L’admirable et l’enviable Marguerite Duras

Outre les débats autour de l’attribution du prix à Marguerite Duras pour L’Amant, la presse de l’époque abonde en articles dithyrambiques, car l’accueil du roman par la réception est plutôt favorable. Les journaux consacrent à Duras des pages entières avec des articles écrits par des noms prestigieux de la critique littéraire et du monde journalistique, à l’exemple de François Nourissier, Marianne Alphant, Claude Roy, Rinaldi, Michel Nuridsany, Poirot-Delpech, sans oublier ici l’émission télévisée Apostrophes, où Duras est l’invitée unique de Bernard Pivot comme seuls l’ont été Soljenitsyne, Nabokov, Yourcenar et Albert Cohen 1508 .

Admirable, Duras ? Qu’est-ce qu’on a aimé le plus dans l’Amant ? « Il y a là comme un vertige du manque » 1509 , écrit Michel Nuridsany dans un article qui salue en L’Amant un texte d’une « beauté poignante, terrible et douce. Un des plus beaux livres de Marguerite Duras ». On n’hésite pas à le comparer aux grandes œuvres durassiennes, dont le Ravissement de Lol V. Stein en particulier. Dans cet admirable livre, tel que le voit Nuridsany, le souvenir se nourrit d’un ressassement des figures, des actes et des mots pour convoquer le souvenir dans l’écriture, qui est l’origine de l’apparente répétition des thèmes chez Duras. On dit que Duras n’écrit pas : elle chante ou plutôt elle psalmodie. Ce livre-là, plus que tout autre, traversé par ce cri de jouissance est une longue plainte où la scansion même manifeste la douleur. C’est une écriture « du désastre », gonflée d’émotion, haletante, le plus souvent incantatoire, inimitable, bouleversante 1510 .

Nombreux sont les auteurs d’articles qui ont trouvé à l’occasion les mots les plus élogieux, les plus touchants, les plus expressifs, bref, des superlatifs, pour dire leur admiration de la petite musique durassienne. Tel est Dominique Bona, qui parle de cette prose « sobre, musicale et pudique » qui est à Duras « depuis toujours » et qui prend la forme de phrases courtes qui disent tout par l’ellipse 1511 . Jean-Marie Rouart, du Quotidien de Paris, avertit contre le danger et le ridicule d’imiter « cette prêtresse des mots», prise dans le « vertige de la destruction », qui aime les titres obsédants et qui reconquiert dans l’imaginaire toutes les provinces perdues dans la réalité 1512 . Plongé au « cœur de la Durasie » 1513 , Claude Roy se laisse ravir par l’ « imprécise sensation de délire » que lui inspire l’écriture de Marguerite Duras, « sorceresse » des personnages de sa « tribu natale », qu’elle fait revenir sans « donner une seule seconde le sentiment du déjà entendu, du déjà lu ». L’Amant est encore vu comme « du dernier cri » de l’un des plus grands écrivains vivants, comme Denis Roche appelle Marguerite Duras. Ce critique parle d’une certaine influence de Duras sur la littérature de l’époque, dont les titres des livres résonnent encore. Il écrit dans Le Matin des Livres : « Brisée, assurée, pathétique, la littérature c’est la voix de Marguerite Duras : celle d’India Song, celle du Camion, celle que j’entends au téléphone comme si c’était depuis toujours, celle de l’Homme atlantique. Dans L’Amant, on entend sa voix dans chaque phrase, à la fois son souffle et son timbre, son corps souffrant et l’ambre, ses blancs et ses chemins. » 1514 On évoque ici les ressources du « sublime art du souvenir » de Duras qui se retrouvent dans la consultation de photos. On met en exergue la finesse artistique de Duras de transformer le visuel en écriture. Le sujet du livre est le rejet, le silence des photos, le meurtre déguisé et différé de l’écriture, la mère qui n’entend pas que sa fille veut écrire, l’arrachement, l’effondrement, la mort, la fuite, la défiguration, la peur, la mort (« Je suis devant la porte fermée », dit l’écrivain). « C’est peu de dire que L’Amant est un chef-d’œuvre. De tels livres sont l’honneur de notre art. » 1515 , conclut Denis Roche. Elle a raison donc Danièle Brison de pousser un cri d’étonnement et de déception à la fois devant une si petite récompense qu’est le Goncourt pour un « Ecrivain » d’une telle valeur. On remarque ici les majuscules de la critique, car Duras, « c’est très grand et magnifiquement humain » :

