Duras, « forcément géniale »

Après L’Amant, pendant cette dernière série littéraire durassienne, le livre qui jouit d’un accueil important surtout du point de vue du nombre d’articles critiques est Les Yeux bleus cheveux noirs. On remarque le fait que les critiques négatives sont moins dures et, si elles existent, il faut noter qu’elles sont conçues par les confrères de Duras : Poirot-Delpech, Claude Mauriac etc. On n’ose plus nier complètement la valeur de l’œuvre durassienne. Les reproches sont associés aux éloges. La critique est profondément bouleversée et on crée des combinaisons antinomiques intéressantes. Telles sont les expressions « exaspérante réussite » de Poirot-Delpech et « beau comme un chant de mort » 1531 de Claude Prévost parlant des Yeux bleus…. Bien plus, suite à l’article de 1985 sur Christine Villemin, Jean-François Josselin reprend l’adverbe scandaleux de Duras « forcément » : « forcément géniale » 1532 . « La star de la littérature française » 1533 est l’appellatif réservé encore à Duras deux ans après le grand succès littéraire de 1984.

Duras, géniale ? se demande Jean-François Josselin. En quoi le serait-elle ? Examinons les propos de la critique à ce sujet. « Lorsqu’on ouvre un livre de Marguerite Duras, lorsqu’on entre dans le damier de ses pages traversées de blancs et de silence, le monde qui nous entoure cesse d’exister » 1534 , écrit Gilles Costaz à propos des Yeux bleus…, impressionné par ce livre qui « frappe, à hurler, qui sonne, comme on dit en boxe et qui, en même temps, enchante, caresse ». Ce critique aime le talent de Duras de gommer tout, de faire disparaître tout ce qui serait de la « littérature » et d’instaurer une forme de confidence sans exemple. Les adjectifs qu’on utilise dans les commentaires critiques sont forts, voire inattendus. Ce « huis clos le plus ouvert » qui existe est « stupéfiant » tant par l’originalité littéraire du sujet, que par ce « va-et-vient des sentiments, des sensations, des pensées formées et informées, des rires et des cris » 1535 . Duras est géniale, car qui d’autre sait écrire ainsi, toucher et marquer, tel que l’a été Gilles Costaz, « jusqu’aux molécules » ?

Le génie durassien vient aussi de la manière dont Duras écrit Les Yeux…, « au comble de la sophistication et de la rusticité avec un style modern style, désuet comme un blues, racoleur comme un tango, sur des paroles de chanson populaire et sur une petite mélodie qui a trouvé son la » 1536 dans les livres précédents de Duras. Jean-François Josselin énumère ici le « sublime » récit de La Maladie de la mort, la « terrible » Douleur, pour ne pas oublier L’Amant. « En dire du bien, du mal, la critiquer ? Dérisoire. Marguerite Duras est, voilà tout. », conclut ce critique.

Non, on n’a pas suffisamment creusé pour trouver la source du génie durassien ! Marianne Alphant apporte sa pierre. Il faut en effet savoir lire le génie à travers les mots-clés de Duras, qui forment son mythe : la vie, la mort, la passion, la puissance, la douleur, l’innocence, l’impudeur. Le génie durassien consiste à « joindre les excès de l’amoureuse aux pouvoirs de la pythie » 1537 . Il faut savoir reconstituer le parcours du mythe durassien. D’abord, Duras fascine par ses excès. Ensuite « viennent les trains spéciaux, les amants, les bijoux, les chefs d’Etat, les scandales. C’est le parcours du mythe. » 1538 Il est peut-être inutile de traduire ces symboles : L’Amante anglaise, L’Amant, les interviews avec Mitterrand, le dévoilement de la torture dans la Douleur et l’affaire Villemin. Ils tracent pourtant les repères du génie et disent que le succès de Duras est dans le risque d’être d’une « inconvenance fondamentale » dans l’écriture, au-delà des normes. Le piétinement, la gaucherie, le grincement de la phrase, tout est calculé pour « endormir la vigilance d’un lecteur qu’on éblouit brusquement alors qu’il ne s’y attendait plus » 1539 , comme l’écrit Claude Prévost, fasciné par « l’insignifiance agressive » de l’écriture durassienne. Les Yeux bleux… est « beau comme un chant de mort ». Il abonde en scènes déchirantes, dont la plus éprouvante, selon Prévost, serait celle qui décrit brièvement la séparation de la femme et de son jeune amant étranger, « remake » étonnamment réussi de la scène des adieux du livre précédent, du célèbre Amant. Ce critique se dit lui aussi impressionné, violemment ému à chaque occasion par la science du leitmotiv que déploie un écrivain en pleine maîtrise : la lumière jaune du lustre, la peau nue et jaune de la jeune femme, les sanglots et les larmes, le sommeil comme un perpétuel prélude à la mort, la mer, qu’on entend sans relâche, les palpitations de l’univers nocturne. On fait penser par cette énumération de thèmes que l’origine du génie durassien est dans le savoir que possède Duras de la répétition perpétuelle au fil des livres. Ou peut-être dans les labyrinthes et les lacunes, comme l’écrit Patrick Grainville qui avoue avoir honte d’avoir commencé à lire Duras très tard 1540 . Un jour de « grande lâcheté », il lit L’Amant. Il a adoré. Puis il a tout lu. Les Yeux bleus… lui semble encore plus beau, plus intense que l’Amant, « enfoncé loin dans la nuit, dans la folie».

