Duras en proie au mimétisme littéraire 

Virginie Q. et Mururoa mon amour

Avec le succès de l’Amant en 1984, Marguerite Duras goûte le bonheur de la gloire, mais aussi l’amertume de nombreuses méchancetés de la réception. Motivé par le style reconnaissable et la « grosse tête » de Duras, Patrick Rambaud, toujours à la recherche de proie pour son écriture imitative, se lance tout de suite dans l’écriture de deux parodies à partir de l’œuvre durassienne. Quelles sont les qualités d’un bon parodié ? « Il faut avoir un style reconnaissable d’emblée et une grosse tête. Plus le parodié a la grosse tête, plus il est facile de taper dessus et plus le plaisir dure. Voyez Marguerite Duras : elle était si gonflée d’elle-même que j’ai pu sans problème écrire deux romans. Le tout signé Marguerite Duraille. » 1673 , avoue en 1998 ce « parodieur redouté et fécond » 1674 qui ne sourit jamais, mais qui éclate souvent de rire à lire les livres de Marguerite Duras. D’ailleurs, avec les parodies sur l’oeuvre et l’auteur de l’Amant, il dit que c’est la seule fois de sa vie où il rigole tout seul, sans se faire aider par Michel-Antoine Burnier. La première imitation satirique inspirée par l’œuvre durassienne à Patrick Rambaud et à Michel-Antoine Burnier date de 1977. La composition intitulée « Mirot Chinois mon amour » est publiée par Balland dans un recueil sous le titre de Parodies 1675 . Sur la couverture figurent les noms de dix-neuf auteurs dont celui de Marguerite Duras. Il s’agit d’un scénario de film dans lequel il est question d’acheter des lunettes à un Chinois incapable de voir, étant myope, que le navet épluché sous ses yeux n’est pas nouveau mais vieux, éculé. Ce navet est évidemment une représentation métaphorique du film lui-même.

Les deux compositions satiriques suivantes à partir de l’œuvre de Duras sont écrites par Patrick Rambaud lui-même et se présentent comme des romans signés Marguerite Duraille. Le premier, Virginie Q., comprend le travestissement d’un roman durassien, Emily L. 1676 , la parodie d’une interview célèbre (« Duras-Platini : le stade de l’ange » 1677 devenue « Duraille-Ramirez : le choc des titans ») et un pseudo-téléfilm : « Roméo ou Juliette ». Le deuxième livre de Rambaud reprend le filon déjà exploité avec « Mirot Chinois », mais sous la forme, cette fois, d’un roman ; figurent à la suite un scénario : « Pondichery song » (tiré de India Song), une correspondance fictive : « Un hiver dans la Manche » (où l’on voit Duras se plaindre aigrement que l’on a fermé prématurément les radiateurs de son appartement à Trouville), enfin « Insomnia insomnie », bref essai parodiant la manière d’écrire de La Vie matérielle, et plus particulièrement la dernière séquence, intitulée « La population nocturne ». Ces deux livres sont pourvus de l’appareil paratextuel habituel : épigraphe, présentation, préface, lieu et date de rédaction. Il y a même des notes en bas de page, œuvre du parodieur, censées donner au lecteur l’impression d’originalité, d’un vrai livre écrit selon les coutumes littéraires. Le nom même de Duraille, proche phonétiquement du verbe « déraille » 1678 , participe de l’intention satirique de l’auteur. Bien plus, dans le cas de Virginie Q. ainsi que de Mururoa mon amour, pour faire bon poids, Rambaud s’est même permis un clin d’œil à la célèbre couverture des éditions de Minuit : fond blanc, fin filet bleu, typographie identique, le « M » de Minuit étant remplacé par le « B » de Balland (pour Virginie Q. uniquement), et la fameuse petite étoile par une marguerite.

Comment expliquer la quantité de compositions satiriques sur Duras ? Qu’est-ce que cette (sur-)charge rambaldienne laisse-t-elle entendre ? Mis à part les explications de Patrick Rambaud sur les motivations qui l’ont poussé à redire Duras, relatives à la notoriété et à la singularité de l’œuvre durassienne, une autre évidence s’impose. Comme le dit Frédérique Martin-Scherrer, « on peut croire que l’œuvre de Marguerite Duras n’est pas si facile à abattre, puisqu’elle nécessite tant d’assauts successifs » 1679 . Autrement dit, rien ne peut convaincre Duras de changer de manière d’écrire. Une fois qu’elle s’engage sur la route de son propre style, Duras y demeure jusqu’à la fin de sa vie, sans se soucier ou se sentir gênée par les attaques de la critique. Plus on l’attaque, plus elle riposte par un autre livre écrit de la même manière.

A la différence de Virginie Q., Mururoa mon amour vise deux cibles distinctes : cet ouvrage s’attaque d’une part à l’œuvre de Marguerite Duras, et d’autre part à la politique menée par le gouvernement chiraquien pendant l’été 1995, au moment où les essais nucléaires de la France ont provoqué une vaste controverse. Les enjeux de ce texte relèvent donc à la fois de la critique littéraire et de l’engagement journalistique de Rambaud. On reconnaît ainsi à cette composition satirique de 1996 un fort caractère polémique. Pourtant, les deux hypertextes rambaldiens se servent des mêmes procédés de transformation et d’imitation à valeur critique ou ridiculisante. Quels sont ces procédés et quelle est leur fonction ? Sur quoi insiste ce critique ? Que se propose Rambaud de transmettre au lecteur ? Comment sont reçues ces compositions satiriques et qu’est-ce qu’on peut lire à travers elles ?

Le titre de la parodie rambaldienne de 1988 imite le penchant durassien pour les initiales : Virginie Q. est calqué sur Emily L. L’incipit du roman de Duras : « Ça avait commencé par la peur » devient, version Duraille : « C’est comme ça que ça aurait l’air d’avoir commencé », phrase qui a le double avantage de pasticher ce début tout en prononçant sur lui un jugement critique négatif. Le cadre narratif de l’hypertexte transpose celui de son modèle : un homme et une femme, arrivés dans un village nommé Colombin-sur-Meuse dans le but de regarder couler l’eau du fleuve à cet endroit incongru, s’installent dans un bistrot où on leur sert un menu à prix fixe. Tandis que l’un et l’autre échangent des propos absurdes propres à alarmer le patron du bar, entrent des Africains, des Mouchamèdes, qui effraient la femme (faisant fonction de narratrice). Peu après, les deux personnages montent dans une chambre. Indigestion, cris, sanglots, dialogues décousus, postures grotesques et autres ingrédients « durailliens » alternent jusqu’à ce que, au petit matin, le couple observe un camion-poubelle, servi par les Mouchamèdes de la veille, ramasser les ordures dans la rue. Pour finir, chacun rentre chez soi. Les faits racontés font l’objet d’un récit que la narratrice envisage d’écrire.