‘« Ah ! La tentation de la déception ! Duras, Goncourt ? Et alors ? Goncourt seulement ? Mais il aurait fallu bien plus, un prix spécial, une mention toute neuve, un coup de génie, du jamais vu pour distinguer l’étincelant talent de cet Ecrivain du silence, de l’envoûtement, de la pudeur vraie, des mots cassés comme des noyaux d’amandes, de l’amour palpitant de la vie, de l’éternelle humanité ». 1516

A son tour, François Nourissier invite le lecteur à ne pas oublier que ce beau livre a derrière lui trente ans de travail, de recherches, de réussites intenses, parfois sourdes, parfois plus éclatantes, qui depuis longtemps avaient installé Duras au premier rang. On ne peut pas donc parler de Duras sans penser au passé ? Un Barrage contre le Pacifique, Les Petits Chevaux de Tarquinia, Hiroshima mon amour, Moderato cantabile, Le Vice-Consul, India Song, La Maladie de la mort voici toute la « maison » de Marguerite Duras bâtie d’une vie dangereusement vécue, au péril de tous les excès, qui est ouverte à tout visiteur, à condition qu’on l’aime telle qu’elle est. Les « compliments qui ruissellent sur elle » en cet automne de 1984 ne sont que justice, selon Nourissier, qui voit aussi dans l’apparition de la romancière dans l’émission de Pivot une extraordinaire occasion de publicisation de Duras volontairement sans prudence de la part de l’écrivain : « l’être humain et l’écrivain étaient là, fragiles et indestructibles, blessés et orgueilleux. » 1517

Enviable, Duras ? Oui, surtout par ses confrères, dont Bertrand Poirot-Delpech se détache nettement avec un article à mi-chemin entre éloge et mise en pièces. Il dit avec ironie qu’en lisant L’Amant, il se sent incité à « en faire autant » 1518 , c’est-à-dire changer comme Duras « en épopée, en mythologie, son passé intime, pas forcément mirobolant ». Cet écrivain et critique apprécie pourtant chez Duras ce pouvoir de la mémoire mêlé au talent d’écrire, utilisés par l’auteur du Barrage pour aller dans L’Amant au « cœur des choses, maintenant que les témoins ont disparu ».

Notes
1508.

« Un grand écrivain populaire » par Michel Nuridsany, Le Figaro, 13 novembre 1984

1509.

« L’admirable cantabile de Marguerite Duras » par Michel Nuridsany, Le Figaro du 17 septembre 1984

1510.

Michel Nuridsany, op. cit.

1511.

« L’odeur du corps de l’Indochine » par Dominique Bona, Le Quotidien de Paris, n° 1499, 18 septembre 1984

1512.

« L’impératrice du silence » par Jean-Marie Rouart, Le Quotidien de Paris, n° 1499, 18 septembre 1984

1513.

« Duras toute entière à la langue attachée », par Claude Roy, Le Nouvel Observateur, 31 août 1984, pp. 66-67

1514.

« Le dur désir de Duras » par Denis Roche, Le Matin des livres, 4 septembre 1984

1515.

Denis Roche, op. cit.

1516.

« Duras, l’écrivain du silence » par Danièle Brison, Dernières Nouvelles d’Alsace, 13 novembre 1984

1517.

« L’Amant, de Marguerite Duras » par François Nourissier, de l’académie Goncourt, Le Figaro Magazine, 20 oct. 1984

1518.

« L’attention incomparable des gens qui n’entendent pas ce qu’on dit » par B. Poirot-Delpech, Le Monde, 31 août 1984