La critique en difficulté

Si Duras se situe « au comble de l’impudeur » avec L’Amant de la Chine du Nord, la critique littéraire est toujours partagée entre la séduction exercée par cet écrivain « difficile d’accès » 1599 et les propos parfois très sévères, négatifs, qui ridiculisent et réduisent à néant une œuvre déjà consacrée. D’ailleurs, en parlant de Duras, la critique littéraire reste à jamais partagée entre ces deux pôles, du dithyrambe et du blâme. Bien plus, on constate même, à lire les articles de presse écrits sur Duras pendant cette période, qu’il existe des critiques, comme nous venons déjà de l’annoncer, qui font un mélange d’éloge et de blâme. On ne peut pas dire du mal de Duras sans penser à lui rendre pourtant éloge. Cette attitude dualiste exprime une certaine hésitation de la critique devant l’œuvre durassienne, qui met en difficulté le lecteur. Cela trahit soit une certaine incompréhension du lectorat devant l’œuvre de Duras, ce qui dévoile les traits du type de lecteur confus, à la limite de l’éloge et du blâme, soit cette manière de réagir exprime l’incapacité de la critique de nier une œuvre qu’on ne peut qu’aimer. « Tu me tues, tu me fais du bien » paraît être une phrase que la réception a assimilée malgré elle. Dans cette perspective, on se demande pourquoi Magazine Littéraire 1600 choisit d’associer une caricature à l’article très élogieux d’Aliette Armel, au lieu de publier une photographie de l’écrivain ou bien du livre. Cette « incongruité » trahit en quelque sorte ce dilemme critique devant le choix interprétatif de l’œuvre de Duras. Ou encore, l’on pense à Jean-François Josselin qui n’hésite pas à dire avec ironie que L’Amant de la Chine du Nord est « exquisément ridicule. Attention ! Il s’agit d’un compliment » fait à ce livre « qui n’en est pas un », sans pourvoir en fin de compte se passer d’y reconnaître « l’un des récits les plus sensibles, les plus touchants, délicat dans son impudeur, doux dans sa cruauté, de cette saison ». 1601

Que dire aussi de Libération 1602 , dont le sujet préféré d’écriture sur Duras porterait sur divers scandales dans lesquels l’écrivain est impliqué ? Tel est le cas de la rupture définitive entre Duras et Minuit. Pour cela, le journal présente une interview avec l’écrivain et on lui demande au tout début de parler du changement d’éditeur et du scandale qui est à l’origine de ce choix. On se demande pourquoi parler à l’occasion de la publication du livre d’un scandale qui porte sur le « brouillon évidemment impubliable » 1603 , ainsi qualifié par l’éditeur Jérôme Lindon à qui Duras remet le manuscrit de L’Amant de la Chine du Nord et qui, aux dires de l’écrivain, dénature le texte : « il y avait des phrases supprimées, des chapitres entiers avaient disparu, les phrases étaient raccourcies, tout le texte était assagi jusqu’à la médiocrité ». 1604 Cet événement regrettable dit beaucoup sur la personnalité de l’écrivain, sur son caractère intempestif et sur la manière dont elle perçoit les commentaires de la critique sur son œuvre. On apprend d’ailleurs de la réponse de Jérôme Lindon, qui n’est pas d’ailleurs le seul à en témoigner, que Duras n’a jamais supporté qu’on tue ses livres ou qu’on en dise du mal. Elle l’accepte d’autant moins en 1991, lorsque Duras est l’adoratrice de sa propre image devenue idole en pierre, incassable, au fur et à mesure qu’elle construit son œuvre. Est-ce cette attitude de l’écrivain envers la critique qui provoque cette vague antidurassienne dans la presse des années 80-90 et cette perturbation des idées critiques à son égard ?

On ressent en tout cas, pendant cette période, une forte tension installée dans le rapport de Duras avec la critique. Au lieu d’écrire sur le nouveau Duras, on rend public dans la presse un scandale à ce sujet. Les articles critiques dévoilent un lecteur peut-être pas confus, mais indécis, hésitant à écrire des propos nets et clairs sur Duras. « Indicible, hélas, serait le mot pour dire cette séduction » que Jean-Louis Ezine ressent à la lecture de L’Amant de la Chine du Nord. On ne sait pas que dire de ce livre qui « n’est ni roman, ni autobiographie. C’est l’amant, l’amant toujours recommencé » 1605 . Trouve-t-il ainsi la formule la plus appropriée ? Ou bien peut-être que Hugo Marsan a la révélation qui constitue la clé de l’écriture de ce livre. Loin d’être vulgaire dans ses propos – il est au contraire positif dans son jugement -, ce critique met tout au compte de l’âge. Duras entrerait dans le temps aigu des souvenirs et des bilans :