Virginie Q. relève à la fois de la parodie et du pastiche. 1680 Bien plus, il n’y pas de grande différence entre Virginie Q. et Mururoa mon amour. A lire ces deux livres de Rambaud, on se rend compte qu’il a été beaucoup inspiré des interviews accordées par l’écrivain à la presse. En effet, outre l’entretien Duras-Platini, Rambaud reprend des affirmations ou des thèmes célèbres évoqués par Duras dans ses livres, ainsi que dans les interviews accordées. Tel est le thème moins connu peut-être, voire banal (on reconnaît d’ailleurs à Duras son penchant pour les thèmes banals), de la vache des Impudents, dont Duras parle dans l’interview qu’elle accorde à Jean-Louis Ezine, et qui est « du gâteau » 1681 , pour ainsi reprendre Rambaud, qui s’en sert dans son livre Mururoa mon amour. Ce que Duras confie à Jean-Louis Ezine :

‘« Nouvel Observateur : L’impudence n’est plus un sentiment durassien ?’ ‘M. Duras : Non. Je suis hardie, franche, je suis capable d’un courage monstre. Mais impudente n’est pas le mot. Dans Les Impudents, c’est encore la vache que je préfère. La vache écornée par le train, avec ce trou sanglant sur la tête. J’ai encore peur avec elle, Maud, la gardienne des vaches. Peur comme elle d’être jetée, abandonnée ou vendue. Comme j’ai cru l’être, deux fois par ma propre mère. Elle avait été ruinée par mon frère. Elle a essayé de me vendre. Mais je l’ai raconté souvent. » 1682

se transforme chez Duraille en :

‘« Elle avait été jeune aussi. Ça se passait dans un petit village près de Vaudeville-sur-mer 1683 , à quelques centaines de mètres de la mer. Au bord de la mer qui se nommait la Manche. Ce village, lui, s’appelait Bourville. C’était là. Au milieu de la prairie il y avait une vache à lait. Une vache pleine de viande aussi. Elle avait avancé la main vers la vache, vers ses cornes de vache. La vache l’avait regardée sans rien dire, comme ça, comme si elles se connaissaient déjà. Comme si déjà elles avaient joué ensemble. Et puis la vache elle avait eu peur. Une crainte qui venait d’on ne sait d’où. La vache avait fait un pas sur le côté. Et la vache avait dérapé sur l’herbe verte, elle avait basculé sur elle, la petite fille de Bourville qui avait tenté de se libérer. Mais la vache était lourde. Ce n’est pas simple ce que j’essaie de dire là. Dire, c’est tenter de savoir ce qu’on dirait si on disait. » 1684

Ce paragraphe est une bonne occasion aussi pour faire remarquer le plaisir que Rambaud a à calquer des expressions célèbres de Duras, telles la phrase d’Ecrire : « Ecrire c’est tenter de savoir ce qu’on écrirait si on écrivait. » 1685 ou bien l’expression « sublime, forcément sublime » devient dans la version de Rambaud : « Violent, forcément violent » 1686 . Dans cette même perspective, on mentionne la générosité de la charge de Rambaud dans la toponymie. On retrouve ainsi dans les parodies des noms de lieux et autres détails géographiques tels que : Vaudeville-sur-mer, Bourville, Colombin-sur-Meuse qui se trouve dans la banlieue de Morbach, Mururoa, le lac Tufu, le fleuve Grocacu, Kimbala, Troulala, Kiligrossu, Folleville-en-Auge, Chernoville, Pondichéry, la rivière de Ariancoupam, . A retenir aussi le nom du vétérinaire de Mururoa : Norbert le Névrosé, en référence aux dégâts matériels, physique et psychiques provoqués par la catastrophe de Hiroshima et le nom du dictateur roumain « Cochono Séocheskou », dont parlent les Mouchamèdes de Virginie Q. 1687 Par ailleurs, dans Mururoa mon amour, parodie à fort caractère polémique, Rambaud réserve une place importante à l’événement de Hiroshima et, par des allusions empreintes d’une touche comique, il décrit les effets dramatiques de la bombe, sur les humains et les animaux. Quelques exemples tirés de ce livre duraillien suffisent pour convaincre le lecteur de l’acharnement de Rambaud contre les graves conséquences non seulement de la bombe de Hiroshima, mais aussi de l’utilisation de la bombe comme arme, ne serait-ce que dans des essais 1688  :

‘« Ou bien c’était les bombes qui avaient longtemps fait bouillir l’eau. Qui étaient montées en nuages, que le vent avait poussés vers les îles Samoa, Tonga et Fidji. C’étaient en 1966. On le lui avait dit. Elle se disait que non. Que quand on lance une bombe dans l’eau ça ne faisait pas mal à l’eau. Il n’y avait pas de cicatrices sur l’eau. Que l’eau, elle se referme tout de suite après. Elle avait bouilli, oui, comme dans une casserole. Et puis elle devenait bleue comme avant. Et puis les habitants aussi. Ils devenaient bleus. Ils vivaient comme ça et mouraient pareil, très vite. » 1689

Quant à Hiroshima, la description des conséquences de la bombe est bien plus dramatique. L’affirmation de Duras, « tu n’as rien vu à Hiroshima », peut être interprétée de deux manières différentes. D’une part, comme l’explique l’écrivain dans une interview 1690 , elle renvoie au principe de départ qu’est l’inconnaissable dû au manque d’images en direct sur la catastrophe. D’autre part, une autre interprétation plus profonde s’impose, exploitée aussi par Rambaud, et qui renvoie aux conséquences qu’on ne voit pas tout de suite, mais qui à long terme s’avèrent dramatiques. Rambaud parle dans cette perspective d’hommes à deux nez et aux six doigts qui servent à applaudir les champignons géants qui lèvent dans le ciel de Mururoa. On voit aussi des enfants collés les uns aux autres par les épaules, qu’on emmène chez le vétérinaire, mais qui ne mordent pas les autres habitants de l’île de Colodoua. On rencontre aussi des poissons plumés qui miaulent et des requins avec des nattes 1691 .

