Duras prête à la caricature 

Lorsqu’on prononce le mot « caricature » (de l’italien « caricare », charger) dans le contexte de la réception de Marguerite Duras, on renvoie à deux réalités distinctes à la fois. D’abord on pense à la charge comme imitation excessive de son portrait par un dessin à caractère satirique ou grotesque. Ensuite, ce mot renvoie au mimétisme littéraire dont l’œuvre de l’écrivain fait l’objet dans diverses compositions à caractère satirique. En ce qui concerne Duras, son œuvre fait l’objet de l’écriture parodique de Patrick Rambaud, directement liée à la caricature par l’élément commun à ces deux manifestations artistiques : la charge.

Par ailleurs, l’association du nom de Duras à la caricature n’est pas une nouveauté. On a plusieurs fois écrit dans la presse contemporaine à l’écrivain que cet auteur se répétait dans ses livres, les réécrivait et reprenait ses thèmes préférés jusqu’à la caricature et à l’auto-pastiche. 1655 Autrement dit, pourrait-on considérer que Duras donne le ton dans ce type d’approche critique de son oeuvre? Non, Duras ne parle jamais d’une telle entreprise autocritique. Les répétitions et les reprises à l’infini des thèmes préférés, ainsi que l’apparente réécriture de certains de ses livres par elle-même, ne font que la distinguer de ses confrères de l’époque, que tantôt elle irrite, tantôt elle touche, tantôt elle leur arrache des éloges. Mais c’est dans son style qu’il faut chercher l’origine de l’envie de la caricaturer. Bref, Duras est l’écrivain idéal, un cas particulier, comme le laisse entendre Patrick Rambaud, qui prête à la caricature. En effet, il explique dans un entretien les raisons qui l’ont poussé à parodier Duras :

‘« J’ai fait beaucoup de parodies de quelques pages avec Michel-Antoine Burnier : Simone de Beauvoir, Bodard, Sagan, Sollers, Emmanuelle Arsan, Brassens et une quarantaine d’autres. Dans la plupart des cas, ça fait rire pendant cinq ou six pages, et après ça devient fastidieux. Pour écrire un livre entier, il faut un écrivain célèbre, très sérieux, extrêmement prétentieux, un monument, quoi. Une enflure de la tête qu’on a envie de dégonfler. Or, Marguerite Duras avait tout ça, porté à un degré inimaginable. J’ai commencé par lire ses livres, qui m’ont fait pleurer de rire. » 1656

Une première raison donc qui pousse les autres à caricaturer Duras est son style particulier d’être, de parler et d’écrire. Une autre raison très importante, qui définit aussi le rôle de la caricature, est le fait que ce style particulier énerve parfois le lecteur et le met en situation d’émettre des critiques négatives. Tel est le cas de Rambaud qui se déclare énervé par Duras. Au lieu de faire une critique en disant qu’elle l’exaspère, il préfère se moquer d’elle en la parodiant. En outre, ce geste critique, dit-il encore en 2006, le fait rire et lui procure le plaisir de la lecture. Mais ce geste, bien qu’innocent en soi, n’est-il pas encore plus acide et éreinteur que le plus dur commentaire d’un journal ou d’un critique littéraire ? Ecoutons dans cette perspective l’aveu de Patrick Rambaud :

‘« Je me suis surtout moqué de Marguerite Duras, mais ça n’est pas gênant… Ça a fait rire au moins la moitié des gens. Mais il est évident qu’il n’y a plus vraiment de grandes critiques. Ce qu’on trouve maintenant ce sont des critiques d’humeur qui ne sont pas très intéressantes. Marguerite Duras m’énerve par exemple : au lieu de faire une critique en disant qu’elle m’exaspère, je préfère me moquer d’elle. La parodie est une forme de critique, on exagère les défauts, c’est très XVIIe siècle comme pratique. J’ai fait deux Marguerite Duraille, c’est les seules fois où je me suis fait rire tout seul. » 1657

On reconnaît ainsi dans l’écriture imitative une forme de critique ou de réception d’un écrivain. Mise à part la manière d’écrire de Duras, un autre aspect visant l’image de Duras est évoqué par Patrick Rambaud comme étant à la base de l’envie de la caricaturer : le visage. Laure Adler en parle aussi dans sa biographie de l’écrivain lorsqu’elle regroupe les aspects de l’identité durassienne qui prêtent à la caricature :

