« Du Duras » dans les Monoprix et autres hypothèses du succès durassien

Avec la publication de L’Amant, la presse attire l’attention sur le « grand événement » qui se produit dans la vie de Duras-écrivain et de sa réception : l’entrée de « l’auteur de Détruire dit-elle dans les Monoprix !» 1488 Cette affirmation dévoile le profond mécontentement du critique Jérôme Garcin vis-à-vis de l’extension du champ de lecture de l’œuvre de Duras. Il poursuit :

‘« La petite étoile bleue des Editions de Minuit brillait dans le métro, les trains, les autobus, et même les avions matinaux des hommes d’affaires ! Plus d’un million d’exemplaires vendus et puis le Goncourt, et puis le Prix Hemingway ! » 1489

Garcin évoque l’ampleur de l’événement par des mots énormes qui expriment sa profonde déception. L’ex-égérie des féministes et des communistes était portée par une foule de lecteurs en délire qui faisaient d’elle une star. « Un grand écrivain populaire » 1490 , titre Le Figaro qui dédie à Duras, sous la plume de Michel Nuridsany un petit article dithyrambique. Pendant quatre ou cinq années, il ne fut alors plus question que de l’auteur de L’Amant. Impossible d’ouvrir un journal ou une télévision sans tomber sur elle. Duras prend en mains l’affaire Grégory, rappelle Garcin, et déclare sublime, forcement sublime Christine Villemin, en 1985. Elle apostrophe Mitterrand sur l’immigration et chante les louanges de Reagan. Duras se déchaîne partout contre les « chiens de communistes » 1491 . Elle accuse Sartre à la télévision d’avoir été un « milliardaire nul ». Elle raconte que, dans les cocktails, de jeunes hommes « se branlaient » contre son corps. « Ce n’étaient plus des déclarations », dit Garcin, « c’était un festival. » Voici pourquoi Garcin dit qu’on « était gêné pour elle ». 1492 Duras reste la même au fil du temps : impudique, directe et sans réserves dans ses propos et son écriture.

Si Duras ne change pas, alors qu’est-ce qui explique le Goncourt offert après quarante ans d’activité littéraire de l’écrivain ? Pourquoi ne lui a-t-il été décerné plus tôt ? « Comment expliquez-vous que les Goncourt vous aient donné ce prix qui semble en contradiction complète avec leurs habitudes ? » provoque Libération. La réponse de l’écrivain ne se laisse pas attendre et arrive sans hésitation pour dévoiler un fait évident : la critique a changé : « C’est un fait politique. Les Goncourt m’ont donné ce prix parce qu’ils ont cru qu’il était possible de me le donner. Parce qu’ils n’ont pas trouvé de raison de me le refuser. » 1493 Cette réponse assez provocatrice est un vrai défi, un gant jeté par l’écrivain à la critique. C’est comme si Duras voulait prendre sa revanche sur les années du silence de la réception. Ses mots, qui affichent une indifférence apparente envers l’attention accordée par la critique, cachent en effet l’orgueil démesuré de la dernière Duras, comme si cette reconnaissance, venue si tardivement, lui était maintenant indifférente. En 1968, Duras s’acharne contre les jurys des prix littéraires qui empêchent qu’une œuvre vive et rêve d’un jury de contestation pour ne distribuer que des blâmes non pas aux livres, mais aux juges :

‘« S’il existait un jury de contestation, j’y entrerais. On peut rêver d’un jury qui ne distribuerait aucune récompense mais seulement des blâmes et pas aux livres mais à leurs juges, à la critique et aux autres jurys. Un livre, comme un individu adroit à la vie, à une destinée, disons. Mais le juge qui s’emploie à forcer cette destinée – dans tous les cas – est doté d’une responsabilité dont il n’a à rendre compte à personne. C’est là la monstruosité. » 1494

