« Après C’est tout, c’est fini » 1632

On a l’impression que vers la fin de sa vie, Duras ne jouit plus du crédit de son lectorat. Question d’âge ? Ce serait pourtant injuste de juger une œuvre littéraire selon l’âge de l’auteur. On n’épargne pas Duras de cette erreur, car c’est assez souvent que la réception évoque l’image d’un écrivain octogénaire pour justifier en quelque sorte les commentaires négatifs qu’on fait à propos d’Ecrire 1633 , par exemple, et de C’est tout. En effet, ce tout dernier livre durassien, dont on pourrait croire qu’il ne l’est que par le message, recueilli et offert à la publication par Yann Andréa, donne occasion à d’autres éreintements de la presse. En réalité, ce livre appartient à Duras, c’est du Duras plus qu’aucun autre, c’est du tout dernier Duras, de par le « désordre total » 1634 des idées. L’écrivain n’écrit plus, elle dicte à Yann, « hantée par sa propre mort, mais dans cette confusion apparente de la fin de sa vie. » 1635 Son compagnon témoigne que dans ce « désordre » apparent, Duras corrigeait à la virgule près, à la seconde. « C’était éblouissant » 1636 . Jusqu’au dernier moment de son écriture, si le temps y est pour quelque chose dans la vie, la mort et l’œuvre d’un écrivain, Duras tient le contrôle, domine, écrit. Dans le même temps, la manière dont ce livre est conçu, nous fait penser à M.D. 1637 de Yann Andréa. Les deux livres semblent avoir été écrits presque de la même manière. Le compagnon de Duras raconte l’histoire de l’écriture de M.D. En 1983, Duras fait une longue cure de désintoxication. Pendant cette cure, a-t-elle déliré ? Il a pris en note ce qu’elle disait afin de pouvoir le lui montrer. Rétablie, elle a lu ces notes. « Mais c’est très bien ce que je dis. Yann, il faut que vous fassiez un livre. » 1638

Quant à C’est tout, la procédure d’écriture est la même, à la seule différence que Duras le dicte tout en étant consciente de la chose. Mais peut-être que le verbe « dicter » n’est pas le plus approprié dans ce cas non plus. A en croire Paul Otchakovsky-Laurens, l’éditeur de ce dernier Duras, l’écrivain aurait dit ces mots à Yann Andréa, qui les aurait retranscrits ensuite. Ecoutons ce que l’éditeur en dit dans un entretien pour la revue Europe :

‘« C’est tout est un livre qui me paraît un vrai livre, même si elle ne l’a pas construit. Comme le texte le montre bien, ce sont des mots qu’elle a dits à Yann Andréa, qui les a retranscrits, mais moi, j’entends Duras, là. Ce n’est pas un texte composé comme l’étaient les autres, il a été noté au jour le jour par Yann Andréa. Yann s’est d’ailleurs trompé à un moment : il a mis les Rameaux après Pâques… Je m’en suis rendu compte trop tard, mais on n’a rien changé dans les réimpressions parce que c’était comme ça, voilà. C’est tout n’a pas été conçu par elle comme un livre, mais que ce soit un authentique Duras, c’est évident. » 1639