Par ailleurs, on note que Rambaud reprend dans ses parodies tout le bestiaire durassien, qu’il transforme de manière à faire rire le lecteur. Ainsi, l’accident où la vache noire des Impudents meurt écrasée par un train, devient, comme l’on peut lire ci-dessus, un accident où la jeune fille se fait écraser par la vache, sans pour autant qu’il y ait de victimes. Le poulet, le serpent du récit Le Boa, le poisson tout simplement du Marin de Gibraltar que le personnage du narrateur a marre de consommer sur le bateau de l’Américaine, la mouche en agonie dont Duras dramatise la mort dans Ecrire 1692 , le drame du chien mort qui fait tellement souffrir Emily L., tout est repris par Rambaud, auquel on reconnaît dès le premier abord le talent à dramatiser les faits parmi les plus triviaux tout en faisant rire. On fait connaissance ainsi chez ce parodieur de Duras avec un moustique que le personnage féminin de Mururoa …, « Elle », n’arrive pas à écraser :

‘« Temps long. Regards. Droite dessus le tabouret, elle regarde le moustique dans ses yeux à lui, ses yeux de moustique. Ses minuscules yeux d’insecte. Il est insouciant. Il remue une après une ses huit pattes poilues. Il y a de la mort dans ce moustique. Il ne le sait pas. Il n’a pas peur mais il y a toute la mort du monde dans cette insouciance-là. Il est seul. Où est sa famille ? Il ne va pas rentrer dans sa famille demain. Le moustique va l’attendre. Elle va savoir sa détresse. Il va être aplati, collé par son sang à lui et son sang à elle qui va l’écraser. […] Elle dit : une fois j’écrirai ça, la chasse au moustique. C’est atroce. » 1693

Mais le comble du ridicule et du rire est atteint au moment où le moustique passe vraiment dans l’éternité, écrasé par le coup de la jeune femme qui l’a surpris très près d’elle, mais dans un endroit très délicat. C’est une bonne occasion pour Rambaud de parodier l’écriture de Duras sur la sexualité, ainsi que de reprendre la formule « Tu n’a rien vu a Hiroshima » devenue leitmotiv dans sa parodie :

‘« Le Tahitien est toujours dans le sommeil. Il a jeté par terre le plaid. Elle le regarde, lui. Elle ne le recouvre pas parce qu’il fait chaud dans les îles près de Mururoa. La nuit aussi. Alors elle voit. Sur le Tahitien, sur la cuisse du Tahitien, à côté de son sexe coudé, il y a la forme du moustique. Qui va piquer encore. Qui n’est jamais fatigué de piquer. Le moustique maintenant marche sur le sexe du Tahitien qui dort. Elle frémit. Elle lève Papeete News, elle le lève de nouveau. De nouveau elle frappe. Il crie, le Tahitien. Il hurle dans la nuit du bungalow, il s’assoit, il se tient, il a mal au sexe coudé qui a été écrasé par elle d’un coup. Il dit : Tu es folle ! Elle dit : Je suis folle mais il y a le moustique. Il dit : Il n’y a pas de moustique, jamais. Tu n’as pas vu de moustique. Elle dit : Le moustique existe. Je l’ai vu. Il dit : Tu n’as rien vu, rien. Elle dit : Ecrase-moi encore comme j’ai voulu écraser le moustique. Il dit : Tu es le moustique. Je le sais, cette nuit. » 1694

On lit aussi le drame du hareng, que Rambaud décrit avec pathétisme, mais qui fait éclater de rire : « Le hareng aussi, lui-même tordu, il se mord la queue avec une espèce d’angoissante sévérité. C’est que le filet, lui, il réagit comme le hareng tout entier et qu’il finit par le représenter dans son corps mutilé de poisson à l’huile trempé. Elle pense aux poissons mutilés et elle se met à pleurer. » 1695 Les larmes de l’héroïne provoquées par le drame du hareng rappellent aussi celles qu’elle verse pour la pauvre crevette qui « crie sans doute. Elle refuse la cuisson. Elle refusait que les enfants la mangent cuite. Elle avait la couleur de l’agonie, la crevette. Comme le moustique là-haut » 1696 ou bien pour la poule nappée de la sauce blanche comme d’un linceul et qui offre sa cuisse tiède. « Faudrait-il y mordre vraiment ? […] La mort c’est comme la sauce.» 1697 Même le requin de l’Eté 80 fait son apparition, mais cette fois il est originaire de Mururoa, car il est natté. On y lit clairement l’allusion à la catastrophe de Hiroshima. 1698

Les deux parodies se proposent donc de ridiculiser l’œuvre durassienne en s’axant sur les mêmes traits stylistiques de l’écriture de Duras qui dit que tous ses livres renvoient à tous ses livres 1699 . Cette affirmation même est imitée par Rambaud, car, à lire ses deux ouvrages, on se rend compte qu’ils renvoient à l’œuvre entière de l’auteur de L’Amant. En parlant de Virginie Q., par exemple, outre Emily L. qui en offre le cadre général, on reconnaît la scène du repas chez Anne Desbaresdes, dans Moderato cantabile (le saumon étant ici remplacé par un hareng, et le canard à l’orange par une rustique poule au riz), alors que ce qui se passe dans la chambre entre lui et elle rappelle l’Amant et surtout L’Homme assis dans le couloir, tout étant tourné en ridicule : « Se faire toucher par les hommes. Elle avait amené son corps dans la case. C’est alors que l’indigène il avait voulu la toucher. Oula papo tripota filou… Il avait risqué une main. La gourmandise elle était dans ses yeux. Elle avait reculé. Il avait avancé. Elle avait jeté sa main au-devant d’elle et il l’avait prise, cette main, à plat sur la joue. Et il avait protesté. Tripota papo koubécono douala ! Elle était nue sous son duffel-coat et cela devait se deviner pour peu qu’on ait l’œil exercé du chasseur d’antilopes que lui il était. » 1700

Par ailleurs, la lecture de Mururoa mon amour crée l’impression d’être une réécriture de Virginie Q.. On retrouve les mêmes éléments parodiés dans l’avant-propos des deux livres, portant sur la personnalité agaçante de Duras, sur son génie auto-proclamé, ainsi que sur la traduction de ses livres (surtout de L’Amant) dans une quarantaine de langues. Rambaud se moque copieusement de l’universalité de l’œuvre durassienne dont elle parle fièrement en 1992 à Jean-Louis Ezine :

‘« Nouvel Observateur : Et vous, on vous assaisonne à toutes les langues, on dirait. ’ ‘Marguerite Duras : En turc, en islandais, en afghan. On me lit en Bosnie-Herzégovine. Là où j’ai été épatée, c’est avec la Corée. Il y a eu deux traductions, une pour le Nord, une pour le Sud. J’ai même cinq éditeurs en Chine. Il est vrai qu’ils ne paient pas de droits. » 1701

L’éloge exagéré se combine habilement chez Rambaud à des ironies subtiles, mais très aiguës, au sujet de l’ « écriture plus pénible qu’il n’y paraît de prime abord » et de la langue « merveilleusement anesthésiée » de Duras :

‘« On n’a pas oublié Virginie Q., qui fut salué comme l’événement essentiel de l’année 1988. Terrassée par un tel succès, Marguerite Duraille s’était ensuite enfermée dans le silence. […] Cela ne se discute plus : chaque parution d’une œuvre de Marguerite Duraille devient une véritable fête. Les professeurs, les étudiants, voire les simples amateurs, se précipitent et se délectent. Cela dépasse nos frontières : sans doute à cause de ses accents primitifs et de son vocabulaire habilement restreint, Marguerite Duraille se traduit aisément dans une centaine de langues. Lire ses romans en swahili ou en latin, c’est participer à l’universalité d’un auteur qu’aucune barrière linguistique ne parvient à altérer. » 1702

