Duras fait de l’ombre

« Et si, tous comptes faits, Duras ne méritait ni excès d’admiration ni opprobre ? » 1553 , tel est le début d’un article de presse dont l’auteur ne sait pas comment réagir devant une telle œuvre accueillie par un « dévergondage de superlatifs ». Vu le profil religieux de la publication, le dilemme de l’auteur de l’article est en quelque sorte explicable. Mais que dire des commentaires de Poirot-Delpech centrés sur le vide au-dessus duquel il danse dans ce livre de Duras que, pour une fois, il n’attaque pas brutalement ? Pourtant, Bertrand Poirot-Delpech réduit un peu le ton élogieux par rapport aux autres articles de journaux écrits à propos des Yeux bleus…, car il se montre moins enflammé par « les paroles énigmatiques » des personnages. Il ne lui rend non plus hommage. Il dit seulement que Duras inspire au pastiche, comme tous les grands écrivains 1554 . Ses derniers mots sur ce livre, « exaspérante réussite », n’ont pas l’air très éclairants, ni très appréciatifs. Qui est exaspéré ? Le critique ? La réussite ? L’auteur ?

A son tour, Claude Mauriac avoue directement la difficulté de comprendre « la beauté profonde » dont on parle dans Les Yeux bleus… « qui avait l’air d’avoir un sens, comme toujours la beauté, lorsqu’elle déchire » 1555 . Le texte durassien lui semble désorientant et cruel :

‘« Trois chiens ne font pas une meute. Je n’en ai pas entendu aboyer plus de trois. Mais il en fut d’autres, peut-être, pour monter les dents et baver au seul nom de Marguerite Duras. Et de ce livre vertigineux, histoire d’une histoire qui n’a pas existé ; descente dans des couches profondes d’absence en présence même de l’être aimé. » 1556

Claude Mauriac n’injurie pas Duras, mais il cite Rimbaud et cela dit tout : « Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère. – Et je l’ai injuriée. » 1557 A-t-on le droit de se demander avec Francis Matthys, dont l’article paru dans La Libre Belgique est le modèle parfait de discours défenseur venu de la part d’un fidèle durassien, si la fraîcheur et l’hostilité de la critique envers ce livre « terrible et déchirant » n’est pas une façon de chercher « déjà misérablement à faire payer à Duras le phénoménal succès remporté par L’Amant depuis l’automne 84 » 1558  ?

La description la plus originale peut-être de l’image de Duras telle qu’elle est perçue par la critique de l’époque vient par l’article de Dominique Jamet. Il dit qu’on la chicane sur la longueur des textes qu’elle publie, sur leur fréquence etc. « La haine de la supériorité est la chose du monde la mieux partagée et la taille de ce grand cactus planté au milieu du désert mojave de notre littérature irrite les nabots là où ça les démange : elle leur fait de l’ombre. » 1559 On s’habitue désormais aux commentaires éreinteurs de la critique, car, outre La Douleur, on ne retrouve presque plus du tout d’éloge pur dans un article de presse à l’adresse des livres qui suivent aux Yeux bleus

Notes
1553.

« Le cas Duras » par Maurice Chavardes, Témoignage Chrétien, du 12 au 18 janvier 1987

1554.

« Quelque chose comme la détresse de jouir » par Bertrand Poirot-Delpech, Le Monde, 14 novembre 1986

1555.

« La beauté lorsqu’elle déchire » par Claude Mauriac, Le Matin, 4 décembre 1986

1556.

Ibid.

1557.

Ibid.

1558.

« L’amour fou selon Duras » par Francis Matthys, La Libre Belgique, 18 décembre 1986

1559.

« Amants au bord de la mer » par Dominique Jamet, Le Quotidien, 6 janvier 1987