Mais quelle importance faut-il accorder à cet aspect concernant la procédure d’écriture du livre? A lire ces témoignages, on se demande si le lecteur n’est pas mis en déroute par ce brouillage sur l’auteur du livre, ce qui pourrait en influer sur la réception finalement et, en conséquence, en justifier l’accueil négatif. En effet, l’accueil qu’on fait à cet ouvrage de « 55 pages menues où règne le blanc » 1640 n’est pas enthousiaste. « C’est à peine un livre que publie P.O.L. dans la plus grande discrétion », annonce Livres Hebdo le 31 août 1999, à l’occasion de la parution de l’édition définitive des « ultima verba » de Duras, qui ne compte pas plus de 60 pages. Une première version de C’est tout était parue chez le même éditeur en septembre 1995, qui rassemblait des paroles, des bribes, des esquisses de projets, notés par Yann Andréa sous la dictée de Marguerite Duras, du 20 novembre 1994 au 1er août 1995. Il s’est vendu 30000 exemplaires de ce qui restera pourtant comme le dernier livre publié de Duras de son vivant. Mais, après la parution de C’est tout, « Marguerite a continué, encore un peu, à vivre, et Yann à noter » 1641 , raconte Livre Hebdo. Très précisément, du 12 octobre 1995 jusqu’au 29 février 1996. « Pour nous », explique-t-on chez P.O.L., « il s’agit de la remise à l’office, modeste, de l’édition définitive d’un texte déjà existant, qui n’était pas disponible en français, alors qu’il avait été publié aux Etats-Unis chez Seven Stories, en Allemagne chez Zuhrkamp, en Italie chez Mondadori et en Espagne chez Ollero y Ramos. Le petit tirage que nous avons décidé témoigne de notre volonté de délicatesse à l’égard d’un ouvrage posthume. Ce livre est tout sauf un “coup d’édition !” » 1642 .

Qu’il s’agisse d’une version ou de l’autre, on ne trouve pas beaucoup d’articles dans les archives à ce sujet, signe peut-être que Duras ne suscite plus l’intérêt. On la croit déjà « morte » en 1995 ? On ne s’attend plus à rien de cet écrivain qui n’a jamais cessé de défier la critique ? Pour les uns, C’est tout est perçu comme un livre bouleversant. Rarement un écrivain aura été aussi loin dans l’obsession, dans la confession de la mort qui vient. « Je crois que c’est terminé. Que ma vie c’est fini. Je ne suis plus rien », disait Duras le 1er août 1995. Et elle reprend, dès le 12 octobre : « Je suis morte. C’est fini. » En fait Marguerite Duras ne s’éteindra que le 3 mars 1996. Et ses derniers mots conservés, le 29 février, seront : « Je vous aime. Au revoir. »

On a du mal à y reconnaître Duras. Où est l’image de soi tellement travaillée tout au long de la vie par cette femme-écrivain, devenue l’auteur adulée et multimillionnaire, « la diva capricieuse et tyrannique, la femme redoutable et fascinante » 1643  ? « Là, ce n’est plus Duras », écrit-t-on dans Livres Hebdo. C’est Marguerite tout simplement, qui dit une dernière fois son amour à Yann, son dernier amant, qui partageait sa vie depuis 1980 et dont elle a fait l’un des héros récurrents de son œuvre, rebaptisé Yann Andréa Steiner. Dans cette perspective, Cest tout pourrait vraiment devenir une « espèce de revanche littéraire, où un personnage prend la place de l’auteur qui l’a crée. » 1644

Pour les autres, ces quelques lignes, ces quelques « phrases tristes, désespérées même, à peine un message, ou plutôt un des derniers signes d’amour de cette terrible jeune vieille dame de 81 ans à son dernier amant, son éternel amour » 1645 , donnent de l’écrivain l’image d’un être mortel comme tout le monde, note Josselin. « Notre reine Margot nous livre avec C’est tout un texte durassissime et forcément précieux », titre Le Nouvel Observateur. Pourtant, « cette petite dame aiguë, pointue, perçante » semble indestructible, dit le même critique, qui ne peut pas s’abstenir pour une dernière fois d’exprimer son envie de se moquer d’elle :

‘« Ce qu’il y a de bien avec la Duras, c’est que plus l’on admire plus on a envie de se moquer d’elle. Tenez, page 38, un 13 avril, rue Saint-Benoît, elle avoue : Toute ma vie, j’ai écrit. Comme une andouille, j’ai fait ça. On sursaute. Non ! Pour l’amour du ciel, que Marguerite ne fasse pas son acte de contrition. Dieu merci, à la page suivante, le 19 avril, à 15 heures, toujours rue Saint-Benoît, elle reprend : Il se trouve que j’ai du génie. J’y suis habituée maintenant. Elle l’a échappée belle ! Et nous alors ! » 1646