Ces mots ne font que reprendre ce que Rambaud écrit au sujet de Duras en 1988, dans Virginie Q. Lorsqu’on connaît le mépris que Rambaud ressent pour le nom de Duras, on reconnaît dans ses mots aimables, courtois, élogieux, admiratifs, une terrible envie de se moquer d’elle. Son discours est d’ailleurs parsemé de griefs facilement repérables, qui court-circuitent la lecture pour dire en fait que tout est faux dans ses propos, que rien n’est à apprécier chez cet auteur, qu’on n’a qu’à le mépriser :

‘« Chaque roman de Marguerite Duraille est un événement. Le vocabulaire manque à la critique pour saluer comme il le mérite ce déroutant génie. Avec Virginie Q., une fois de plus nous voilà comblés. Quelle plume ! Quelle richesse ! De livre en livre, Madame Duraille atteint ces sommets où plus rien ne pousse. Certains en suffoquent et il y a de quoi : on va pouvoir en juger. Des centaines de milliers de lecteurs, gageons-le, vont fêter cette œuvre marquante, si représentative de notre époque. Pour notre fin de siècle, désormais nous le savons, Marguerite Duraille restera dans l’histoire littéraire comme une Mlle de Scudéry en son temps. A la première place. Cela dépasse même les frontières de notre pays. Déjà se préparent une traduction en turc dialectal et une adaptation en tamoul. Lire Duraille à Istanbul ou à Jaffna, c’est participer à l’universalité d’un auteur qu’aucune barrière linguistique ne parvient à altérer. » 1703

La parodie rambaldienne revêt la forme d’un travestissement 1704 burlesque : tous les éléments dits « nobles » sont dégradés en éléments ordinaires ou vulgaires. L’Hôtel de la Marine dans Virginie Q. se transforme en Bar des Amis, la perspective sur le port et le ciel devient vue sur la porte des toilettes, la ville portuaire se transforme en petit village continental, portant le nom « excrémentiel » de Colombin-sur-Meuse, comme le suggère Martin-Scherrer. Les Coréens de Emily L., symboles du passé indochinois de Duras, sont ici les Mouchamèdes originaires des parages du fleuve Groscacu. La vulgarité rejoint les transformations dégradantes et aboutit ainsi à dévaloriser l’œuvre durassienne. Rambaud remarque chez Duras la tendance à brouiller les pistes et exploite ce procédé dans l’identification des Mouchamèdes. L’écart socio-professionnel évoqué par le parodieur à l’égard de ces personnages fait rire : « Qui étaient-ils, ces Africains soudain posés sur les chaises ? Des touristes ? Des représentants en lingerie ? Des princes ? Des Noirs tout simplement, sans besoin de définir autrement leur existence à eux donnée ? » 1705

L’emploi de la parataxe, que l’on remarque dans ces exemples et qui est un des traits de l’écriture durassienne 1706 , est systématiquement outré dans Virginie Q. jusqu’à la nausée : « Elle est seule avec lui, le moustique, dans l’étendue de la pièce. Seule avec sa piqûre au nez qui gonfle. Qui gratte. Qui chauffe. Elle ne respire plus pour trouver le moustique. Elle n’a jamais pensé aux moustiques jusque-là, sauf pour les écraser. Il faudrait écraser encore. Il le faut. Il va piquer. Ça serait une nouvelle blessure. Un nouveau combat. Il est très près d’elle. Il dort peut-être sur le papier à fleurs du bungalow. » 1707 Parallèlement, l’effet litanique des « il dit », « elle dit » placés en anaphore dans Les Yeux bleus…, l’usage du blanc, les répétitions et reprises, qui constituent les éléments nécessaires à la poétique durassienne, sont utilisés jusqu’à l’obsession dans le pastiche, « de manière à prouver que l’écriture durassienne est un excellent somnifère » 1708  : « Au bout des mots il y aurait des pages.- On les lirait. On s’endormirait sûrement. » 1709

Dès la première phrase de Virginie Q., l’imitation gauchie du style durassien connaît une densité de déformations qui donne le ton du roman et prépare le lecteur pour une vraie séance de rire :

‘« C’est comme ça que ça aurait l’air d’avoir commencé. On va voir le fleuve. Ça se voyait que c’était fini, l’été. On a mis les moufles pour avoir chaud parce que c’était clair que le temps avait fraîchi. C’était la Meuse en hiver, sûrement, et c’est pour ça sans doute qu’au nom du village de Colombin quelqu’un il y avait longtemps avait rajouté sur Meuse. Une fois on m’a expliqué ça. On ne pouvait pas se tromper. Il y avait Colombin. Il y avait la Meuse. C’était Colombin-sur-Meuse que ça se nommait à cause de ça. » 1710

On remarque dans la citation ci-dessus la mise en exergue du « ça » durassien. En écho aux reproches faits à Duras par une partie de la critique au sujet des incorrections grammaticales, Rambaud imite l’écriture durassienne sous cet aspect et déforme les phrases, dans un style anaphorique, jusqu’au non-sens : « Au Tahitien elle disait : “Tu m’aimes, tu m’écrases”. Et lui, à ça, il avait dit : “C’est aimer que d’écraser”. Pourtant elle n’aime pas le moustique. Qu’elle va pourtant écraser, elle est certaine. Qu’elle a la patience de chercher. Qui se cache sur les fleurs peintes du papier des murs. Qui, lui, ne l’aime pas non plus, elle. Qui l’a piquée une fois. » 1711  ; « -On dit que toi, tu es tahitien. Il rit, dit que, par ses parents, il l’est, oui. » 1712 Même les arbres morts plantés sur la plage de Trouville, dont Duras parle dans La mer écrite, sont repris par Rambaud dans Mururoa… dans un style gauchi : « Un jour j’ai découvert du bois mort dans une poubelle, à Bourville. Du bois signé par la mort, sec, noir, tordu comme des bras. Je l’ai regardé toute la nuit. Au matin du lendemain je l’ai lavé des fois que. Il est sur ma cheminée en France. Il y reste toujours. » 1713

On peut remarquer d’ailleurs dans ces livres de Rambaud son penchant vers l’écriture du non-sens, empreinte de truismes, et son plaisir à faire des jeux de mots, inspiré, certes, par les livres durassiens. Tel est le fragment de dialogue entre Lui et Le Colonel de Pondichéry Song : « Lui : La pluie mouille le fleuve. Et je suis revenu. Le Colonel : Vous êtes revenu sans être jamais jamais venu avant » 1714 Ou bien, on lit du non-sens dans une lettre de Duraille à « Maître Frechoux, huissier », du récit « Un hiver dans la Manche » : « Je suis nombreuse à penser que ça peut plus durer longtemps, l’hiver précoce. » 1715 Dans la même série des bizarreries stylistiques on cite les expressions en africain (dans Virginie Q.) et en tahitien (dans Mururoa…), qu’on arrive à déchiffrer partiellement. Rambaud cache derrière ces phrases des mots-clés des livres durassiens :