‘« Duras a un visage ravagé, un corps tout fripé, une méchanceté à tout casser, un désir de séduire et comme seule arme le fait de se prendre pour Duras. “Duras qu’on idolâtre. ” Dur désir de Duras. Duras qui veut durer. Duras caricaturable, pastichable. Marguerite Duraille. Patrick Rambaud ne s’en privera pas avec Virginie Q. Rançon de la gloire certes, mais aussi mise à nu des afféteries du langage durassien, de cette hypertrophie emphatique du moi dont elle souffre, de cette manière de dire “ la vérité ” sur tout et n’importe quoi » 1658 .’

D’ailleurs, en 1984, l’écrivain dresse elle-même son portrait de manière à inspirer les caricaturistes. En effet, dans l’incipit de l’Amant, elle dit : « J’ai un visage lacéré de rides sèches et profondes, à la peau cassée. Il ne s’est pas affaissé comme certains visages à traits fins, il a gardé les mêmes contours mais sa matière est détruite. J’ai un visage détruit. » 1659

Ce genre de geste critique rejoint ou confirme la fonction ludique de la lecture, dont parle Michel Picard dans son livre La lecture comme jeu, essai sur la littérature 1660 . En effet, l’écriture imitative, selon Picard, fait partie du « jeu des ressemblances et des différences et, en particulier, des différences dans les ressemblances » 1661 , en rejoignant en cela Genette qui définit l’hypertexte comme « une présence effective d’un texte dans un autre texte » 1662 . Comme le souligne l’auteur de Palimpsestes, le plaisir même de l’hypertexte est un jeu, car la parodie, par exemple, est une transformation ludique d’un texte singulier. Mais ce jeu comporte un double avantage, car il regroupe au moins deux « effets de lecture » 1663  : l’un vise le lecteur, l’autre agit sur l’œuvre. Quant au lecteur, qu’il soit pasticheur, auteur de parodie ou d’une caricature, l’effet est à long terme. Comme le dit Michel Schneider, pour un pasticheur, par exemple, ce geste critique est un pas important dans le devenir écrivain. En affirmant ceci, il parle de Proust qui, « après qu’il a écrit ses pastiches, il trouve son style, sa voix… Proust ne parvient pas à écrire comme Proust qu’après avoir délibérément fait l’effort d’écrire comme Balzac ou Flaubert. » 1664 De la même manière, on pourrait dire que Patrick Rambaud parachève son style en travaillant le style des autres 1665 . Bien plus, Michel Schneider dit que le pastiche délivre une vérité profonde de la lecture : « on a vraiment lu un livre quand on ne peut plus s’en défaire, qu’on ne peut plus que le refaire, le contrefaire » 1666 , idée que rejoint le concept moderne que c’est le lecteur qui fait, pour la première fois, le livre.

Mis à part cette fonction re-créatrice du lecteur, cet auteur renvoie à la fois à l’avantage que l’œuvre tire de la lecture. On lui reconnaît la valeur par la lecture. Lorsqu’on lit un livre d’un bout à l’autre, on atteste l’importance qu’on lui accorde et de l’intérêt qu’on lui prête. L’écriture imitative à partir des textes durassiens témoigne donc de l’importance de l’œuvre entière, puisque, comme on peut constater dans les compositions de Rambaud, ce lecteur transforme ou retranscrit un livre tout en faisant un mélange de références aux autres ouvrages de Duras. Il n’y a pas qu’Emily L. qui est parodié, il y a dans le livre de Rambaud une multitude de références à L’Amant ou à Les Yeux bleus cheveux noirs. L’œuvre de Duras est lue, donc elle vit.