Mais peut-être que l’attaque la plus forte, dépourvue pourtant d’ironie, vient de Josyane Savigneau, depuis toujours parmi les défenseurs de Duras. Déception ? Horizon d’attente trahi ? Ses mots expriment avec nostalgie le plaisir que ce lecteur trouvait autrefois à lire les livres durassiens. « Peut-on aimer l’écrivain, reconnaître la place qu’il occupe dans la littérature française et dire de son dernier “livre” qu’il est désolant ? » 1647 La déception de cette critique ne la sépare pas de la cohorte de ceux qui ont depuis toujours admiré Duras. Elle n’est pas une « antidurassienne habituelle », puisqu’elle aurait dû ne jamais supporter la manière dont Duras écrivait, sa présence, son existence. Cette définition de l’« antidurassien habituel » appartient à Paul Otchakovsky-Laurens 1648 . Josyane Savigeau voit plutôt dans ce livre une nouvelle et dernière occasion pour les détracteurs durassiens de rire de cette « célébration en direct » de la mort de Duras et surtout la jouissance que ressentent les uns d’apprendre que les « écrivains ne peuvent plus écrire ». On se garde de l’avouer, mais c’est posthume qu’on les veut, dit le critique qui évoque ce que les uns peuvent souhaiter dans leurs arrière-pensées à Duras et aux écrivains en général : « Mourez et vous serez célébrés. » Josyane Savigneau se dit révoltée à l’idée qu’il y ait des gens qui rient de « la beauté du désespoir, de la dernière surprise de cette vieille dame ». Duras le sait bien et ce livre serait un dernier combat contre le désir d’annulation que certains auraient à son égard. Ce livre n’est pas un succès. Mais il nous reste le beau nom de Duras et la cinquantaine de livres où « elle a déjà écrit, magnifiquement ce que C’est tout a échoué à exprimer. » 1649

Notes
1632.

« Après C’est tout, c’est fini », Livres Hebdo, 31 août 1999

1633.

Isabelle Martin du Journal de Genève (19 sept. 1993) dit que Duras, à ses 80 ans, ne peut plus se passer de « séduire et d’estomaquer » ses lecteurs au rythme d’un livre par an.

1634.

« Duras, mon amour », entretien avec Yann Andréa, propos recueillis par Jean-François Kervéan, L’Evénement, 7 janvier 1999

1635.

Ibid.

1636.

Ibid.

1637.

Yann Andréa, M.D., Minuit, 1983

1638.

« Duras, mon amour », entretien avec Yann Andréa, propos recueillis par Jean-François Kervéan, L’Evénement, 7 janvier 1999

1639.

« La musique immédiate des choses », entretien avec Paul Otchakovsky-Laurens, propos recueillis le 25 avril 2005 par Evelyne Grossman et Emmanuelle Touati, Europe, n° 921-922, janvier-février 2006, p. 173

1640.

« Le bouquet de Marguerite » par Jean-François Josselin, Le Nouvel Observateur, 19 octobre 1995

1641.

Livres Hebdo, op. cit.

1642.

Ibid.

1643.

Ibid.

1644.

Ibid.

1645.

Jean-François Josselin, « Le bouquet de Marguerite », Le Nouvel Observateur, 19 octobre 1995

1646.

Ibid.

1647.

« Duras prise au piège » par Josyane Savigneau, Le Monde, 3 novembre 1995

1648.

« La musique immédiate des choses », entretien avec Paul Otchakovsky-Laurens, propos recueillis le 25 avril 2005 par Evelyne Grossman et Emmanuelle Touati, Europe, n° 921-922, janvier-février 2006, p. 173

1649.

Ibid.