‘« -Boukala fissa, mamako… Mouchou balibo…’ ‘-Mamako nono…’ ‘-Falawé kassé… Cono bikalo, minouba…’ ‘-Dibalo… Gigokui…Titou polké…’ ‘-Meme cantabilé… Cochono séocheskou…’ ‘-Bwa… Dadouronron…’ ‘- Ebibopé loula… ’ ‘C’était bien de ça qu’ils parlaient. Séocheskou, dit-elle, ça voulait dire détruire. C’était la nuit… Ebibopé loula… C’était le jour…Elle ne sait plus. » 1716 ’ ‘’

Un autre exemple est tiré de Mururoa… :

‘« -Michoco ebobopeloula ?[…] Stomapouri chemoua brouaa grabouda…’ ‘Tabagamba !’ ‘-Sudouacamboui babapapoua to to é.’ ‘-Matété ua maka mala.’ ‘-Ua kakévapa ! Bobo ouiski.’ ‘-Tukoui étoké calvadobutro. » 1717

On cite aussi les calembours, les jeux de mots et le détournement du sens des phrases. On voit aussi dans le dialogue de « Lui » et d’ « Elle » l’innocence des fous. Ce sont des faux Duras conçus par Rambaud pour dénoncer les grands thèmes de l’écriture durassienne, tels le silence, le blanc, la peur, l’angoisse, la solitude, l’incommunicabilité etc. :

‘« -Je ne peux pas mentir. -C’est déjà le mensonge. -C’est ça. La mort.-La mort c’est le mensonge. -Le mensonge ne mord pas. -Ça, on n’en sortira pas. -Forcément non. » 1718  ; « -Tu m’as suivi dans le bungalow, hier. –C’est pour les vacances que je suis venue. –Tu es vacante ? – Je suis vide. » 1719  ; « J’avais cru que vous perdiez les pédales. Puis il retraverse une nouvelle fois la salle comme il l’a déjà fait en venant, mais de dos, dans l’autre sens. Ils restent assis. Ils s’inquiètent longtemps des mots du Patron. De quelles pédales voulait-il signifier la perte ? Si encore ils étaient venus à vélo, là, ça aurait pu avoir une réalité, mais ils avaient pris la route en voiture, comme d’habitude, comme souvent. » 1720

Le caractère critique, et nettement polémique, des parodies rambaldiennes vient donc de l’insistance de leur auteur sur les traits stylistiques des hypotextes, afin de rendre facilement reconnaissables les textes pastichés ou parodiés. Sinon, les parodies n’atteindraient pas leur but. Tel est l’usage des pronoms personnels « il » et « elle » à la place des noms propres, dont le but est de produire une cacophonie de pronoms: « Ils se taisent. Ils ne se parlent pas. Lui, il ne lui dit rien, à elle. Elle, elle est distraite comme elle est muette. Il a froid. Ses lèvres à elle sont gercées. Elle regarde autour d’elle, et elle, elle voit déjà la lumière jaune du Bar des Amis. Il n’y a que ça à voir ; dans l’obscurité, cette lumière-là.» 1721 On remarque aussi la répétition excessive et volontaire du « ça », qui agace et fait rire à la fois. Mais la répétition excessive, associée parfois à la parataxe, concerne aussi d’autres mots et ses effets ne peuvent être que comiques, comme dans les exemples suivants : « Ça noircit la page, en somme. Il n’y a plus de queue, il n’y a plus de tête. Il y aurait des mots qui n’auraient pas de queue et pas de tête. » 1722  ; « C’était encore une fois les vacances. Encore une fois l’été. Encore une fois les vacances d’été. Encore une fois la plage. Des îles. Des palmiers. Et la fournaise. […] Des coups de soleil aussi, oui, le soleil qui donne des coups. D’autres coups. Très loin des îles. » 1723

Un autre procédé stylistique durassien qui n’échappe pas aux attaques de Rambaud porte sur l’inversion sémantique : par exemple, l’été d’Emily L. devient l’hiver, ce qui procure l’avantage d’évoquer l’image du nez rouge et des lèvres gercées : « Lui, il ne lui dit rien, à elle. Elle, elle est distraite comme elle est muette. Il a froid. Ses lèvres à elle sont gercées. » 1724 On y rajoute l’ellipse : on ne sait pas qui est cette Virginie, affublée de cette lettre Q. aux connotations pesantes alors que le L. d’Emily évoque à la fois l’envol (aile) et la féminité (elle). On détruit ainsi toute visée intertextuelle de l’hypotexte, le sens et la structure du récit durassien. L’écriture rambaldienne est aussi parsemée de truismes et d’erreurs grammaticales voulues, des armes assez aiguës pour faire rire et blesser à la fois le texte durassien, où le plus souvent les personnages parlent pour ne rien dire et où Duras se permet d’écrire comme l’on parle, en imitant les gens de la rue. En voici quelques exemples célèbres tirés de Virginie Q. et de Mururoa… :

‘« C’est parce qu’on est face à face qu’on va pouvoir parler mieux que si c’était lui qui était parti, ou elle qui ne serait pas là. » 1725  ; « Quand la lumière est vive, on voit mieux que dans le noir. » 1726  ; « -C’est noir, l’obscurité. –L’obscurité est noire. –Noir comme tout à l’heure ces visages noirs. » 1727  ; « C’est certain que c’est ça, cette certitude qu’il y a de la mort au bout de la vie. » 1728  ; « Ah, ouais, entre les cordes c’est le ring. » 1729  ; « Se taire, oui, ça serait mieux que de dire. Ça serait comme du silence. » 1730

On note aussi l’emploi fautif et inutile du conditionnel, que le pastiche multiplie, imitant ceux que le texte des Yeux bleus… met en retrait, dans l’hypothèse d’une représentation théâtrale du récit. Ainsi, selon le modèle suivant des Yeux bleus… :« Les acteurs quitteraient le centre de la scène et ils regagneraient le fond de celle-ci, là où il y aurait les tables, les chaises, les fauteuils, les fleurs, les cigarettes, les carafes d’eau. D’abord ils resteraient là, à ne rien faire, ils fermeraient les yeux, la tête renversée sur le dossier de leur fauteuil, ou ils fumeraient, ou ils feraient des exercices respiratoires, ou ils boiraient un verre d’eau. » 1731 , on lit dans Virginie Q. : « C’est alors que la poule a failli ressortir sur le pantalon du Patron. Vous avez eu encore un hoquet. Tout voulait partir. Il y aurait eu une serpillière. Il y aurait eu aussi un comprimé dans un verre. Vous avez enfin accepté de vous étendre sur le couvre-lit jaune. Lui, il aurait signé un chèque pour le pressing et le Patron il serait reparti avec. 1732 » Dans Mururoa mon amour  c’est le futur qui est employé abusivement : « Elle reste contre la porte. Elle attend qu’il se réveille. Elle lui dira, au Tahitien : -Tu veux de la chicorée des îles ? Il ne répondra pas. Elle lui apportera la soupière. Elle aura mis dedans du sable de la plage pour saler, comme elle avait vu faire ici. Elle dira : -C’est chaud. » 1733