‘« Vieillir est un verbe qui fait peur parce qu’on le croit privé de chair. Il faut pourtant dire que les écrivains n’en sont pas à l’abri. Il faut donc oser dire ce tabou pour comprendre ce livre. Vieillir est la seule souffrance inévitable qui, sans aucun doute, sauve ce roman d’une certaine affectation. Car L’amant “revisité” est une somptueuse histoire de mémoire qui ne veut pas mourir. » 1606

Sauf qu’en affirmant cela, il risque de se voir adresser le même message que Lindon reçoit de Duras au sujet du vieillissement. Est-ce dans cette même perspective qu’on lit dans les journaux, au sujet de La Pluie d’été en 1990, que Duras « perd ses pédales » 1607  ? Le même raisonnement met en difficultéBertrand de Saint-Vincent du Quotidien de Paris qui avoue avoir du mal à dire si L’Amant de la Chine du Nord est bien un « événement, un coup de théâtre ou une erreur de vieillesse » 1608 , car, dans sa vision, Duras réécrit Duras à la limite du supportable. Elle s’aime tellement qu’elle s’imite, dit ce critique qui ne peut pas cacher son mépris envers ce livre et qui reconnaît ne pas avoir lu avec un « enthousiasme démesuré » les ouvrages précédents de cet auteur dont « il faut vraiment être intime pour ne pas avoir envie de quitter la séance avant la fin. » 1609 Si Libération écrit sur l’envie de Duras de se venger contre Lindon par le changement d’éditeur pour L’Amant de la Chine du Nord, Bertrand de Saint-Vincent du Quotidien de Paris parle, lui aussi, de vengeance chez Duras et dit qu’elle a écrit ce même livre « pour prendre sa revanche sur un metteur en scène indocile. En clair, elle se fait son propre cinéma. » 1610

On est pour ou contre Duras ? Difficile à dire. On aime pourtant ce côté spectacle du rapport de l’écrivain à la critique. On attend Duras pour s’amuser des scandales qu’elle provoque et des ironies qu’on lui adresse dans les médias. Une chose est sûre : son image suscite des réactions les plus diverses chez ses lecteurs : on se moque de son « génie propre du recyclement perpétuel des objets, des musiques, des chagrins et des personnages » 1611 , on la caricature, on la pastiche, on devient nostalgique lorsqu’on pense au passé et « gêné pour elle » 1612 quand on parle des années 80. On ne sait plus comment réagir devant L’Amant de la Chine du Nord, livre qui met vraiment en difficulté la critique qui se dit, comme l’on peut lire dans Lu, à la fois scandalisée par le « déjà-vu » et « émue » par « l’histoire forte et l’émotion de Duras qui parvient, avec le style à la fois dépouillé et lyrique, à émouvoir durablement son lecteur » 1613 . On se demande pourquoi la critique est tellement désorientée ? Le fait que les journaux écrivent plutôt sur les scandales 1614 et les vengeances de Duras au lieu de saluer la parution d’un nouveau livre, est-ce un essai de détourner le regard du lecteur de l’état de confusion et de difficulté de parler dans lequel se retrouve la critique face à cet écrivain qui ne cesse pas de la défier ? Tout est envisageable, vu le titre de l’article de Frédéric Beigbeder, « Que dire du dernier Duras en société ? », qui exprime en quelque sorte une perception confuse de Duras par la critique déchirée entre dire du bien et dire du mal de cet écrivain. L’auteur de cet article rend une image assez intéressante de la manière dont Duras est reçue en société dans les années 80-90 et dit qu’il va devenir difficile de faire un repas dans le sixième arrondissement de Paris sans aborder la question. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que les journaux parlent de l’effet Duras en société. On se rappelle ici les discussions en société sur Duras dans les années 60 avec la parution du « cycle indien ». Ce qui paraît bizarre dans le cas de L’Amant de la Chine du Nord, c’est le fait que l’auteur de l’article semble n’en avoir entendu que des commentaires négatifs du genre « notre institution durassienne est de plus en plus snob, à preuve son retour chez Gallimard », « le titre a l’air d’une parodie. N’oublions pas que le meilleur livre de Mademoiselle Duraille a été écrit par Patrick Rambaud ! C’est donc une fausse suite, plutôt un remake de son déniaisement précoce en Indo ! », « C’est surtout un roman commercial » fait pour gagner du « fric pour ses héritiers » et « pour énerver ses contemporains. » 1615

Notes
1599.