Par ailleurs, les propos de Rambaud nous déterminent aussi à nous s’interroger sur les formes que l’écriture imitative revêt en parlant de Duras. Y a-t-il vraiment un rapport étroit entre la caricature et l’écriture imitative ? Comment nommer les compositions faites par les autres à partir des œuvres de Duras : des pastiches ou des parodies ? Sans trop insister sur les différentes définitions 1667 qu’on a données à ces deux termes tellement apparentés, mais forcément différents, nous voulons mettre en exergue le fait que l’intérêt que l’œuvre d’un écrivain peut susciter chez un lecteur est lu aussi à travers le type d’écriture imitative adopté. Pour résumer, on note que s’il s’agit d’un pastiche, il faut s’attendre à une imitation du style de l’écrivain en question, à une visée ludique, mais sans pour autant toucher au genre littéraire du livre. Autrement dit, ce geste critique n’est pas « transgénérique », comme Genette appelle la parodie, par exemple. Cette dernière forme particulière de réception, la parodie, consiste dans la dégradation d’un « sujet noble » 1668 (par l’application du style épique, homérique, à un sujet non héroïque) ou dans le traitement d’un sujet noble en style vulgaire. Bien plus, Genette voit dans la parodie une imitation et une distorsion d’une œuvre bien connue avec un effet comique et des intentions critiques. Bref, la parodie est une forme d’humour qui utilise le cadre, les personnages, les expressions d’une œuvre existante et connue. Le rire survient à cause du décalage entre cette œuvre et ce que les comédiens ou les auteurs en font. Elle peut être utilisée avec des intentions satiriques ou polémiques. C’est en quelque sorte ce que Rambaud se propose au sujet de l’œuvre durassienne lorsqu’il avoue avoir réécrit Duras pour se moquer d’elle, pour rire et indirectement, pour dénoncer sa manière d’écrire et ses stéréotypies qui l’irritent. D’ailleurs, Rambaud appelle de pures parodies les compositions qu’il fait à partir de l’œuvre de Duras, car, dit-il, la différence entre pastiche et parodie vient de l’intention de l’auteur, de la sympathie ou de l’antipathie qu’il ressent vis-à-vis de l’œuvre visée ou de son auteur. Ainsi, le pastiche est-il un exercice d’admiration 1669 , alors que la parodie, elle, est un exercice de moquerie, avec des degrés dans la méchanceté. Rambaud tient à préciser qu’il n’a pas la moindre admiration pour Duras : « Au contraire, plus l’exaspération est grande, meilleure est la parodie. J’ai un profond agacement envers Duras. » 1670

Il faut pourtant noter que l’écriture palimpseste de Rambaud est perçue comme étant plus qu’une parodie. Tantôt on assiste à un mélange de parodie et de pastiche dans Virginie Q., par exemple, tantôt on lit de véritables pastiches de Marguerite Duraille dans les pages écrites à partir du dialogue de Marguerite Duras avec Platini. On peut remarquer que la caractérisation formelle des ouvrages de Rambaud est assez ambiguë, selon les différents critiques. Ainsi, Annick Bouillaguet dit-il que Virginie Q. est un pastiche de style intégral 1671 , car Rambaud ne se limite pas seulement à Emily L., mais touche au passage à d’autres livres durassiens. Quant à Mururoa mon amour, Frédérique Martin-Scherrer dit qu’on a affaire à un mélange de parodie et de pastiche satirique, ce qu’il appelle « une charge au registre nettement polémique » 1672 . Quelle que soit la terminologie utilisée, l’important réside dans la présence de l’écriture palimpseste comme preuve de l’acte de lecture, témoin de l’intérêt que suscite l’œuvre durassienne chez le lecteur. L’œuvre parodiée, pastichée, caricaturée etc. fait penser premièrement au plaisir qu’elle procure au lecteur de la lire et ensuite de la réécrire, puisque même s’il s’agit d’une composition satirique, voire polémique, la communication écrivain/lecteur existe et garantit la survie de l’œuvre.

Notes
1655.

On rappelle ici les propos de la critique sur L’Amant de la Chine du Nord visant la réécriture de L’Amant, perçue comme un auto-pastiche de Duras.

1656.

Lire : le magazine littéraire,septembre 2003, entretien de Patrick Rambaud avec Didier Sénécal, Site de Lire, le magazine littéraire en ligne, www.lire.fr (consulté le 15 juillet 2007)

1657.

« La jeunesse du bicorne », interview de Patrick Rambaud, propos recueillis par Thomas Flamerion pour Evene.fr, septembre 2006

1658.