Parallèlement à l’imitation stylistique de Duras, Rambaud s’acharne contre le pathétisme durassien. Il s’amuse ainsi à dramatiser des faits banals et à dédramatiser des situations appartenant au registre tragique. L’héroïne de Virginie Q. s’émeut en parlant du simple geste de se moucher : « Que c’est comme du bonheur que de faire du bruit qu’avec son nez. Elle dit : -Ça n’est pas aussi innocent, c’est l’air qui s’échappe, c’est la vie qui fuit. –Comme quand on se mouche. –Il faudrait oser ne pas se moucher. –Jamais, jamais il ne faudrait se moucher le nez. –Si ça ne serait pas le nez qu’on moucherait, on moucherait quoi ? » 1734 A l’inverse, l’insertion d’une phrase qui prête à rire à l’intérieur d’un paragraphe portant sur le pleur, qui renvoie peut-être au pleur de l’homme de La Maladie de la mort, dédramatise la situation : « Elle lui demande pourquoi il va pleurer. Il dit qu’il ne va pas pleurer, qu’il pleure déjà. Elle pleure aussi. On aurait compris qu’ils pleurent ensemble. C’est parce qu’on entend le silence des gens dans les autres chambres. On entend maintenant un ronflement qui lui il viendrait de l’étage. Ça doit venir d’un nez. » 1735

Les flèches du parodieur se dirigent aussi vers la perception de Duras sur l’acte d’écrire. Plusieurs paragraphes prennent en dérision ce que Duras appelle « écriture ». Duraille conseille : « On devrait pouvoir ronfler en sortant cet air par le nez. Peut-être il vaudrait mieux ronfler qu’écrire, puisque ça, vraiment, on n’y arriverait pas. » 1736 Ou bien, dans l’entretien (genre où Duras excelle, selon Rambaud) de Duraille avec Max Ramirez (pugiliste et écrivain), on lit : « M.R. : D’écrire ? Ouais ouais. Faut réfléchir. M.D. : Ça c’est toi qui le dis. Ecrire, c’est pas réfléchir. C’est seulement écrire. Moi quand j’écris je ne réfléchis jamais, je souffre. Je ne sais pas du tout ce que je veux écrire, ce sont les mots qui arrivent et qui, eux, décident de s’accrocher entre eux, décidément de s’accrocher entre eux. C’est ma main, qui écrit. » 1737 Le cinéma durassien n’échappe non plus aux griefs rambaldiens. Le parodieur se moque en effet de la manière dont Duras conçoit un film : « Marguerite D. : Voilà, le sable…Et le bruit des mouettes…On a tourné le bruit des mouettes ? Le technicien (off) : Le son, on va le mettre après… […] Ça, faudrait garder, aussi…La mouette quand elle crie comme ça… Ça serait la vie qui entre, qui se pose dans le film…A la limite ça crée le film … […] Ça c’est de la magie…C’est magique le cinéma…Les accidents dans le tournage, je garde …[…] C’est pas bidon … […] M.D. : Ou bien on me vénère ou bien on m’aime pas …[…] On ne peut pas dire mieux que ça… Elle donne son génie, M.D. » 1738 Allusion et ironie à l’égard du scénario de Hiroshima mon amour, où Duras crée le texte sans avoir les images ? L’assemblage en a lieu ensuite.

Pour que la moquerie soit complète, Rambaud s’attaque à la vie privée de l’écrivain, ainsi qu’à sa personnalité. Dès le début, le parodieur préfère les initiales aux noms des personnages, manière de brouiller l’interprétation onomastique et d’imiter à la fois l’écrivain Duras qui ne fait pas économie des initiales dans son œuvre. Par le dialogue Duraille-Ramirez, Rambaud vise en effet à ridiculiser le talent de reporter de Duras. « A l’époque », dit Rambaud, « Marguerite faisait des interviews hilarantes. » 1739 Il reconnaît d’ailleurs dans une interview qu’à l’origine de ce dialogue se retrouve un entretien de Duras avec le footballeur Michel Platini publié dans Libération 1740 . En tablant sur le grand écart au niveau des formules d’adresse, Rambaud dénonce la supériorité que Duras affiche en public. Ramirez, quoi qu’il soit un grand maître du langage familier, propre aux gens de la rue et à ceux qui « n’ont pas fait les écoles » 1741 , comme c’est le cas des personnages de La pluie d’été de Duras ou de ceux du récit Madame Dodin (1954), il est très respectueux envers le reporter auquel il réserve la formule « Madame ». En revanche, le reporter Duraille se situe en position de supériorité et tutoie sans aucun scrupule son interlocuteur, comme dans un jeu d’enfants où elle fait l’autoritaire: « M.R. : C’est ça, madame, faut encaisser les gnons. M.D. : Tu es marié, toi ? » 1742 ou encore : « M.D. : Tais-toi. C’est moi qui parle dans ce texte. C’est mon texte. Le mien. Toi, tu es là pour que mes idées rebondissent. Tu n’as pas à briller vraiment. […] Ça ressemble à un match qu’on jouerait tous les deux. Ça ressemble à un match, et puis non. C’est comme les bandes dessinées. Tu es le dessin et moi je suis les bulles. » 1743

Les autres textes qui accompagnent Virginie Q., ainsi que Mururoa mon amour, sont une bonne occasion pour Rambaud de s’attaquer à la vie privée de Duras. Il fait des allusions à la vie amoureuse de l’écrivain et à sa manière de s’habiller. Après l’avoir interrogé cinq fois lors de l’entretien avec Ramirez s’il était marié, Duraille lui demande à la fin : « Qu’est-ce que tu fais ce soir, toi ? » 1744 Ensuite, dans le récit sur François et Roselyne L., qui est une imitation de « Sublime, forcément sublime », Rambaud note : « Elle porte l’enfant du troc comme moi je porte un pull à col roulé. » 1745

A la fin de Insomni insomnie, récit inspiré de l’article durassien « La population nocturne » 1746 , qui conclut Mururoa mon amour, Rambaud fait une autre allusion à la vie privée de l’écrivain : « Et puis on va vers cent milliards bientôt si ça s’arrête pas, la démographie. On va se marcher sur les pieds. Ici, dans l’appartement, je serais plus dans la solitude. Dans dix ans il y aura des gens partout, dans les tiroirs, sous le lit, sous le tapis, dans l’armoire, partout. Nombreux. Ils vont me regarder. Il y aura des yeux partout. Je ne pourrais plus faire un geste. Ils mettront mes habits. Ils me chiperont les bottines à moi. Ils les abîmeront à vouloir tous les enfiler à la suite. Il y a trop de gens dans ma chambre. Ils m’empêchent de dormir. Ils sont tous dans mon lit. […] » 1747 Cette fois, la lecture du texte rambaldien nous fait penser aux visions bizarres de Duras, « très peuplées », lors de la cure de désintoxication de l’Hôpital américain en 1982 ou lors du coma alcoolique par laquelle passe l’écrivain en 1988-1989 1748 .

