Un « monstre sacré » qui « perd les pédales » dans le « durassik park »

Les propos critiques les plus intenses en matière d’éreintement arrivent, peut-on dire, en 1987 avec La Vie matérielle. Ils touchent l’apogée en 1993 avec Ecrire et se poursuivent jusqu’en 1995 avec C’est tout. On ressent dans les pages de journaux une envie constante de se moquer de Duras. On ne la critique pas, en revanche, on reconnaît la force de séduction et de répulsion mêlées que la Duras exerce sur le lecteur. On dit seulement qu’elle énerve par ses « révélations »-confessions du grand âge (Duras a 73 ans), par sa « langue pauvre et dissonante, cette maladresse si adroite et le hacher menu », par le grand « désordre » thématique 1560 . « Sur la couverture de son dernier livre », titre Le Point à propos de La Vie matérielle, « elle a perdu son prénom, signe qu’elle est devenue un monstre sacré » 1561 . Le même aspect de la disparition du prénom est signalé par André de Gaudemar de Libération 1562 , qui parle de l’endroit neutre de l’écriture de Duras en train de faire un livre « entre deux eaux », c’est-à-dire, un livre à mi-chemin entre la fiction et le journal, entre le fragment et le moment, entre la conversation et la confession. On dit même que Duras invente en cela un nouveau genre littéraire. Ceci pourrait même constituer un tournant dans l’œuvre de l’écrivain. Mais ce serait un peu trop dit, puisque ce n’est qu’un pas de plus vers l’inconnaissable, car Duras ne change pas. Elle reste la même jusqu’à la fin. Elle exagère, dit de Gaudemar, et énerve par ses truismes du genre : « une femme et un homme, c’est quand même différent », « une nation sale, c’est terrible » 1563 . Reste pourtant le « charme étrange » du livre celui qui pousse ce critique à la « lecture, à faire le tour du livre, à le reprendre par un autre bout, à le réécouter » 1564 . Le public, après lui avoir assuré un triomphe avec L’Amant, est désormais avide de ses confidences. « Marguerite ne nous laisse pas en paix », s’écrie Gilles Costaz 1565 , qui se laisse en même temps entraîner dans le « jeu à saute-mouton entre les problèmes de tous les jours » dont il est question dans La Vie matérielle. Il n’oublie pas pourtant de faire une précision : pour voir la vie à la façon Duras, il faut porter ses lunettes qui sont les meilleures.

Les articles de presse dont nous disposons pour La Pluie d’été viennent confirmer ce rapport tendu entre « la Duras » et la critique des années 90. « Elle aurait perdu les pédales, oui, du côté de Vitry » en essayant de montrer à tous qu’ « elle seule était capable de pasticher Duras plus fort que Duras. » 1566 , titre Le Monde. On est dans le non-dit pour l’âge d’Ernesto, que pour le brouillage opéré sur l’origine des enfants : Ernesto et Jeanne, les aînés, s’occupent des petits qu’on appelle globalement « les brothers and sisters ». Ce ne sont pas des Anglais pour autant. Des Espagnols ? Comme le suggère la page 19 « Sans lui (Ernesto), jamais les brothers et les sisters ne rejoignaient la casa. » Duras déconcerte volontairement la critique qui écrit dans la presse ce qu’elle comprend de tout ce que Duras donne à lire : « L’instituteur s’appelle l’instituteur et le journaliste s’appelle le journaliste » 1567 , nous éclaire Le Quotidien de Paris. Jérôme Leroy ne se contente pourtant pas de ces remarques. Ce nostalgique du passé littéraire durassien laisse entrevoir son horizon d’attente déçu par ce livre qui n’est qu’un mélange de « roman populiste et de fable allégorique, d’allocations familiales et de cosmogonies portatives. Quelques belles phrases, malgré tout, nostalgie d’une époque où Duras faisait autre chose que du Duras et ne se pastichait pas elle-même jusqu’à la caricature. » 1568 Ces inimitables dialogues durassiens « reviennent à leur point de départ en se mordant la queue ». Autrement dit, Duras tourne en rond sans rien dire par cette répétition obsessionnelle des mêmes mots et des mêmes motifs. Pourquoi cherche-t-on à interpréter les symboles du livre (Ernesto, l’arbre du jardin, le gros livre en cuir noir)? « Ernesto n’est le symbole de rien du tout, pas de lui-même » 1569 , dit Duras dans un entretien avec Pierrette Rosset. Ce livre est Duras-même revivant sa jeunesse après son terrible coma : « La Pluie d’été c’est comme si j’étais jeune. Ce plaisir fou, un peu hagard, d’écrire, c’est ma vie propre » 1570 , affirme l’écrivain dans une interview avec Libération.