France Soir, 20 juin 1991, « L’amour recommencé » par Jean-Claude Lamy

1600.

Le Magazine littéraire du juillet-août 1991 publie une caricature qui présente deux visages de Duras, l’un de l’adolescente qui tient dans sa main L’Amant, l’autre de l’écrivain octogénaire, l’Amant de la Chine du Nord dans ses bras.

1601.

« La vie est un roman » par Jean-François Josselin, Le Nouvel Observateur, 13-19 juin 1991

1602.

Libération, 13 juin 1991, « Duras dans le parc à amants » , propos recueillis par Marianne Alphant

1603.

“La réponse de Jérôme Lindon”, op. cit.

1604.

Op. cit. Duras considère cet épisode un simple détail, mais définitif. Elle raconte à Libération que Jérôme Lindon lui a demandé le manuscrit, le premier état de son travail qui s’appelait à ce moment-là Le Cinéma de l’amant ou L’Amour dans la rue. Pendant quarante jours elle a été sans aucune nouvelle de ce manuscrit. Il lui a été envoyé sans un mot à Trouville. Pendant les trois jours suivants, elle est restée sur les premières pages du manuscrit à pleurer. Leur dernière conversation eut lieu par le biais de Libération. Duras dit: « Lindon a peut-être pensé : Elle doit vieillir, comme elle a été très malade, elle ne se rendra pas compte. J’ai une chose à lui dire : c’est qu’il n’est pas et ne sera pas un écrivain. Et il doit faire son deuil de Duras, définitivement. C’est fini, jusqu’à la mort incluse. Il n’aura rien après ma mort. Morte je peux encore écrire. » La réponse de Jérôme Lindon, toujours via Libération, est pourtant pleine de respect. L’éditeur essaie d’expliquer la lourde tâche qu’il eût à corriger ce manuscrit presque illisible et n’hésite pas à préciser que, dans la version parue chez Gallimard, Duras avait définitivement supprimé ou réécrit « de fond en comble » tous les passages qu’il lui avait signalés comme n’allant pas. « Tous, sans exception. », dit Lindon. Il parle encore de l’orgueil démesuré de l’écrivain qui ne peut plus accepter les critiques et qui change d’éditeur pour se venger : « Furieuse sans doute d’avoir dû tenir compte de mes conseils, elle avait exigé que le livre ne paraisse plus aux Editions de Minuit. Je serais mal venu de lui reprocher cette foucade. Après tout, elle n’a jamais cessé dans la vie d’agir de la sorte. Et c’est grâce à une volte-face analogue, commise cette fois au préjudice de son premier éditeur, Gallimard, qu’elle m’a permis naguère de publier quelques-uns de ses chefs-d’œuvre. De Moderato cantabile à Emily L. en passant par ce formidable succès populaire qu’est L’Amant (le vrai). Qu’elle me voue aujourd’hui aux gémonies, jusqu’à sa mort et même au-delà, me chagrine certes mais ne me surprend pas vraiment de sa part. Et cela ne m’empêche en rien de lui conserver toute ma gratitude. »

1605.

« Asia Song » par Jean-Louis Ezine, Le Nouvel Observateur, 13-19 juin 1991, pp. 119-120

1606.

« Le frère » par Hugo Marsan, Gai Pied, 4 juillet 1991

1607.

Le Monde, 12 janvier 1990

1608.

Le Quotidien de Paris, 12 juin 1991, « Et soudain, une profonde lassitude… », par Bertrand de Saint-Vincent

1609.

Ibid.

1610.

Il s’agit du film réalisé par Jean-Jacques Annaud que Duras rejette et n’ira pas le voir. Elle dit que son cinéma n’est pas un cinéma qui rapporte de l’argent. Voir France Soir, 20 juin 1991, entretien avec Duras

1611.

« Le frère » par Hugo Marsan, Gai Pied, 4 juillet 1991

1612.

« Duras, forcément », par Jérôme Garcin, Le Provençal, 30 juin 1991

1613.

Lu retrouvé, juillet/août 1991, p. 55

1614.

Voir aussi Le Monde, 28 juin 1991 et Globe, juillet-août 1991, « Que dire du dernier Duras en société » par Frédéric Beigbeder, qui parlent du scandale de Duras avec Lindon et de ses «  mesquineries dans la presse sur le film de Jean-Jacques Annaud ». (Cf. Frédéric Beigbeder, op. cit.)

1615.

Frédéric Beigbeder, op. cit.