Ces deux livres de Rambaud réussissent à satisfaire l’envie de rire de leur auteur. Mais, est-ce que tout le monde apprécie son initiative de se moquer de Duras ? Il faut noter qu’au moment où paraît Virginie Q., par exemple, les avis de la critique sont partagés. Il y a des voix qui prennent très mal ce geste rambaldien, comme c’est le cas de Patrick Besson du Figaro, qui titre : « La copie en dessous de l’original » 1749 . En effet, très contrarié par cette parodie, Patrick Besson se demande : « Qu’est-il arrivé à Marguerite Duras ? C’est plutôt bien, d’habitude, ce qu’elle écrit. Et puis, elle a de jolis titres : Le Vice-Consul, Hiroshima mon amour, La Maladie de la mortVirginie Q. : quelle lourdeur ! Quelle laideur ! Quelle vulgarité ! » 1750 Le même critique met aussi en exergue un autre avantage des ouvrages de Duras : ils sont brefs. Elle dépasse rarement la page 200 et c’est une « politesse dont peu d’écrivains français peuvent se vanter » 1751 . Alors que Virginie Q. semble interminable. En outre, ce qui révolte Besson c’est l’erreur que fait Rambaud en introduisant dans son livre le boxeur Max Ramirez comme symbole de l’inculture et du manque d’éducation. Le journaliste dit l’avoir connu personnellement et il peut affirmer que ce sportif ne s’exprime pas du tout de cette façon. Bref, Besson se montre déçu par cette parodie malicieuse, ce « roman bête et raté » qui prouve que « c’est facile pour tout le monde de faire du Rembrandt-sauf pour Rembrandt. » 1752 Besson n’est pas d’ailleurs le seul à montrer sa déception à la sortie de ce livre de Rambaud. Pierre Lepape du journal Le Monde juge que Rambaud n’a que partiellement réussi sa parodie Virginie Q., car « le modèle demeure beaucoup plus drôle que la charge, sa verve comique, ses facéties beaucoup plus tordantes dans leur candeur satisfaite que n’ose l’imaginer l’imitateur. » 1753 On ne peut pourtant pas dire que Lepape défend Duras ou qu’il se montre indigné devant la « géniale, forcément géniale » 1754 parodie rambaldienne, comme c’est le cas de Besson. Ce journaliste laisse lire une légère ironie vis-à-vis de l’écriture durassienne. En effet, il explique l’échec partiel de Rambaud par le talent que Duras a à se pasticher elle-même. En disant ceci, il reproche indirectement à Duras les répétitions thématiques dans son œuvre. Autrement dit, selon ce journaliste, le meilleur pasticheur ou parodieur de Duras est l’écrivain elle-même : « Là où l’audace de Virginie Q. passe la mesure, c’est lorsqu’il pratique à ciel ouvert la concurrence déloyale. Voilà des années que Marguerite Duras se parodie, des années qu’ayant enfin atteint la pleine possession de ses défauts elle les exploite avec une féroce franchise et un art de l’autocaricature qui touche, en effet, au sublime.» 1755 Bien plus, Duras devrait se montrer « ravie » d’être pastichée, car « n’est pastichée que la vedette littéraire assez illustre pour que des lecteurs puissent prendre plaisir à contempler son ombre. » 1756 Comment pourrait-elle être ravie lorsque « Paris n’est qu’un éclat de rire », comme on peut le lire dans Figaro-Magazine du 26 mars 1988 ? Jacques Nerson, journaliste à cette publication, voit dans Virginie Q. la possibilité enfin de se « sentir tout à coup soulagé. Vengé. Ouf ! Quelqu’un a osé. L’épingle venait de crever l’insupportable baudruche. La baudruche, c’est Marguerite Duras. Ou plutôt le respect imbécile qui pétrifie l’intelligentsia dès que Mme Marguerite daigne s’exprimer, ce dont elle ne se prive pas, que ce soit sous forme de romans, de pièces de théâtre, de films, ou encore dans ses articles […]. » 1757  

Notes
1673.

« Faut-il célébrer le pastiche ? Admirations et exécrations » par Laurence Liban, entretien de Patrick Rambaud, in Lire : le magazine littéraire, février 1998, Site de Lire en ligne, www.lire.fr (consulté le 15 juillet 2007)

1674.

Ibid.

1675.

Cf. F. Martin-Scherrer, op. cit., p. 558

1676.

Tous les critiques sont d’accord, y compris l’auteur de Virginie Q., sur le fait que la parodie est tirée par Rambaud du livre de DurasEmily L.. Pourtant, nous signalons ici un autre avis, celui de Annick Bouillaguet, qui, dans son livre L’écriture imitative. Pastiche. Parodie. Collage, ne fait aucune référence à Emily L., en disant que Les Yeux bleus cheveux noirs serait le dernier roman de Duras publié aux Editions de Minuit (1986) avant la parution de Virginie Q. Or, cette information n’est pas du tout exacte, car, comme la parodie paraît en 1988, elle est précédée de Les Yeux bleus… et de La Pute de la côte normande parus en 1986, ainsi que de Emily L., paru en 1987. En se basant sur cette information inexacte, ce critique entreprend l’approche de la parodie rambaldienne basé uniquement sur Les Yeux bleus… , La Maladie de la mort et L’Amant. Il faut pourtant noter que l’interprétation que ce critique offre du livre de Rambaud est tout à fait judicieuse, puisque Rambaud ne se limite pas à Emily L. pour écrire sa parodie. Mais son modèle reste, du moins pour le titre, le livre durassien de 1987. Voir Annick Bouillaguet, op. cit., p. 25

1677.

Libération, 14-15 décembre 1987

1678.

Cette association de termes est suggérée à juste titre par Frédérique Martin-Scherrer.

1679.

Frédérique Martin-Scherrer, op. cit., p. 560

1680.

Frédérique Martin-Scherrer, op. cit., p. 562

1681.

Voir Lire, septembre 2003, “Patrick Rambaud” par Didier Sénécal, revue en ligne www.lire.fr consultée le 15 juillet 2007

1682.

Le Nouvel Observateur, 24 juin 1992

1683.

Imitation de Vauville dont Duras parle dans La mort du jeune aviateur anglais. Voir Ecrire, Gallimard, 1993, avant-propos de Duras

1684.

Patrick Ramabud, Mururoa mon amour, JC Lattès, 1996, p. 25-26

1685.

Marguerite Duras, Ecrire, Gallimard, 1993, p. 65

1686.

Il s’agit de François L. de « C’est là, dans la cuisine qu’ils ont forcément pris la décision… », in Patrick Rambaud, Virginie Q., Balland, 1988, p. 118

1687.

Ibid., p. 72

1688.

C’est une allusion aussi à la politique menée par le gouvernement de Jacques Chirac en 1995, au moment où les essais nucléaires de la France ont provoqué une vaste controverse. Cf. Frédérique Martin-Scherrer, op. cit., p. 561

1689.