Certes, on a dit aussi du bien de ce livre, l’un des plus beaux de Marguerite Duras, à commencer par le titre et à finir par « ce décor de fin de monde » qui en font un « livre superbe, un vrai » 1571 pour Viviane Forrester. Elle semble être la seule à rendre un hommage pur à Duras. Il y a aussi Jérôme Garcin, qui l’a souvent fustigée, mais qui l’admire cette fois, non sans faire une rétrospective critique, au tout début de son article qui se veut dithyrambique, sur les « bêtises » de l’écrivain des années 80. A quoi bon de se souvenir ici de l’image de Duras qui « se posait en star et qui étouffait l’écrivain sous le poids de sa légende dorée. Elle nous étouffait aussi. », et de dire ensuite de La Pluie d’été que c’est « un beau texte, peut-être parce qu’il est sorti d’un long silence » 1572  ? Il vaut mieux être franc dès le début et dire, comme Jean-François Josselin le fait dans Le Nouvel Observateur, tout en utilisant des termes à forte connotation culinaire, que chacun de ses livres est une « sorte d’oignon où elle se cache et se donne à la fois » 1573 , sans pour autant pouvoir faire « un fromage » de ce don. Donnadieu ? Mais comme Dieu n’existe pas chez Duras, donné pour rien ? Ses écrits ne valent presque rien de son vivant. On reconnaît leur valeur après la mort. Donné à Dieu. C’est-à-dire, une fois morte, l’écrivain aura la reconnaissance. Son destin a été scellé dès sa naissance. On a du mal à l’apprécier. « La Pluie d’été n’est évidemment pas le meilleur texte de Marguerite Duras. » 1574 On ne peut pas s’empêcher de chercher et de lui présenter les fautes et les incorrections. C’est la seule manière de parler du charme de la littérature durassienne, qui réside, selon Josselin, dans sa négligence étudiée. « Elle est si douée », écrit avec ironie le critique, « elle connaît tellement la subtilité, la souplesse des phrases, les soupirs du texte qu’elle s’exprime comme une sorte d’analphabète inspirée. C’est qu’à force de pratiquer son art elle écrit de plus en plus mal et forcément, forcément : de mieux en mieux. Avec ses fautes de syntaxe, ses à-peu-près, ses onomatopées, ses trivialités énormes, elle envoûte. » 1575 S’agit-il vraiment d’éloge chez Josselin ? Ne lit-on pas plutôt son mépris caché derrière ses mots étudiés sur le génie durassien ? Ecoutons-le jusqu’à la fin :

‘« Marguerite Duras, si elle n’existait pas, il faudrait l’inventer. Voilà l’un des personnages les plus étonnants de la littérature contemporaine. […] Elle est la plupart du temps là où on ne l’attendait pas ; mais souvent on l’espère en vain. Elle est exaspérante et délicieuse. Et c’est presque toujours ce qui exaspère en elle qui, au bout du compte, séduit. Enfin, bref, envers et contre tout, on est en droit de l’aimer. » 1576

