresse du blanc » 1484 . C’est au lecteur de dire s’il s’agit d’un roman ou d’autre chose. La lecture, dit Duras à Marianne Alphant, c’est le roman. Quand elle se produit, rien ne peut se comparer à cette lecture-là, elle est miraculeuse, car, à l’en croire, par la lecture, on recrée le livre, on le réécrit. Duras avoue même la peur qu’elle a ressentie au moment où elle avait décidé d’écrire L’Amant. C’est la peur de ne pas recommencer Un Barrage contre le Pacifique. Un jour, l’envie d’écrire a été plus forte que la peur. Elle a fait un nouveau livre. Un Barrage contre le Pacifique est un autre livre, dit-elle, héroïque, superbe, mais raconté. L’Amant, au contraire, est écrit :

‘« Ecrire, qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est que cette route parallèle, cette trahison fondamentale de tous et de soi. Qu’est-ce que c’est que cette nécessité mortelle ? J’ai l’impression que je me suis emparée de tout et que je l’ai orbité. C’est-à-dire que j’ai mis le tout de moi à la vitesse extérieure. C’est le tout qui est particulier. Ce ne sont pas les incidents relatés qui me sont arrivés, ou moi-même, ou cet amour, ou ce frère qui sont particuliers. C’est le tout de ça qui est particulier, l’ensemble de ces choses ; de cette saison, de ces sentiments, de ces nuits fabuleuses, de cette douleur, de cette ignorance. Quand je parle de mon amant, je ne dis pas que je revois son visage, je dis que je revois le visage et que je me souviens du nom. C’est rendu à l’extérieur. A vous. Je vous le donne. Et cette nuit vous ne dormirez pas d’amour pour lui. Même l’ambiguïté vous la reconnaîtrez, vous saurez. » 1485

On peut bien remarquer dans ses propos comment Duras continue à écrire son livre, qui n’est jamais fini. Elle extériorise les faits relatés, les éloigne volontairement d’elle, de sa vie, pour les projeter dans le mythe. C’est au lecteur de réécrire l’histoire. Peut-être que si la critique parle d’un changement dans l’écriture de L’Amant par rapport aux autres livres durassiens, c’est parce que ce livre « prend la distance incalculable de la simplicité », comme l’affirme l’écrivain-même dans un autre entretien paru dans Le Matin. 1486 En effet, Duras dit que son écriture est la même que celle d’avant L’Amant, mais que là elle est allée sans plus avoir peur. Duras dit en avoir fini avec la peur en écrivant La Maladie de la mort et L’Amant. Ces livres sont écrits dans un style « physique » 1487 qui la sépare de la littérature de ses contemporains et qui lui a assuré le succès auprès des lecteurs. Elle dit aussi avec fierté que L’Amant est l’ouvrage de l’année qui a été le plus lu jusqu’à la dernière page.

Notes
1474.

« Duras toute entière… », Le Nouvel Observateur, 14-20 novembre 1986, « Entretien avec un écrivain au-dessus tout Goncourt », propos recueillis par Pierre Bénichou et Hervé Le Masson

1475.

« Duras, forcément », par Jérôme Garcin, Le Provençal, 30 juin 1991

1476.

Cf. « L’Amant de Marguerite Duras ou le triomphe du “biographisme”’ », La Libre Belgique, n° 220 du 8 août 1985

1477.

« L’attention incomparable des gens qui n’entendent pas ce qu’on dit », par Bertrand Poirot-Delpech, Le Monde, 31 août 1984

1478.

« Le film d’une vie en noir et blanc », par Nicole Casanova, in Le Quotidien de Paris, 18 septembre 1984, p. 18

1479.

« L’inconnue de la rue Catinat » entretien de Marguerite Duras avec Hervé le Masson, Le Nouvel Observateur, 28 septembre 1984, p. 92

1480.

La Libre Belgique, op. cit.

1481.

Voir « L’inconnue de la rue Catinat », propos recueillis par Hervé le Masson dans Le Nouvel Observateur, 28 septembre 1984

1482.

« Duras à l’état sauvage », entretien réalisé par Marianne Alphant, Libération, 4 septembre 1984

1483.

Ibid. Voir aussi « Marguerite Duras : Ce qui arrive tous les jours n’arrive qu’une seule fois », propos recueillis par Gilles Costaz, in Le Matin, 28 septembre 1984

1484.

Ibid.

1485.

Ibid.

1486.

« Marguerite Duras : Ce qui arrive tous les jours n’arrive qu’une seule fois », propos recueillis par Gilles Costaz, in Le Matin, 28 septembre 1984

1487.

Duras appelle « style physique » ce style de « laisser-aller, d’abandon, de “beau d’abandon”, d’indifférence profonde devant la critique, de retrouvailles avec l’enfance, avec le parler des enfants, des femmes, et le parler populaire, ce parler aussi des régions frontalières du monde. » Cf. Libération, 13 nov. 1984