Les articles de journaux sont nombreux à saluer le talent, et par là le génie de Duras à décrire la souffrance provoquée par le manque d’amour. On voit en Duras « la magicienne de la douleur » qui « a su capter ce qui est presque impossible à dire avec les mots. C’est envoûtant. Cette toute petite femme, âgée, fragile, est immense » 1541 . Bien sûr, on n’hésite pas à pénaliser les quelques pages comportant parfois des « tarabiscotages » qui lui sont propres, mais qui s’arrêterait à une « minuscule verrue sur un très beau visage ? », se demande Claire Gallois qui dit un grand merci à Duras à la fin de son article.

Parallèlement, les journaux saluent le génie durassien, le pouvoir d’exprimer « les reflets glacés de l’innommable » 1542 et l’indicible, l’inoubliable et « l’inexprimable bonheur » 1543 que la littérature offre à Duras en décrivant « les hectares de morts » 1544 de La Douleur. Pourquoi parler de bonheur lorsqu’il s’agit de la mort ? Parce que chez Duras, on le sait, l’écrit et la mort vont de pair. Ce qui diffère, c’est l’ordre des événements. Si d’habitude la « mort » de l’écrivain survient après l’écriture de chaque ligne, comme le suggère Duras à plusieurs reprises en disant que l’écrivain se tue à chaque ligne qu’il écrit, dans La Douleur, il y a d’abord la mort, l’horreur, la honte. « La littérature est venue après » 1545 . C’est du moins la perception sur ce livre de Frédérique Mérie, du Quotidien de Paris. Ce n’est peut-être pas au hasard si Poirot-Delpech affirme, lui aussi, dans son article sur La Douleur, que « ce livre, qui est beaucoup plus qu’un succès, un contrat de confiance, commence par la fin » 1546 . Cet écrivain-critique se sent pour une fois « traversé » par « la netteté foudroyante et la voix coupante » de « l’artiste Duras », celle qui, selon ses propos, « a vu la mort de près, les larmes à la main » 1547 .

Géniale, Duras ? Oui, par sa capacité à trouver dans la douleur sa force de survivre et d’écrire, comme le suggère Laurence Cossé 1548 . Ce n’est d’ailleurs pas le seul livre écrit de cette manière. Si on lisait La Pute de la côte normande, on dirait la même chose. Ecoutons son écriture de lamentation, ses pleurs qu’elle ne peut exprimer ou faire entendre que par l’écriture, dans la « pénombre de l’innommable » 1549 , comme décrit Marianne Alphant ce lieu d’écriture durassienne que sont la solitude et l’horreur:

