Une œuvre qui divise…

Après cette visite de l’univers de Marguerite Duras, par le biais de la presse et de la critique littéraire, nous constatons que la valeur de l’œuvre de cet écrivain est représentable par une courbe qui connaît deux sommets importants : le sommet de la gloire, qui correspond à l’affirmation du grand talent durassien par les voix de la critique et qui se situe dans les années 64 et 66, avec Le Ravissement de Lol V. Stein et Le Vice-Consul, et le sommet de la notoriété, atteint par Duras en 1984 avec L’Amant. On a constaté aussi que l’œuvre de Marguerite Duras peut être mieux comprise si elle est perçue comme une écriture en séries, car il s’agit chez cet écrivain d’une technique d’écriture qui ressemble à un enchaînement d’exercices voisins dont la répétition permet d’obtenir une parfaite maîtrise. Mais la critique n’a pas toujours compris cette mécanique d’écriture et se trouve sans cesse divisée entre les éloges des uns et les déceptions, les ennuis, les confusions et les éreintements des autres. Dans le rapport de Duras à la critique littéraire, on constate une tension permanente qui s’installe dès les « tout premiers Duras », lorsque cet écrivain affiche une grande volonté d’améliorer son écriture et s’engage dans la recherche d’une technique propre, reconnaissable déjà à partir de Des Journées entières dans les arbres (1954) et jusqu’à C’est tout, terminus de la carrière de l’écrivain, mais aussi des éreintements critiques. Car, après la mort de Marguerite Duras, étonnant ou pas, le monde littéraire français s’accorde à l’unanimité pour lui rendre hommage. Pourquoi cette reconnaissance posthume ? Mais ne faut-il pas plutôt voir dans ce changement de perspective le fruit des essais de Marguerite Duras à transformer les vieux critères de jugement de la critique littéraire et artistique ? Dans cette perspective, il faut dire que ses efforts ont été considérables et que le combat avec la critique traditionnelle a été terrible.

A l’image fragile de l’écrivain débutant, auquel on impute les influences américaines ou les ressemblances à l’écriture de Mauriac, de Blanchot ou de Sartre, suivent les grandes « séries » de ce qu’on appelle « du Duras » : les grands défis des années 50, la délivrance des obsessions dans les années 60 et la série de l’impossible, de l’interdit et de l’innommable des années 80. Tout au long de sa vie, Duras aime tenir en haleine le lecteur avec ses silences et ses vides dans l’écriture, qui forment son art de la suggestion, avec ses interminables bavardages et son entêtement d’écrire de manière ambiguë, qui lui procure l’étiquette d’un écrivain terriblement obscure et hermétique, qui écrit pour une certaine élite, avec son goût pour des thèmes tabous, tels l’inceste, l’homosexualité ou l’érotisme qui font le délice des uns et le désespoir des autres dans les années 80. Forcément géniale, narcissique, pastichable, Duras divise la critique, la défie, la choque, l’émeut, la met en déroute, l’attire, par une écriture sans limites et sans contraintes. On aime Duras et on la déteste à la fois, on l’adule et on s’en moque dans la presse. Comment faire autrement face à ce « monstre sacré » qui ne cesse d’éblouir le lecteur par son narcissisme exagéré et par une attitude d’autoglorification ? Duras connaît de son vivant toutes les catégories d’accueil qu’une œuvre littéraire peut avoir : des superlatifs, des blâmes, des invectives, des silences parlants, des éreintements et des rires, des éloges sous-entendus ou clairement exprimés. En contrepartie, elle n’offre qu’une œuvre littéraire qui suit avec entêtement la mécanique séductrice d’écriture, basée sur la répétition thématique et sur l’art de l’ambiguïté. Si jamais il arrive à la critique de ne pas la comprendre, elle, « la déesse platitude », n’a rien à changer ; c’est la critique qui doit réviser sa manière de juger les œuvres littéraires et qui finit par changer.

Qui est Marguerite Duras ? on se demande maintenant, lorsque nous avons une idée de l’accueil à chaud réservé par la critique à ses livres. Quels effets cette œuvre a-t-elle produits chez ses lecteurs ? Il est temps de préciser, à ce stade de notre recherche, que l’œuvre de Marguerite Duras ne produit pas uniquement des réactions pour et contre chez le lecteur, mais aussi qu’elle est à l’origine de quelques effets de lecture intéressants. Toujours divisés entre des attitudes élogieuses et dénonciatrices, ces effets de lecture offrent une image de la manière dont le lecteur durassien s’est senti incité à produire à son tour à partir de l’œuvre de Marguerite Duras. La dernière partie de notre travail de recherche est donc centrée sur des gestes critiques inédits, partagés entre des éreintements et des hommages, gestes qui viennent compléter l’analyse de la réception de Marguerite Duras par la critique.