Elle veut dire en fait que l’obtention de ce prix lui est indifférente, car de toute manière elle connaît la valeur de son écriture. Elle dit que le Goncourt était devenu un prix d’encouragement à une certaine littérature qui concernait juste les récits de jeunes. Les derniers mots qu’elle dit à Libération, lors de l’entretien du 13 novembre 1984, parachèvent l’image « narcissique » de l’écrivain dont la presse n’hésite pas à relever l’arrogance. Mais aussi, l’écrivain est en train d’annoncer la victoire de celle « qui fait la littérature », comme elle s’autoproclame dans son dernier livre, C’est tout, sur le raisonnement vieilli de la critique littéraire. C’est la victoire des livres dont le seul objet est l’écriture, comme c’est le cas de L’Amant :

‘« M. D. : Tout d’un coup, je crois qu’ils se sont dit : “Pourquoi ne donnerait-on pas le Goncourt au livre qui mérite le Goncourt ?” Les gens inaugurent des conduites nouvelles parce qu’il y a une incitation à des comportements nouveaux. Ils font comme le gouvernement. Tout le monde essaie d’imiter Mitterrand, c’est-à-dire de faire à sa guise, selon soi, et ce dans tous les domaines, y compris dans des domaines aussi retranchés et décalés de l’actualité que le Goncourt. Mais après avoir dit ça, l’année prochaine, je suis sûre de ne pas l’avoir.’ ‘Libération : Alors toujours cette insolence renommée ?’ ‘M. D. : Toujours, oui. Mais vous confondez, c’est un narcissisme. » 1495

D’où vient donc le désarroi de la critique ? Du grand succès de l’auteur auprès du grand public ? De la mise en scène de l’auteur-même, perçue comme un « crime impardonnable pour les durassiens pur sucre qui s’estiment trahis, refusant de partager avec la tourbe scélérate des lecteurs moyens une oeuvre dont ils étaient jusqu’alors les seuls destinataires. », comme on peut le déduire de l’article du Provençal 1496  ? Pour les « fan’s » du Ravissement de Lol V. Stein, c’est « du chinois » et pour les « accros », « un regrettable dérapage de l’auteur de Moderato cantabile », écrit le même critique pour manifester sa réserve qu’il a au sujet de L’Amant. Pour lui, le Prix Goncourt décerné à cet écrivain de 70 ans n’est qu’un « gag qui ne fera qu’achever de déconcerter » les admirateurs de la « madone des intellos » 1497 .

Comment la presse de 1984 s’explique-t-elle le succès rapide et imposant de ce livre ? Les opinions sont divisées entre des propos élogieux et d’autres qui visent la déconstruction de l’image de l’écrivain. D’abord, on dit que le succès du livre a surpris les Goncourt dès les premières semaines de septembre 1984. Ce plébiscite a fait rentrer Marguerite Duras sur la short list des derniers nominés. Dès lors, il n’était plus question de donner le prix à Michèle Perrein ou à Bertrand Poirot-Delpech. De toute façon, les Goncourt n’échapperont pas au reproche qui leur sera fait de récompenser bien tardivement un talent dont le Figaro Littéraire disait déjà le 23 septembre 1950 : « Il n’est pas possible, au moment où commence la saison des Prix que Barrage contre le Pacifique ne paraisse - ou ne réapparaisse - et ne brille à la lumière des premières réflexions. » 1498 Est-ce parce que Duras rompt avec l’héritage réaliste et naturaliste qu’elle se voit refuser ses livres ?

