« Maniérisme, sourient les uns ; génie, crient les autres. Que l’alternative se pose n’est pas mauvais signe en soi », écrit Poirot-Delpech en août 1984, sans se douter peut-être du succès mondial que Duras allait remporter avec ce livre le 13 novembre de la même année, et même avant, par les ventes spectaculaires en librairie. Il ne se doutait non plus qu’il allait rater de très près le Goncourt, deux mois plus tard, dans la compétition où son nom figure à côté de celui de Duras. Le succès de l’Amant transforme donc radicalement la réception de l’œuvre durassienne non pas future, mais aussi précédente, car ceux qui ont découvert Duras à cette occasion avouent leur désir de lire ce que cet écrivain a écrit avant. Duras change-t-elle vraiment la perception du lecteur des années 80 sur la littérature ? Elle est lue désormais partout et pas seulement par snobisme, comme l’écrit Madeleine Borgomano, « gagnant même un public jusqu’alors rebelle à la lecture et tout à fait étranger aux livres réputés difficiles. Une œuvre demeurée largement confidentielle, considérée généralement comme ennuyeuse, voire illisible, semble devenir brutalement accessible au plus grand public et presque trop facile » 1519 .
Cette facilité apparente ou cette impression que laisse L’Amant au lecteur d’être un livre facile à lire et à comprendre, n’est pas sans risque. Les fidèles durassiens, ainsi que les lecteurs novices de Duras, n’ont aucune idée de ce que l’écrivain leur réserve en 1985 par l’article sur l’affaire Villemin, ni de la littérature qu’elle fait après ce Goncourt. En effet, désormais, Duras « va là où personne ne l’attend » 1520 , comme dans Les Yeux bleus cheveux noirs. Ce n’est nullement au sens négatif qu’il faut prendre cette remarque faite à l’égard de ce livre. L’auteur de cette phrase suggère en effet l’idée que Duras produit une sorte de tourmente dans la critique de l’époque, qui ne la comprend plus. Duras fascine et éblouit à la fois. Ce pourvoir de fascination vient de l’esprit de l’écrivain. Qu’elle écrive ou qu’elle parle, avoue Paul Otchakovsky-Laurens dans un entretien, Duras est la même :
‘« Ce n’est pas réducteur quand je dis cela, mais elle avait un sens de la formule, une vision des choses qui passait par le langage et qui était intensément présente dans sa manière d’être. C’était continuellement du Duras, dans les livres comme dans la vie.» 1521 ’Ses livres créent des controverses et défient l’interprétation critique. Selon Cocteau (repris par Bernard Alazet et Christiane Blot-Labarrère), « la beauté d’une œuvre se mesure au nombre de questions qu’elle sème. » 1522 On ne sait plus à quoi s’attendre. En même temps, beaucoup de lecteurs ne peuvent pas masquer leur désarroi et leur déception devant le déjà lu de L’Amant de la Chine du Nord ou bien devant l’ « exaspérante réussite » 1523 des Yeux bleus cheveux noirs, comme l’écrit dans un article Bertrand Poirot-Delpech. Il faut noter que les titres des articles critiques sont les meilleurs témoins de l’état d’âme de la réception des années 80-90. Pour exemplifier, en voici quelques-uns au sujet d’Ecrire, livre fortement critiqué : « Duras bavarde » 1524 , « Durassic parc » 1525 , « Une sauvagerie à la Piaf » 1526 , « Marguerite Duras extravagante forcément » 1527 . D’autres titres suggestifs sont à remarquer au sujet de La Pluie d’été : « Marguerite Duras : symbolique, forcément symbolique » 1528 , qui rappelle une certaine difficulté de compréhension, « Duras : la résurrection » 1529 , qui salue le retour de Duras à la vraie littérature après les « bêtises » sur l’affaire Villemin ou « Duras : confessions d’un monstre sacré » 1530 , qui exprime un mélange de séduction et de répulsion ressenti par le journaliste à propos de La Vie matérielle.
« Romans : la fascination du vide » par Madeleine Borgomano, in L’Arc, n° 98, 1985, p. 42
« Au-delà de l’audace », par Gilles Costaz, Le Matin, 14 novembre 1986
« La musique immédiate des choses », entretien avec Paul Otchakovsky-Laurens, propos recueillis le 25 avril 2005 par Evelyne Grossman et Emmanuelle Touati, Europe, n° 921-922, janvier-février 2006, p. 174
Avant-propos de Bernard Alazet et Christiane Blot-Labarrère, Cahiers de l’Herne, n° 86, 2005, p. 11
« Quelque chose comme la détresse de jouir », par B. Poirot-Delpech, Le Monde, 14 novembre 1986
« Duras bavarde » par B.S.V., Le Quotidien de Paris, n° 4315, 29 septembre 1993
« Durassic parc » par André Rollin, Le Canard enchaîné, 6 oct. 1993
« Une sauvagerie à la Piaf » par Jean-Claude Lamy, Le Figaro, 24 septembre 1993
« Marguerite Duras extravagante forcément » par Nicolas Bréhal, Mercure de France n° 784, décembre 1993
« Marguerite Duras : symbolique, forcément symbolique » par Jérôme Leroy, Le Quotidien de Paris, 3 janvier 1990
« Duras : la résurrection » par Jérôme Garcin, L’Evénement du jeudi, du 11 au 17 janvier 1990, p. 74
« Duras : confessions d’un monstre sacré » par Gilles Pudlowski, Le Point n° 769, 15 juin 1987