Laure Adler, Marguerite Duras, Gallimard, 1998, p. 831-832. Voir aussi op. cit., p. 856

1659.

Marguerite Duras, L’Amant, Minuit, 1984, p. 10

1660.

Michel Picard, La lecture comme jeu. Essai sur la littérature, Ed. de Minuit, 1986

1661.

Michel Picard, op. cit., p. 245

1662.

Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Seuil, « Poétique », 1982, p. 8

1663.

On rappelle ici la théorie de l’effet de lecture soutenue par Wolfgang Iser, qui voit dans le texte littéraire une forme de communication. En effet, la lecture est, d’après Iser, le moment où le texte commence à produire un effet. L’intention de l’auteur, la signification contemporaine, psychanalytique, historique etc., le mode de structuration du texte, tout cela n’a aucune valeur si le texte n’est pas lu. La théorie de l’effet de lecture de Iser est fondée sur la révolte du destinataire contre des significations imposées. Il est donc important de remarquer quel est l’effet ou l’impact de la lecture sur le lecteur. Car, dit Iser, « l’acte de lecture se déroule comme un procès de communication qu’il s’agit de décrire ». Au lieu d’analyser le sens le l’œuvre, il vaut mieux analyser ce qu’éprouve le lecteur en la lisant. Voir dans cette perspective Wolfgang Iser, L’acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, trad. Evelyne Sznycer, éd. Pierre Mardaga, Bruxelles, 1976, p. 11-16 et 48, ainsi que H.-R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978, p. 47

1664.

Michel Schneider, Les voleurs de mots. Essai sur le plagiat, la psychanalyse et la pensée, Gallimard, 1985, p. 67

1665.

Patrick Rambaud est l’auteur d’une trentaine de livres, dont plusieurs parodies. En 1997, il reçoit le Prix Goncourt et Le Grand Prix du roman de l’Académie française pour son livre La Bataille . (Grasset) Avec Michel-Antoine Burnier, il réalise une quarantaine de pastiches.

1666.

Ibid. p. 70

1667.

Pour une étude approfondie de ces termes, se rapporter aux livres suivants : Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Seuil, « Poétique », 1982 (repris dans la coll. « Points », 1992), Michel Schneider, Les voleurs de mots, Gallimard, 1985, Annick Bouillaguet, L’écriture imitative, Nathan, 1996, Daniel Sangsue, La Parodie, Hachette, 1994. Ces livres offrent une image détaillée des différences qui existent entre pastiche et parodie. On retient ainsi qu’au cœur même de la définition de la parodie se situe la notion de transformation (Genette). En effet, dans Palimpsestes, l’hypertexte désigne « tout dérivé d’un texte antérieur par transformation simple ou par transformation indirecte ». (G. Genette, op. cit., p. 14 ) Genette dit que la parodie est une transformation directe de l’hypotexte (le texte A), alors que le pastiche (texte B) désigne une imitation (transformation indirecte, car elle suppose la médiation d’un modèle générique qui doit être reconnu comme tel) d’un texte, tout en conservant le style.

1668.

La représentation aristotélicienne de la parodie parle d’une volonté de railler, dans un texte second, un texte premier appartenant au genre noble par excellence (l’épopée).

1669.

Pour le pastiche, Rambaud cite Proust, qui, dans ses Pastiches et mélanges, raconte les méfaits d’un arnaqueur célèbre à la manière d’un roman de Balzac, de Flaubert, d’une critique de Sainte-Beuve ou du Journal des Goncourt. Pour la parodie, il parle des livres qu’il a faits à partir de l’œuvre durassienne. Cf. « Faut-il célébrer le pastiche ? Admirations et exécrations » par Laurence Liban, entretien de Patrick Rambaud, in Lire : le magazine littéraire, février 1998, Site de Lire en ligne, www. lire.fr (consulté le 15 juillet 2007)

1670.

Ibid.

1671.

Annick Bouillaguet, L’écriture imitative, Nathan, 1996, pp. 21-22

1672.

Frédérique Martin-Scherrer, « Duras raillée », in Lire Duras, ouvrage présenté par Claude Burgelin et Pierre de Gaulmyn, PUL, collection « LIRE » dirigée par Serge Gaubert, 2000, p. 564