Patrick Rambaud, Mururoa mon amour, JC Lattès, 1996, p. 75-76

1690.

Magazine littéraire, juin 1990

1691.

Patrick Rambaud, Mururoa mon amour, JC Lattès, 1996, pp. 23, 24, 28, 55, 57, 58, 70 et 75

1692.

« Je suis encore restée là à la regarder, dans l’espoir qu’elle allait recommencer à espérer, à vivre. Ma présence faisait cette mort plus atroce encore. Je le savais et je suis restée. Pour voir. Voir comment cette mort progressivement envahirait la mouche. Et aussi essayer de voir d’où surgissait cette mort. Du dehors, ou de l’épaisseur du mur, ou du sol. De quelle nuit elle venait, de la terre ou du ciel, des forêts proches, ou d’un néant encore innommable, très proche peut-être, de moi peut-être qui essayais de retrouver les trajets de la mouche en train de passer dans l’éternité. […] La mort d’une mouche, c’est la mort. […] », Marguerite Duras, Ecrire, Gallimard, 1993, p. 48-49 Cette écriture durassienne de la parataxe, de l’ellipse, de la répétition, du « peut-être » utilisé sans modération, prête à la parodie.

1693.

Patrick Rambaud, Mururoa mon amour, JC. Lattès, 1996, p. 37 et 39

1694.

Patrick Ramabud, Virginie Q., Balland, 1988, p. 39-40 D’autres versions rambaldiennes de « Tu n’as rien vu à Hiroshima » : « Vous n’avez rien vu, au Kimbala. », « Non, je n’ai rien vu au Troulala. Rien du tout. » Op. cit., p. 32 et 33

1695.

Ibid., p. 22

1696.

Ibid., p. 38

1697.

Ibid.

1698.

Patrick Rambaud, Mururoa mon amour, JC Lattès, 1996, p. 73

1699.

“Les nostalgies de l’amante Duras”, Le Nouvel Observateur, 24 juin 1992, interview de Marguerite Duras, propos recueillis par Jean-Louis Ezine. Marguerite Duras affirme: “Tous mes livres renvoient à tous mes livres.”

1700.

Patrick Ramabud, Virginie Q., Balland, 1988, p. 47-48

1701.

Le Nouvel Observateur, 24 juin 1992

1702.

Patrick Rambaud, Mururoa mon amour, JC Lattès, 1996, p. 9-11

1703.

Partick Rambaud, Virginie Q., Balland, 1988, p. 9-10

1704.

Travestissement signifie transformation dégradante d’un fait, qui va dans Virginie Q. jusqu’à la vulgarité.

1705.

Patrick Ramabud, Virginie Q., Balland, 1988, p. 33

1706.

Comme la parataxe prédomine chez Duras, on peut parler du « style coupé » de son écriture qui est imité par Rambaud.

1707.

Patrick Rambaud, Mururoa mon amour, JC Lattès, 1996, p. 34

1708.

F. Martin-Scherrer, op. cit., p. 565

1709.

Patrick Rambaud, Virginie Q., Balland, 1988, p. 74

1710.

Ibid., p. 15

1711.

Patrick Rambaud, Mururoa mon amour, JC Lattès, 1996, p. 35

1712.

Ibid., p. 26

1713.

Ibid., p. 54

1714.

Ibid., p. 87

1715.

Ibid., p. 125

1716.

Patrick Rambaud, Virginie Q., Balland, 1988, p. 72

1717.

Patrick Rambaud, Mururoa mon amour, JC Lattès, 1996, p. 71

1718.

Patrick Rambaud, Virginie Q., Balland, 1988, p. 28

1719.

Patrick Rambaud, Mururoa mon amour, JC Lattès, 1996, p. 44-45

1720.

Patrick Rambaud, Virginie Q., Balland, 1988, p. 20-21

1721.

Ibid., p. 16

1722.

Ibid., p. 74

1723.

Patrick Rambaud, Mururoa mon amour, JC Lattès, 1996, p. 19

1724.

Patrick Rambaud, Virginie Q., Balland, 1988, p. 16

1725.

Ibid., p. 18

1726.

Ibid., p. 20

1727.

Ibid., p. 61

1728.

Ibid., p. 27

1729.

« Duraille-Ramirez : le choc des titans », op. cit., p. 79

1730.

Patrick Rambaud, Mururoa mon amour, JC Lattès, 1996, p. 61

1731.

Marguerite Duras, Les yeux bleus, cheveux noirs, Minuit, 1986, p. 112-113

1732.

Patrick Rambaud, Virginie Q., Balland, 1988, p. 52

1733.

Patrick Rambaud, Mururoa mon amour, JC Lattès, 1996, p. 42

1734.

Patrick Rambaud, Virginie Q., Balland, 1988, p. 59

1735.

Patrick Rambaud, op. cit., p. 55 A lire aussi la fausse enquête de Rambaud (Duraille), qui est une imitation d’après les faits relatés par Duras dans « Sublime, forcément sublime ». Rambaud dédramatise la situation d’une manière originale, tout en changeant les données de l’hypotexte durassien. Voir op. cit., p. 108-109

1736.

Patrick Rambaud, Virginie Q., Balland, 1988, p. 56

1737.

Ibid., p. 95

1738.

Patrick Rambaud, Mururoa mon amour, JC Lattès, 1996, pp. 91, 93, 106 et 107

1739.

Lire, septembre 2003, « Patrick Rambaud » par Didier Sénécal, Site de Lire en ligne, www.lire.fr , consulté le 5 juillet 2007

1740.

Cf. Lire, février 1998, « Admiration et exécration » par Laurence Liban, Site de Lire en ligne, www.lire.fr , consulté le 5 juillet 2007

1741.

Patrick Rambaud, Virginie Q., Balland, 1988, p. 84

1742.

Ibid., p. 81

1743.

Ibid., p. 101

1744.

Ibid., p. 102

1745.

Ibid., p. 117

1746.

Marguerite Duras, « La population nocturne », in La Vie matérielle, (P.O.L., 1987), Gallimard, 1994, p. 168

1747.

Patrick Rambaud, Mururoa mon amour, JC Lattès, 1996, pp. 140-141

1748.

Voir les témoignages de Marguerite Duras dans Magazine littéraire, juin 1990 et dans Libération, 11 janvier 1990

1749.

Le Figaro, 2 février 1988

1750.

Ibid.

1751.

Ibid.

1752.

Ibid.

1753.

« Les trucs et tics de la reine Margot » par Pierre Lepape, Le Monde, 1er avril 1988

1754.

« Virginie Q. : génial, forcément génial » par Daniel Baldit, Le Quotidien de Paris, 14 juin 1988

1755.

Ibid.

1756.

Ibid.

1757.

« Duras : Patrick Rambaud a effeuillé la Marguerite » par Jacques Nerson, Figaro-Magazine, 26 mars 1988