Enfin, avec L’Amant de la Chine du Nord, on revient sur la question du recyclage thématique. C’est un autre livre qui trahit les attentes de quelques-uns des lecteurs durassiens sous cet aspect. Il faut noter à propos de ce livre un phénomène intéressant qui se produit au sein de la réception critique. Une sorte d’ (o)rage se déchaîne qui sème le désordre dans les idées des lecteurs durassiens et qui mêle les éloges et les blâmes dans un même article. Qu’est-ce qui est à l’origine de cette tempête ? Qui la produit ? Quels en sont les effets ? Il faut le dire, si l’on ne l’a pas encore fait : Duras tend à l’extrême les nerfs de ses lecteurs par les répétitions thématiques des années 80-90. Ses livres ne sont plus des événements littéraires, mais médiatiques. Il ne faut pas comprendre qu’on n’aime plus Duras. On continue de l’aimer et de la lire, comme elle-même l’espère de ses lecteurs. On continue de l’attendre, les uns pour l’adorer encore plus, les autres pour s’en moquer par des propos de plus en plus ridicules (du genre : « Duras perd les pédales ! », « Durassic Park ») ou par des affirmations stéréotypées dont les mots-clés sont : « irritation », « agacement » etc. stipulées par lesparticipants à la table ronde autour de ce même livre lors d’une émission radiophonique de France Culture 1577 . On y a rassemblé des voix décidées à « essayer leurs dents contre M. Duras », comme A. Spire appelle les détracteurs de l’écrivain, et des voix ravies par le « goût extraordinaire du mouvement et du déplacement du texte », tentées de découvrir ce qu’il y a de neuf dans le texte et non pas de repérer les ressemblances entre ce livre et les autres de Duras. 1578

Selon les articles de presse dont nous disposons, L’Amant de la Chine du Nord fait partie du groupe de livres de la dernière série littéraire de l’écrivain sur lesquels la critique a écrit le plus d’articles défavorables, après La Pluie d’été et Ecrire. On a même publié dans la presse une caricature qui présente deux visages de l’écrivain : Duras à 80 ans tient dans sa main droite L’Amant, alors que la main gauche repose sur les épaules de Duras enfant, qui tient dans ses bras L’Amant de la Chine du Nord. « Duras : retour à l’amant », écrit Aliette Armel dans un article de presse pour commenter cette caricature. 1579 « On ne se remet jamais de son enfance », peut-on lire ensuite dans cet article qui explicite le principe d’écriture de ce livre. S’agit-il vraiment, comme le lui impute la presse, d’un autopastiche ?

Duras revient en effet sur son enfance indochinoise et reprend les faits déjà rapportés dans l’Amant. Dans un article qui se veut une tribune à la défense de l’écrivain, Aliette Armel fait une analyse exhaustive du problème et essaie de répondre en quelque sorte aux questions de la critique liées aux répétitions dont use Duras dans l’écriture de L’Amant de la Chine du Nord. Tout d’abord, l’écrivain se situerait, comme l’écrit Armel, au cœur d’un des problèmes essentiels de l’œuvre artistique : « le principe de répétition auquel nul créateur ne saurait échapper. Un peintre poursuit toujours une seule et même image, un écrivain une seule et même histoire. » 1580 Chaque tableau, chaque livre pourraient ainsi être une tentative toujours recommencée, écrit Aliette Armel, pour atteindre à la perfection de l’expression sur ce thème de l’impossible à dire, de l’impossible à écrire. Duras ne conteste d’ailleurs pas le fait qu’elle revient sur les mêmes thèmes liés à l’enfance du Barrage contre le Pacifique ou de l’Amant, mais elle insiste, à diverses occasions qu’elle a d’en parler aux lecteurs, sur la façon dont elle a changé quelques détails qui sont pourtant importants.

Il est important aussi de préciser que des circonstances ont joué un rôle dans ce retour au cœur de son univers. Dans la courte introduction qui ouvre le livre, l’écrivain fait le récit d’une part de ces circonstances : elle apprend, en mai 90, la mort de l’amant chinois et elle abandonne le roman entrepris pour repartir en quête de cet amour dont la mort vient d’effacer les traces corporelles (la peau, les mains de l’amant) : dans ce livre, les descriptions physiques sont beaucoup plus intenses que dans le roman précédent. Une autre circonstance, évoquée aussi par Aliette Armel 1581 , qui est présente de manière diffuse tout au long du livre serait la collaboration de l’écrivain avec Jean-Jacques Annaud pour la réalisation du film tiré du Prix Goncourt 1984. Elle fait allusion à plusieurs reprises, en notes, puis dans l’évocation d’une série de plans de coupe à la fin, aux indications qu’elle juge souhaitables pour la mise en scène, le cadrage, le choix des acteurs, l’interpénétration des voix et du son à la manière d’India Song : ce livre n’est pourtant pas le scénario du film. Il est l’interprétation libre d’une version cinématographique possible. Aliette Armel écrit :