‘« Nous sommes les descendants du réalisme et du naturalisme. Il faut juger en fonction de cet héritage. On est évidemment confronté à l’écueil de l’académisme et on ne l’évite pas toujours. C’est parce qu’ils rompent avec l’héritage que des chefs-d’œuvre sont parfois rejetés. On peut féliciter les Goncourt de faire cette année une entorse à la tradition en récompensant une œuvre éloignée de cet héritage. » 1499

Le temps de la réflexion fut long : trente-quatre ans. En 1984, lorsque Duras est désignée gagnante, il y a des voix qui expliquent le succès par des raisons techniques : un fort tirage de départ, une grosse couverture médiatique, un engagement personnel important de l’auteur qui répondra avec un grand plaisir à l’invitation de Bernard Pivot. 1500 On a aussi expliqué ce succès par des raisons sentimentales : nostalgie de l’enfance, comme chez Sarraute en 1983, nostalgie de Saigon, de la Cochinchine, des grandes villes perdues. Quoi qu’il en soit, on s’aperçoit soudain que Duras existe. « Des montagnes d’a priori s’effondrent. Les nouveaux lecteurs de Duras découvrent un auteur au style limpide (et facile à lire) alors qu’ils le croyaient souvent difficile, prétentieux et hermétique. » 1501

Mais l’origine du triomphe de Duras est certainement ailleurs et Libération paraît en avoir saisi le sens : « Les journalistes, les éditeurs, les libraires et les lecteurs avaient besoin d’un événement, d’un succès qui brouille les pistes de l’actuelle médiocrité et rassure tout le monde sur l’état général de la littérature. Ce fut Duras. » 1502 En couronnant Duras pour ce livre, le président de l’académie Goncourt de l’époque, Hervé Bazin, situe Duras « plus proche du Nobel que du Goncourt » 1503 , vu la notoriété internationale acquise par l’écrivain. « Peut-être n’avait-on pas connu, depuis que Sartre refusa le Nobel, d’événement littéraire aussi considérable » 1504 , écrit Yves Laplace dans 24 heures, qui voit, lui aussi, dans l’attribution du Prix Goncourt à Marguerite Duras un tournant dont la portée échappe « sans doute aux jurés eux-mêmes » 1505 . Ce n’est pas seulement un beau livre qu’on couronne, à son avis, « c’est l’idée même de littérature, telle qu’elle a été conceptualisée par les modernes, qui se trouve rétablie. » 1506

Le Goncourt 1984 est donc censé changer la perception sur la littérature, tant de la critique que du simple lecteur. Il faut apprendre à lire Duras ou bien il faudrait dire qu’il est temps de vouloir découvrir, par la lecture, un auteur réputé difficile, mais qui ne cesse d’inviter le lecteur dans cette aventure. Duras le fait 1985, lorsqu’elle donne des consignes pour la lecture de La Douleur où l’on trouve des « textes sacrés », et en 1986, quand elle écrit dans la prière d’insérer des Yeux bleus cheveux noirs une invitation directe au lecteur de la lire. « Rien ne remplace la lecture d’un texte », écrit-t-elle aussi à la fin de La Maladie de la mort 1507 , en 1982.

Notes
1488.

Jérôme Garcin, « Duras, forcément », Le Provençal, 30 juin 1991

1489.

Ibid.

1490.

« Un grand écrivain populaire » par Michel Nuridsany, Le Figaro, 13 novembre 1984

1491.

Ibid.

1492.

Ibid.

1493.

Ibid.

1494.

Interview de M. Duras dans L’Archibras n° 2, 1968, par Jean Schuster. Republié en 72 dans Marguerite Duras (Seghers)

1495.

Libération, 13 novembre 1984

1496.

Le Provençal, 19 janvier 1992, « Un million et demi de lecteurs » par J. Contrucci

1497.

Ibid.

1498.

Figaro Littéraire, 23 septembre 1950

1499.

Le Monde, 13 novembre 1984, « Au secours de la victoire », par Jo. S.

1500.

Libération, 13 novembre 1984

1501.

Ibid.

1502.

Ibid.

1503.

Le Monde, 13 novembre 1984, « Au secours de la victoire », par Jo. S.

1504.

24 heures, 13 novembre 1984, « Le Goncourt du silence » par Yves Laplace

1505.

Ibid.

1506.

Ibid.

1507.

Marguerite Duras, La Maladie de la mort, Minuit, 1982, p. 59