‘« Je ne le vois presque jamais, cet homme, Yann. Il n’est presque jamais là, dans l’appartement où nous vivons ensemble, au bord de la mer. Il marche. Il parcourt dans la journée beaucoup de distances diverses et répétées. Il va de colline en colline. Il va dans les grands hôtels, il cherche des hommes beaux. […] Quand il revient, il crie, il hurle contre moi, et je continue à écrire. […] Toutes les nuits, pendant un mois, il veut l’auto pour aller à Caen voir des gens amis. Je refuse de donner l’auto parce que j’ai peur. […] Quand il hurle, je continue à écrire. Au début, c’était difficile. […] Il n’y avait plus rien à écrire du tout, et j’écrivais des phrases, des mots, des dessins, pour faire croire que je n’entendais pas qu’on criait. J’ai passé des semaines entières avec des fatras d’écritures différentes. Je crois maintenant que celles qui m’apparaissaient comme les plus incohérentes étaient, en fait, les plus décisives du livre à venir. […] Bientôt, même quand il était absent, je ne pouvais pas écrire. J’attendais ses cris, ses hurlements, mais je continuais à couvrir le papier de phrases étrangères au livre qui était là, en train de se faire, dans un terrain à lui étranger, la fiction. […] De cette façon-là, un mois avant la date promise pour la livraison du manuscrit, j’ai commencé à faire le livre pour toujours, c'est-à-dire à trouver cet homme, Yann, mais ailleurs que là où il se trouvait, en le cherchant vers des choses qui étaient étrangères à lui et au livre […]. » 1550

Comme ces lignes ressemblent à la description de la souffrance causée par l’attente de Robert L. dans La Douleur... :

‘« L’appartement craque sous mes pas. J’éteins les lampes, je rentre dans ma chambre. Je vais lentement pour gagner du temps, ne pas remuer les choses dans ma tête. Si je ne fais pas attention, je ne dormirai pas. Quand je ne dors pas du tout, le lendemain ça va beaucoup plus mal. Je m’endors près de lui tous les soirs, dans le fossé noir, près de lui mort. […] On n’existe plus à côté de cette attente. […] Rien. Le trou noir. Aucune lumière ne se fait. […] » 1551  !’

La Douleur n’a pas suffi pour réconcilier définitivement Duras et sa réception critique. Certes, « ces mots-là, ces scènes, cette concrétude des gestes faits et des sentiments pris sur le vif » 1552 ont leur rôle dans la construction de l’image de l’écrivain par la sincérité des aveux, mais ce type de livre reste unique chez Duras. Ce qui suit fait place à autant de controverses qu’avant et divise la critique comme d’habitude.

Notes
1531.

« Un secret difficile à percer. Des éclairs flamboyants » par Claude Prévost, L’Humanité, 19 novembre 1986

1532.

« Les petits sanglots de Marguerite » par Jean-François Josselin, Le Nouvel Observateur, 14-20 novembre 1986

1533.

Ibid.

1534.

« Au-delà de l’audace », par Gilles Costaz, Le Matin, 14 novembre 1986

1535.

Gilles Costaz, op. cit.

1536.

Jean-François Josselin, op. cit.

1537.

« Le faux Amant » par Marianne Alphant, Libération, 14 novembre 1986

1538.

Ibid.

1539.

« Des éclairs flamboyants » par Claude Prévost, L’Humanité, 19 novembre 1986

1540.

« Duras : la midinette métaphysique » par Patrick Grainville, Le Figaro, 1er décembre 1986

1541.

« La grande magicienne de l’amour-torture » par Claire Gallois, Match, 12 décembre 1986

1542.

« L’art de qui a vu la mort de près, les larmes à la main » par Bertrand Poirot-Delpech, Le Monde, 19 avril 1985

1543.

« Duras avant la lettre », Frédérique Mérie, Matin de Paris, 7 mai 1985

1544.

« Avril 45 : nuit et Duras » propos recueillis par Marianne Alphant, Libération, 17 novembre 1985

1545.

Frédérique Mérie, op. cit.

1546.

Bertrand Poirot-Delpech, op. cit.

1547.

Ibid.

1548.

« La douleur et la force de Marguerite Duras » par Laurence Cossé, Le Quotidien de Paris, 9 septembre 1985

1549.

« Avril 45 : nuit et Duras » propos recueillis par Marianne Alphant, Libération, 17 novembre 1985

1550.

Marguerite Duras, La Pute de la côte normande, Minuit, 1986, pp. 13-15

1551.

Marguerite Duras, La Douleur, in Duras. Romans, cinémq, théâtre, un parcours 1943-1993, Gallimard, “Quarto”, 1997, pp. 1424, 1439, 1446

1552.

Cf. Bertrand Poirot-Delpech, op. cit.