‘« On a parfois l’impression que la narration passe à travers l’objectif d’une caméra, que le regard, essentiel et sans cesse présent, utilise ce moyen pour avoir de son objet une vision à la fois plus globale et détachée et donner de l’histoire une version différente » 1582 . ’

Il ne faut pas oublier que Duras a toujours usé du mélange des formes, des « textes, théâtre, films » dont le plus célèbre est India Song 1583 , qu’elle-même sous-intitule de cette manière. Ses œuvres ont d’ailleurs souvent été passées au crible de l’ « intertextualité », de l’étude de la transmission des thèmes et des personnages d’un texte à l’autre. Mais ici, elle opère elle-même les rapprochements : elle fait passer Anne-Marie Stretter devant la fenêtre de la Résidence dans la robe rouge portée par Delphine Seyrig dans India Song, elle indique les différences physiques entre le Chinois de ce livre et celui de L’Amant, elle précise les transformations de la B 12, la voiture de la mère depuis Le Barrage contre le Pacifique. Même Emily L. 1584 , note Aliette Armel,trouverait sa source insoupçonnée dans cette époque, dans la fascination éprouvée par l’enfant pour le « bal exsangue du pont » entrevu aux côtés du Chinois sur le port de Saigon. De manière explicite, sous forme de commentaires, de notes, d’incises dans le texte, ce livre rassemble tout ce qui, pour Duras, depuis les origines, a été l’objet de fascination, objet de l’écrit. Dans un entretien de Duras avec Marianne Alphant, l’écrivain avoue avoir passé une année de sa vie à écrire ce livre qui « n’est en rien la répétition de L’amant. » 1585 Duras fait des révélations importantes sur l’écriture du livre et surtout sur les différences qui existent entre ce livre et les autres auxquels il ressemble :

‘« L’Amant n° 1, il me semble qu’il est plus brillant dans l’expression, les hardiesses. Celui-là est souterrain presque, souvent : le langage employé, la relation charnelle entre l’enfant et le Chinois. Le danger est plus grand aussi dans l’amour du couple. Quand je les vois, c’est vraiment le Chinois que j’ai connu et c’est moi, et c’est ma mère et mes frères. Ce n’est pas d’autres gens. C’est toujours ceux-là. Ils durent, inaltérables. J’ai écrit un autre livre sans la forme épistolaire qu’il y avait dans L’Amant. » 1586

Duras écrit dans l’introduction au livre être restée dans l’histoireavec ces gens (l’enfant, le Chinois, la mère, les frères, Thanh), mais elle « redevient un écrivain de romans », c’est-à-dire elle retrouve le « bonheur fou » de l’écriture. 1587

L’importance de ce livre ne peut pas être contestée, malgré tout ce qu’on a écrit à l’époque pour dénigrer cette technique d’écriture de Duras qui porte sur la répétition thématique. En effet, chaque fois que la presse publie un article qui traite de ce thème, surtout après le Goncourt de 1984, on a l’impression qu’on tente de contester la valeur des livres durassiens, écrits « sans lever la plume » à partir des mêmes thèmes et en peu de pages. Bien plus, on se demande si ce n’est pas l’effet de jalousies qu’une partie des participants à la vie littéraire de l’époque ressentirait pour Duras arrivée au sommet de son âge et de sa vie littéraire. Peut-on parler de la dernière et la plus forte attaque à l’image de l’écrivain qui n’obéit plus à aucune règle et qui ne tient plus compte de rien lorsqu’il s’agit d’écrire ? L’Amant de la Chine du Nord est un défi en fin de compte adressé par Duras à la littérature de l’époque et pourquoi pas, à la critique desannées 80. Ce qui suit, à savoir Ecrire et C’est tout, ne fait pas exception à cette habitude d’écrire. Jusqu’au dernier livre de Marguerite Duras, les articles de la critique sont divisés entre des propos dithyrambiques et d’autres qui ridiculisent l’écrivain.

En revenant à l’importance de L’Amant de la Chine du Nord, nous précisons qu’elle relève du caractère de synthèse que ce livre revêt, tel que le souligne le Magazine Littéraire du juillet 1991. En effet, il rassemble la diversité des styles dont Duras a pu user depuis le milieu des années 50 : les pages vides, presque blanches, particulièrement caractéristiques de son écriture du tout début des années 70 reviennent ici, surtout dans les premières pages. Duras n’a jamais abandonné le dialogue mais elle lui donne ici un tour particulier : « L’auteur tient beaucoup à ces conversations “chaotiques” », annonce-t-elle en note, mais d’un naturel retrouvé. On peut parler ici de « couches de conversations juxtaposées ». L’agencement des mots, des expressions appartient aussi à ce «naturel retrouvé », avec l’abandon quasi-systématique du « ne » (« elle dit rien »), les inversions qui aboutissent à une sorte de déstructuration du langage (« de tous envie j’en ai »), proche du parler commun pratiqué par « l’ensemble », par ceux qui n’ont rien, par ces personnages du roman précédent de Marguerite Duras, La Pluie d’été. 1588 L’Amant de la Chine du Nord permet de saisir, comme le suggère Aliette Armel dans son article du Magazine Littéraire 1589 , « avec une force particulière les raisons de la proximité entretenue par Marguerite Duras avec ce monde des banlieues, en marge de la société coloniale, obligés aux pires compromissions pour survivre. » 1590 Des différences et des ressemblances ont été établies par la critique entre ce livre et les précédents. On parle de Thanh, le petit chauffeur de la mère et dédicataire du livre, dont le rôle est transgressé jusqu’à la consommation de l’amour, parce que, comme l’amant et le petit frère, il a « la peau de la pluie », qui n’existe pas dans la version précédente. Dans L’Amant, Duras avait fait de sa famille un mythe, de son amour pour le jeune Chinois une histoire liée à l’argent mais de manière encore secondaire, de l’inceste avec le petit frère Paulo, une évidence discrète etc. Avec L’Amant de la Chine du Nord, Duras « porte toutes ces situations au comble de l’impudeur ». 1591 L’inceste, l’interdit par excellence dans la civilisation occidentale, est physiquement accompli. Quant à la mère, elle apparaît tour à tour comme une victime ou un monstre, capable de conseiller sa fille avec beaucoup de douceur, mais aussi de la vendre, en quelque sorte, à l’amant chinois, pour obtenir l’argent des billets du retour en Europe. A lire ce qu’écrit Aliette Armel, la transgression suprême est accomplie, au-delà même de l’impudeur des faits : Duras revient sur les affirmations de 1984, face à Bernard Pivot, à Apostrophes, selon lesquelles sa mère aurait toujours ignoré la nature de ses relations avec l’amant. Elle avoue ici qu’elle a en fait toujours su et qu’elle a profité sciemment des avantages financiers de l’affaire. L’inacceptable, l’insoutenable est écrit. La famille de Duras appartiendrait au même monde que ces marginaux de la société, souvent emprisonnés, auxquels elle manifeste son intérêt dans son journalisme des années 50 ou dans La Pluie d’été en 1990. 1592

En effet, les textes de cette série littéraire sont portés par une orchestration complètement abstraite 1593 . Quant à L’Homme atlantique, par exemple, la critique met en exergue la construction du récit à partir de « chutes d’Agatha, bribes, traces, fragments » 1594 … autrement dit, du pur « recyclage ». On pourrait citer ici un autre article critique qui essaie de faire tout simplement une lecture de ce livre à travers d’autres textes de Duras, à l’exemple de India Song, du Ravissement de Lol V. Stein et du Vice-Consul. L’auteur de l’article trouve chez Duras ce qu’elle appelle un « dispositif généralisé de déplacement » 1595 thématique portant sur le désir, le délire des voix etc. En effet, ce déplacement est synonyme de « ravissement », écrit Katy Barasc dans son article, au sens où l’écriture est « ce dans quoi tout sujet est ravi à sa propre histoire, mais aussi, cela s’entend ici comme désir ou comme folie… » 1596 Cela explique pourquoi presque toutes les femmes chez Duras se ressemblent, ce qui donne l’impression que l’écrivain se répète ou réutilise des éléments et des séquences qu’elle a déjà mis dans ses livres. Ce sont des textes du vertige, comme le note la critique, et de la fulgurance. L’Homme atlantique offre à lire une « histoire – la même – infiniment répétée, et par là emportée dans le processus d’absentement de l’écriture » 1597 . Ce n’est pas tout à fait un reproche, c’est juste entré dans les habitudes de la critique de faire toujours référence à cet aspect redondant de la technique d’écriture durassienne. Cette fréquence des mêmes sujets d’écriture, ce retour sur l’œuvre même en vue de la réécrire ne convient pas à tous les lecteurs. A l’époque, la plupart des critiques voient dans cette tendance durassienne un effet de caricature et d’autopastiche de l’écrivain. On a ainsi dit d’Emily L., de La Pluie d’été, mais surtout de L’Amant de la Chine du Nord où Duras se pastiche jusqu’à la caricature. Malgré cela, comme le dit Jérôme Garcin dans un article du Provençal, « il n’est pas interdit de trouver cela sublime, forcément sublime. » 1598 Mais que comprendre de tous ces propos critiques ? On est pour ou contre Duras ? Voici un autre sujet de débat qu’ouvre cette attitude divisée de la critique.

Notes
1560.

« Duras : confessions d’un monstre sacré » par Gilles Pudlowski, Le Point, n° 769, 15 juin 1987

1561.

Ibid.

1562.

« Duras, ma parole » par André de Gaudemar, Libération, 11 juin 1987

1563.

Ibid.

1564.

Ibid.

1565.

« Duras sur l’“autoroute de la parole” » par Gilles Costaz, Le Matin, 11 juin 1987

1566.

Le Monde, 12 janvier 1990

1567.

« Marguerite Duras : symbolique, forcément symbolique » par Jérôme Leroy, Le Quotidien de Paris, 3 janvier 1990

1568.

Ibid.

1569.

“Duras parle du nouveau Duras” propos recueillis par Pierrette Rosset, 15 janvier 1990, source illisible, dossiers de presse sur Duras du Centre Pompidou

1570.

Interview avec Marguerite Duras, Libération, 11 janvier 1990, propos recueillis par Marianne Alphant

1571.

« Marguerite Duras. La vie chez les Crespi » par Viviane Forrester, Magazine Littéraire, février 1990

1572.

« Duras : la résurrection » par Jérôme Garcin, L’Evénement du jeudi, du 11 au 17 janvier 1990

1573.

« Ecrire sous la pluie » par Jean-François Josselin, Le Nouvel Observateur, du 11 au 17 janvier 1990

1574.

Ibid.

1575.

Ibid.

1576.

Jean-François Josselin, op. cit.

1577.

Emission « Panorama » réalisée par M. Bydlowski, sur France Culture, le 10 juillet 1991

1578.

Ibid.

1579.

« Duras : retour à l’amant », par Aliette Armel, Magazine Littéraire, juillet-août 1991

1580.

Ibid.

1581.

Ibid.

1582.

Ibid.

1583.

Marguerite Duras, India Song, Textes, théâtre, film, Gallimard, 1973

1584.

Marguerite Duras, Emily L., Minuit, 1987

1585.

Libération, 13 juin 1991, propos recueillis par Marianne Alphant

1586.

Ibid.

1587.

Marguerite Duras, L’Amant de la Chine du Nord, in Duras. Romans, cinémq, théâtre, un parcours 1943-1993, Gallimard, “Quarto”, 1997, p. 1561

1588.

Marguerite Duras, La Pluie d’été, P.O.L., 1990

1589.

Aliette Armel, op. cit., p. 62

1590.

Ibid.

1591.

Magazine Littéraire, juillet-août 1991, p. 62

1592.

Ibid.

1593.

Libération, 4 janvier 1983

1594.

La Nouvelle Revue Française, n° 356 du 1er septembre 1982, pp. 157-158, par Florence de Mèredieu

1595.

« Marguerite Duras : le texte et la béance » par Katy Barasc, dans source illisible, n°14/été 1982, dossiers de presse sur Duras, Centre Pompidou, BPI

1596.

Ibid.

1597.

Ibid.

1598.

Le Provençal, 30 juin 1991, « Duras, forcément » par Jérôme Garcin